POLITIQUE
Mémoire de la Shoah: Simone Veil critique Sarkozy
Sarkozy à la soirée du Crif (13 février 2008)
© AFP/GONZALO FUENTES
Simone Veil a qualifié d'"inimaginable, insoutenable et injuste" la proposition de Sarkozy sur la "Shoah"
La critique de Simone Veil, ancienne déportée, présidente d'honneur de la "Fondation pour la mémoire de la Shoah" s'ajoute à de nombreuses autres.
"On ne traumatise pas les enfants en leur faisant le cadeau de la mémoire d'un pays", a plaidé N.Sarkozy en défendant l'idée de "confier la mémoire" d'un enfant victime de la Shoah aux élèves de CM2.
La plupart des détracteurs de ce projet, au sein du corps enseignant comme chez les psychologues, invoquent des "risques psychologiques", notamment celui de provoquer chez des élèves de 10 ans une forte culpabilité.
"On ne traumatise pas les enfants en leur faisant ce cadeau de la mémoire d'un pays, pour leur dire : un jour, c'est vous qui écrirez l'histoire de ce pays. Nous, nous en sommes la mémoire, ne refaites pas les mêmes erreurs que les autres", a plaidé le chef de l'Etat lors d'un déplacement dans une école de Périgueux (Dordogne).
"C'est d'autant plus nécessaire (...) que les survivants de cette époque tragique de notre histoire vont disparaître (...) les témoins ne seront plus, et les témoins, pour que ça ne se reproduise plus, ce sont nos propres enfants qui, de génération en génération, se transmettront ce souvenir", a-t-il expliqué lors d'un discours. "Un jour, on a voulu tuer des enfants de leur âge, au nom d'idées barbares, au nom d'idées inadmissibles, il y a eu des fautes qui ont été commises en Europe, et dans notre pays (...) les enfants doivent porter la mémoire de cela, parce que les enfants seront demain des adultes."
L'initiative du chef de l'Etat a été annoncée mercredi soir lors du dîner annuel du Conseil représentatif des institutions juives de France (Crif). Elle a provoqué la surprise et l'agacement du corps enseignant, mais aussi d'une partie de la classe politique et des médias, qui déplorent un manque de concertation.
"Quand je vois ce petit tumulte, je me dis, mon Dieu, on fait un grand tumulte là-dessus et on n'en fait pas sur, parfois, ce que comme films nos enfants regardent, ce qu'on leur laisse d'images violentes, dégradantes et gratuites", a lancé le chef de l'Etat.
Le projet Sarkozy sur la Shoah A partir de la rentrée 2008, chaque élève de CM2 devra connaître le nom d'un des 11.000 enfants morts en déportation pendant la Seconde guerre mondiale : il devra faire "une petite enquête sur la famille, le milieu, les circonstances dans lesquelles l'enfant a disparu", a précisé jeudi Xavier Darcos, le ministre de l'Education nationale. "Cette relation personnelle, affective pourra ensuite permettre de construire un travail pédagogique", a-t-il estimé alors que l'enseignement de la Shoah est aux programmes du CM1 et CM2.
Xavier Darcos a chargé Hélène Waysbord-Loing, présidente de l'Association de la Maison d'Izieu, d'une mission "en vue d'élaborer les documents pédagogiques valorisant ce travail confié aux enseignants du primaire". Le ministre a aussi reconnu que l'idée était "un peu normative" et promis de ne pas "mettre un policier dans chaque classe de CM2".
Les critiques de Simone Veil Interrogée par l'express.fr, elle déclare qu'"on ne peut pas infliger ça à des petits de dix ans". "On ne peut pas demander à un enfant de s'identifier à un enfant mort. Cette mémoire est beaucoup trop lourde à porter", ajoute-t-elle.
"Nous mêmes, anciens déportés, avons eu beaucoup de difficultés après la guerre à parler de ce que nous avions vécu, même avec nos proches. Et aujourd'hui encore, nous essayons d'épargner nos enfants et nos petits-enfants. Par ailleurs beaucoup d'enseignants parlent - très bien - de ces sujets", ajoute Mme Veil.
Pour elle, la suggestion de M. Sarkozy risque aussi d'attiser les antagonismes religieux : "Comment réagira une famille très catholique ou musulmane quand on demandera à leur fils ou à leur fille d'incarner le souvenir d'un petit juif?", s'interroge-t-elle.
 ans la presse française... La décision de Nicolas Sarkozy d'associer chaque enfant français à la mémoire de la Shoah provoque des réactions circonspectes.
Dans Libération, Annette Lévy-Willard estime qu'"un président de la République, mêmen démocratiquement élu, n'a pas vraiment légitimité à faire des cours d'histoire télécommandés". Faisant un parallèle avec "la malencontreuse expérience de la lecture obligée de la lettre de Guy Môquet", elle observeque "sans en débattre avec les historiens, les enseignants et surtout la communauté juive, (M.Sarkozy) décide d'imposer maintenant, et à des enfants de 10 ans, ce principe contesté et simpliste d''électrochoc émotionnel'".
Maurice Ulrich pour L'Humanité s'indigne de cette proposition "proprement effarante" : "On n'invite pas impunément des milliers d'enfants à vivre avec des fantômes (...) C'est faire entrer dans l'âme la culpabilité et la mort."
Selon Francis Lachat dans Le Courrier picard, cette proposition, qui "apparaît pour l'instant assez mal ficelée" est "une répétition de la lettre de Guy Môquet, alors qu'éduquer ne saurait être affaire d'émotion, comme l'ont rappelé enseignants et psychologues", note Jean-Marcel Bouguereau dans La République des Pyrénées.
Même son de cloche au Progrès, où Francis Brochet explique que c'est "comme si l'on plaquait sur la Shoah les recettes de la téléréalité, où l'on surjoue chaque sentiment, dans l'excès et l'exhibition, de peur d'ennuyer". "Attention : il est des sujets trop sensibles pour qu'on en fasse trop."
"C'est en aidant la jeunesse à maîtriser ses sentiments et en enrichissant sa connaissance de l'histoire, et de l'actualité, que l'on participe à la construction de la citoyenneté. Pas en faisant parrainer à ces gosses un enfant mort", écrit Daniel Ruiz dans La Montagne.
Michel Vagner, pour L'Est républicain, est moins acerbe: "Même si l'intention du président (...) est louable, les instituteurs n'avaient pas besoin de ce rappel, ni de ce diktat que rien ne vient expliquer. Ils savent comment aborder le génocide, en classe, collectivement, sans y mettre de surcharge affective."
Bernard Revel, de L'Indépendant du Midi, est plus compréhensif : "Mettre des noms à la place de chiffres abstraits aide à mieux comprendre". Avant de préciser aussitôt que "la démarche doit être soutenue par tout un ensemble pédagogique".
L'éditorialiste de la République du Centre, Jacques Camus, est le plus critique : "Nicolas Sarkozy devient inquiétant." Son initiative "semble relever de ces soudaines lubies élyséennes plus spectaculaires que réellement réfléchies", observe-t-il.
Patrice Chabanet juge que "l'idée de Nicolas Sarkozy sur le devoir de mémoire n'est pas critiquable sur le fond mais reste discutable sur la forme". "On peut légitimement se demander si des enfants de 10-11 ans ont les outils de la connaissance nécessaires pour prendre la mesure du génocide", s'interroge-t-il dans Le Journal de la Haute-Marne.
Les syndicats s'insurgent Le secrétaire général du Snuipp-FSU (majoritaire chez les enseignants du primaire), Gilles Moindrot, a estimé jeudi que "confier la mémoire" d'un enfant victime de la Shoah à un élève de CM2 comportait des risques de "troubles psychologiques" et pouvait avoir "un effet contraire à l'objectif recherché".
"L'annonce du président de la République nous met mal à l'aise parce que faire que chaque élève de CM2 porte la mémoire d'un enfant de la Shoah peut entraîner des troubles psychologiques chez lui... Il y a le risque que cet enfant ou bien s'identifie, ou bien qu'il rejette cette identification, ou encore qu'il ait un sentiment de culpabilité ou de responsabilité pour le destin d'un élève duquel il n'est aucunement responsable. La charge émotionnelle peut avoir des conséquences négatives, surtout pour un élève en plein développement", a-t-il ajouté, estimant qu'on "n'a pas à faire peser sur un élève de 11 ans la responsabilité de ce qui s'est passé à cette époque-là". Il a regretté une "annonce faite sans aucune consultation des enseignants, psychologues et pédopsychiatres, alors que c'est un sujet sensible".
Le SE-Unsa, deuxième syndicat dans les écoles primaires, s'est dit "particulièrement choqué de cette initiative du président de la République, qui ignore tout de la façon dont un jeune se construit. Faut-il que chaque enfant de 10 ans se voie désormais personnellement chargé d'un lourd parrainage posthume ?", écrit-il dans un communiqué. "Si les effets éducatifs de cette démarche sont plus que sujets à caution, a-t-on réfléchi à l'impact psychologique possible sur les élèves ?"
"Chaque fois qu'un événement attire l'attention d'un homme politique, il se croit obligé de le renvoyer devant l'école. Il serait bon de laisser faire les enseignants et de leur faire confiance pour transmettre le devoir de mémoire", a déclaré Bernard Kuntz, du Snalc-Csen, classé à droite Moindrot.
"Une aberration", selon une psychologue La proposition de Nicolas Sarkozy de "confier la mémoire" d'un enfant victime de la Shoah à un élève de CM2 est "une aberration", qui risque de provoquer de la culpabilité chez l'enfant, estime Marie-Odile Rucine, psychologue en pédiatrie générale à l'Assistance publique-Hôpitaux de Paris, qui a accordé une interview à l'AFP.
Q : Quel est votre point de vue de psychologue sur la proposition du président de la République ?
R : "Ce discours n'est pas recevable, sur le plan psychique c'est une aberration. M. Sarkozy ne connaît pas très bien les caractéristiques de la psychologie d'un enfant que l'on appelle pré-pubère, en période de latence. L'enfant alors n'est pas suffisamment dégagé du psychisme familial, l'autonomie psychique ne se fait qu'après la "crise" d'adolescence. Avant, obligatoirement, si c'est sur lui qu'on fait peser les choses, il va traduire les choses en terme de culpabilité.
Dans des deuils ou des ruptures difficiles, l'enfant cache beaucoup ce genre de culpabilité, mais c'est le lit de troubles névrotiques à l'âge adulte. Il va se trouver très entravé dans son développement par rapport à ça, cette mission qu'on lui a confiée. M. Sarkozy n'a pas mesuré la différence entre un adulte et un enfant du point de vue du vécu du deuil, de la mémoire.
Q : Est-ce que cette proposition serait recevable pour un enfant plus âgé, ou pour les plus réfléchis des jeunes enfants ?
R : Non, ça vaut pour tous les enfants. Notamment pour les plus compétents, qui sont les plus sensibles et qui justement vont se sentir les plus coupables. Confier à un enfant la mémoire d'un autre qui a subi la Shoah c'est lui confier une mission qui ne peut être dévolue qu'aux adultes.
Q : Que suggéreriez-vous pour sensibiliser les enfants à la Shoah ?
R : Il faut en faire un travail éducatif de manière collective. Il est indispensable que pour les former à leur devenir d'adultes on leur parle de la Shoah, des extrémismes, du racisme. Le moment du CM2 est excellent pour ce travail dont l'enfant va faire quelque chose de l'ordre de la prévention. Il va se dire : "Adulte, je ferai en sorte que ça ne se reproduise pas." Le devoir de mémoire, il est là. C'est beaucoup fait par les enseignants, par des associations, par des organisations, M. Sarkozy n'a pas l'air de le savoir. Il aurait pu tout à fait préciser qu'il a l'intention d'encourager ce genre d'initiatives et demander qu'elles soient généralisées.
Eventuellement, M. Sarkozy aurait pu, de manière non dangereuse, confier la mémoire d'un certain nombre d'enfants déportés à un groupe, à une classe, à plusieurs et médiatisé par l'instituteur.Ce n'est pas possible de proposer ça de manière individuelle. Ca n'a pas de sens, ça va générer de la culpabilité, ça va ne servir à rien.
Réactions politiques contrastées - François Bayou, président du MoDem et ancien ministre de l'Education, a dénoncé vendredi "mélange des genres entre émotion et Histoire qui pose de lourdes questions". "C'est une annonce qui suscite beaucoup de trouble et d'inquiétude dans les familles et chez les éducateurs. Charger un enfant de 9 à 10 ans de la mémoire personnelle, du nom et de l'histoire d'une petite victime de cette épouvantable tragédie, cela risque d'avoir des conséquences psychologiques et morales très lourdes", estime le leader centriste. "On a l'impression que ces conséquences n'ont pas été envisagées, comme elles auraient dû l'être."
- "Je ne crois pas que l'on puisse imposer la mémoire, que l'on puisse la décréter ou légiférer dans ce domaine", a réagi Dominique de Villepin sur Radio Classique. Selon l'ancien Premier ministre, la charge de la mémoire d'un enfant mort est en outre "quelque chose de très lourd à porter."
- "Vraiment ce président est incroyable", s'est exclamé Jean-Luc Mélenchon sur LCI. "Un jour il est prédicateur (...) Maintenant le voilà transformé en instituteur. C'est lui qui décide ce qui est bon ou mauvais dans la manière de former les jeunes enfants", s'est insurgé le sénateur socialiste, ancien ministre délégué à l'Enseignement professionnel. "Il n'y a personne qui a demandé une chose pareille: ni le Crif ni aucune synagogue", a-t-il poursuivi. Si la proposition présidentielle est mise en oeuvre, "on n'en finira plus". Pourquoi vouloir "à tout prix infliger une cure de mémoire ? Est-ce qu'on va faire pareil sur l'esclavage ? La commune de Paris ? Est-ce qu'on ne peut pas laisser la politique et la religion à l'écart de l'école", s'est-il interrogé.
- Pour Jean-François Copé, en revanche, "cette démarche, qui invite les enfants de France à se sentir associés à l'indispensable devoir de mémoire, honore l'idée que nous nous faisons de notre République." "L'antisémitisme et le racisme sous toutes leurs formes sont des fléaux que nous devons combattre avec virulence et, comme l'a dit Nicolas Sarkozy, cela se combat dès l'enfance", ajoute dans un communiqué le président du groupe UMP du Palais-Bourbon.
- "Chaque fois qu'on peut faire transmettre les exigences du devoir de mémoire, il faut le faire", a également estimé François Hollande sur France info.
- Pierre Moscovici, député PS du Doubs, a qualifié vendredi l'idée de Nicolas Sarkozy d'associer chaque élève de CM2 à la mémoire de la Shoah de "tout à fait malvenue", estimant qu'"il faut la retirer".
- Patrick Bloche, député PS de Paris, s'est interrogé vendredi sur "la surenchère" de Nicolas Sarkozy. "Ce qui me gêne, c'est que dans de nombreuses municipalités, et Paris en est le meilleur exemple, le travail de mémoire a été réalisé dans les écoles et les collèges."
Source : site de France2