(La suite ...)
1. QUE SERAIT LA FRANCE SANS NOUS ?
Pour revenir à ma question de départ, je la diviserai en deux dont la première est celle-ci : que serait la France sans nous ? " Nous ", c'est-à-dire le Sénégal en particulier, l'Afrique d'une façon plus générale et plus universellement encore tous les pays, toutes les nations dispersés aux quatre coins de la planète, des bancs de hareng de Terre-Neuve aux rochers nus de la Terre de feu, de Diego Suarez à l'atoll de Mururoa, et qui, d'une manière ou d'une autre, à un moment ou à un autre, ont permis à la France, depuis que Christophe Colomb a découvert le Nouveau Monde et Magellan fait le tour de la terre, d'asseoir son empire politique et sa puissance économique.
Ne croyez-vous pas que nous avons assez payé, pour mériter un peu plus de considération de la France ?
Ce fut peut-être la faute à Colomb, ou à celui-là qui découvrit le gouvernail, qui vous permirent de jeter toutes vos forces dans le commerce maritime au centre duquel fut, dès le XVe siècle, la traite des nègres. La France, à côté des Portugais, des Hollandais, a participé au pillage de notre continent, qui a été systématiquement vidé de sa sève nourricière, sur plus de trois cents ans, par dizaines de millions, jeunes filles nubiles en pleine fécondité, hommes dans la fleur de l'âge, destinés aux champs de canne des Antilles, de coton et de maïs de la Virginie ou du Tennessee, aux plantations de café de Sao Paulo ou aux mines d'or de Belo Horizonte. Qui regarde l'Amérique noire d'aujourd'hui, ses superbes athlètes, ses basketteurs qui tutoient le ciel, ses footballeurs puissants, fruits glorieux des " pièces d'Inde " et des nègres-boucs gavés de haricots et excités à la purée de piment, voit que c'est le meilleur de notre continent, caïlcédrats des forêts, gazelles et pachydermes des savanes, qui nous a été volé. Quel peuple se serait relevé d'une telle saignée ?
Ce ne fut pas tout. A côté de la traite, appliquant l'idée d'un de vos plus grands théoriciens économiques, Colbert, dont la doctrine sur l'Etat est qu'" il n'y a que l'abondance d'argent qui fasse la différence de sa grandeur et de sa puissance ", que cet argent " il faut le prendre aux Etats voisins " et qu'" il n'y a que le commerce seul, et tout ce qui en dépend, qui puisse produire ce grand effet ", vous avez très tôt jeté toutes vos forces dans la conquête de nouveaux espaces, en créant des colonies. La légende veut, concernant principalement notre pays, que ce fût un jour de Noël 1364 que des marins dieppois jetèrent l'ancre pour la première fois dans la baie de " Rio Fresco ", aujourd'hui Rufisque, puis longèrent la côte jusqu'en Sierra Leone d'où ils ramenèrent beaucoup de " morfi " (ivoire) et de " malaguette " (poivre), suivis plus tard d'armateurs normands, basques, bretons qui prirent d'assaut la " Côte-de-l'Or ", de la Côte d'Ivoire actuelle jusqu'au Ghana, puis la " Côte-des-Esclaves " du Togo jusqu'en Angola. Fort-St-Louis-du-Sénégal fut lui-même fondé en 1659 et la Compagnie du Sénégal, créée en 1672, vit ses privilèges commerciaux étendus des côtes du Sénégal jusqu'au Cap de Bonne Espérance, en plus du monopole de la traite sur les Antilles françaises.
Ainsi, jusqu'au décret du député de la Martinique et de la Guadeloupe, Victor Schoelcher, qui abolit l'esclavage le 27 avril 1848, d'où croyez-vous, Excellence, qu'est venue la richesse de la France, sinon du commerce du " bois d'ébène " et de ses dépendances, abattu par forêts entières et transporté par fond de cale vers un monde si lointain ?
Sur quoi pensez-vous que les villes de Nantes, de Bordeaux, du Havre, de La Rochelle, de Rouen, leurs ports et leur arrière-pays, ont fondé leur fortune, sinon sur le sang des Nègres, vidé par flots ininterrompus, 110 000 en 1815, 125 000 en 1825, 135 000 en 1835 ? Combien d'aventuriers et de petites gens, partis sans rien de ces villes, avec de la verroterie, quelque mauvaise " filature ", un peu de bimbeloterie, ont bâti rapidement sur nos côtes quelques empires commerciaux dont les noms ont bercé jusqu'à notre jeunesse, les " Maurel & Prom ", " Vezia ", " Tesseire ", " Peyrissac ", " Devès & Chaumet " ? Il est vrai qu'en retour l'un des Maurel, Hilaire de son prénom, nous a laissé ce sarcloir traditionnel à long manche en bois (la " hilaire ") que connaissent tous les paysans du Djolof et du Saloum et la culture de la " pistache de terre " qui allait devenir notre principale richesse agricole. La lettre que les Saint-Louisiens envoyèrent à Paris pour demander la nomination de Louis Léon César Faidherbe comme gouverneur en 1854 atteste en tout cas de l'importance de notre pays dans le développement de votre nation. Elle disait ceci :
" (...) Le Sénégal n'est pas un comptoir comme on affecte dédaigneusement de le dire, mais bien une véritable colonie ; non pas une colonie comme la Martinique, la Guadeloupe et la Réunion..., mais une colonie qui commande à un vaste continent... " Mais tout ceci semble bien loin maintenant, n'est-ce pas ?
D'autre part, quand on parle de " balkanisation " de l'Afrique, de frontières artificielles, d'entités économiquement non viables, de guerres ethniques, pourquoi oublie-t-on de dire que ceci est là la conséquence la plus immédiate du partage systématique du continent africain par les puissances occidentales dont la France était l'une des toutes premières ? Le Congrès de Berlin qui s'ouvrit le 26 février 1885, " au nom de Dieu Tout-Puissant ", en présence des représentants de l'Allemagne, de l'Autriche, de la Belgique, du Danemark, de l'Espagne, des Etats-Unis, de la France, du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande, d'Italie, des Pays-Bas, du Portugal, de toutes les Russies, de Suède, de Norvège etc., pour, dit le préambule, " régler dans un esprit de bonne entente mutuelle les conditions les plus favorables au développement du commerce et de la civilisation dans certaines régions de l'Afrique (...) et prévenir les malentendus et les contestations que pourraient soulever à l'avenir les prises de possession nouvelles sur les côtes de l'Afrique ", consacra cet extraordinaire éclatement. Et ainsi, de Berlin à Fachoda, faisant mieux que les Crétois aux Cyclades et sur les côtes du Péloponnèse, les Phéniciens de Tyr et de Sidon ou les Ioniens et les Doriens en Asie Mineure, vous vous êtes partagé entre faux frères européens, comme hyènes affamées lors d'une curée, la dépouille sanguinolente du grand gisant. Français de Tunis au Golfe du Bénin et du Sahara aux forêts du Congo, Anglais plus au sud et au Levant, Italiens en Ethiopie et en Tripolitaine, Belges au Congo, Portugais de part et d'autre du Capricorne, Allemands dans quelques poches du Centre.
Quel peuple aurait survécu à un tel dépeçage, à tant de bigarrures de langues, de cultures, de religions, de façons d'être et de façons de faire ? Et parce que comme le reconnaît à juste titre le duc de Choiseul, un de vos théoriciens de l'expansionnisme colonial, " les colonies fondées par les diverses puissances de l'Europe ont toutes été établies pour l'utilité de la métropole ", de Marseille à Bordeaux, de Nantes au Havre, votre économie, votre commerce, vos ports, et au-delà, votre civilisation ont prospéré grâce aux oléagineux du Sénégal, à l'or du Soudan, à la bauxite de Guinée, à l'okoumé du Gabon, au fer de Zouérate, aux cadavres putréfiés que le travail forcé a semés par milliers sur la ligne meurtrière du Dakar-Niger.
Ne voyez-vous donc pas, Excellence, dans ce qui fit votre grandeur la raison suffisante du désastre dont dans mille ans encore nous ne nous serons pas totalement relevés ? Ou bien continuez-vous à penser qu'il ne s'agissait là que d'une " mission civilisatrice " de l'Occident, sinon d'" humanisation " de peuples qui n'étaient pas encore sortis de l'animalité ?
Il est vrai que certains de vos plus grands théoriciens peuvent inspirer un tel point de vue. Le premier, c'est le comte de Gobineau qui, dans son Essai sur l'inégalité des races humaines, a ravalé les Nègres au bas de l'échelle de l'humanité. On ne peut ne pas rappeler ces lignes que personne ne peut gommer quand, parlant de la race noire, il écrit : " soit qu'on la considère dans les régions brûlantes du midi ou dans les vallées glacées du septentrion, elle ne transmet aucun vestige de civilisation, ni présente, ni possible. Les mœurs de ces peuplades paraissent avoir été des plus brutalement cruelles. La guerre d'extermination, voilà pour leur politique ; l'anthropophagie, voilà pour leur morale et leur culte. Nulle part, on ne voit ni villes, ni temples, ni rien qui indique un sentiment quelconque de sociabilité. C'est la barbarie dans toute sa laideur, et l'égoïsme de la faiblesse dans toute sa férocité. L'impression qu'en reçurent les observateurs primitifs, issus d'un autre sang (...) fut partout la même, mêlée de mépris, de terreur et de dégoût. Les bêtes de proie semblèrent d'une trop noble essence pour servir de point de comparaison avec ces tribus hideuses. Des singes suffirent à en représenter l'idée au physique, et quant au moral, on se crut obligé d'évoquer la ressemblance des esprits de ténèbres ".
Voilà peut-être la raison pour laquelle dans vos rues, on insulte encore aujourd'hui les Nègres en leur demandant de " retourner sur leurs arbres ". Et qui ne voit que cette théorie " scientifique ", de Colbert à Faidherbe, a longtemps guidé vos explorateurs, vos négriers, vos colons, jusqu'à vos missionnaires ?
Comment comprendre autrement le plaidoyer de Jules Ferry, héritier en partie de Gobineau, dont une rue de Dakar portait encore le nom il y a si peu, qui lors du débat sur la politique coloniale à la Chambre des Députés le 28 juillet 1885, abordant le " côté humanitaire et civilisateur de la question ", déclara : " les races supérieures ont un droit vis-à-vis des races inférieures. Je dis qu'il y a pour elles un droit parce qu'il y a un devoir pour elles. Elles ont le devoir de civiliser les civilisations inférieures... ". Tant de mépris pour notre race qui nous a valu trois siècles de traite esclavagiste et deux autres de domination coloniale implacable ne vous a pourtant pas empêché de l'appeler à votre secours aux heures les plus sombres de votre histoire. Ainsi après la canne et les plantations de coton, vous nous avez encore fait traverser à fond de cale des mers inconnues pour régler vos sanglantes disputes. Et guêtrés et harnachés comme des zouaves, nous étions avec vous dans la neige boueuse des tranchées de la Marne, nous étions devant vous, premiers remparts devant les canons ennemis et derniers hommes debout sur les champs de lave et de fer de Verdun et de la Somme. Et une deuxième fois, avant même d'entendre l'Appel du 18 juin, alors que nombre de vos concitoyens se commettaient avec le régime de Vichy et son " ordre nouveau " et que Paris offrait généreusement fêtes et femmes aux Teutons triomphants, nous avons répondu en chantant dans notre parler " petit-nègre " aux accents colorés de la savane : " Franchie, nous woilà ! ".
Nous étions ainsi à Sedan en 40, quand les Panzer allemands enfoncèrent la Ligne Maginot pour traverser les Ardennes, mettant toute la France à leur merci. Nous étions aussi au Sahara en 41, avec le valeureux général Leclerc, quand ses chars menaient des raids audacieux sur les oasis de Koufra, et toujours avec lui en 42, quand sa colonne intrépide, ayant fait jonction avec la VIIIe armée de Montgomery, auréolé de sa victoire sur Rommel à El-Alamein, s'ébranla victorieusement vers Tobrouk, Bir Hakeim, Tripoli et Tunis. Et nous étions de nouveau présents sur le front de feu de Normandie en 44 pour enfoncer les lignes allemandes à Avranches, présents enfin à l'Arc de Triomphe, le 26 août 1944, dans Paris libéré. Connaissez-vous suffisamment votre propre histoire, Excellence ? Connaissez-vous bien notre histoire commune ? Que croyez-vous donc que fut le prix du sang noir versé sur les terres blanches, morts sans sépulture aux corps désarticulés et dont les âmes en peine viennent encore les nuits sans lune hanter nos concessions ? Nous ne demandions pas une place à la tombe du Soldat inconnu, même pas quelque monument dans vos champs de bataille, par contre nous eûmes à Thiaroye-sur-Mer notre Oradour-sur-Glane, quand vos fantassins aveugles fusillèrent dans leur sommeil des dizaines de soldats nègres, tirailleurs " Congo ", " Niger ", " Dahomey ", tirailleurs " Sénégal ", comme ces frères d'armes liés par le pacte du sang s'appelaient dans leurs idiomes, et tout cela pour quelques primes de guerre légitimement revendiquées. Et l'enfant de Joal de demander du fond d'un cœur meurtri : " Prisonniers noirs je dis bien prisonniers français, est-ce donc vrai que la France n'est plus la France ? Est-ce donc vrai que l'ennemi lui a dérobé son visage ? Est-ce vrai que la haine des banquiers a acheté ses bras d'acier ? Et votre sang n'a-t-il pas ablué la nation oublieuse de sa mission d'hier ? " Qu'avez-vous donc répondu à cet exorde ? En réalité vous aviez oublié mais nous, nous avions déjà pardonné.
Au point de vous suivre encore, pour servir vos funestes desseins coloniaux, dans le djebel algérien, quand vous torturiez à mort les fellaghas muets et humiliez leurs femmes pures en leur faisant exhiber, pour laisser-passer, un " pubis non rasé " ; ou dans l'enfer moite de la cuvette de Dien Bien Phû, face aux Viets invisibles ainsi que des spectres, et avant ou après, nous ne savons vraiment plus très bien, sur la Grande Île, dans les rizières d'Antananarivo et de Fianarantsoa où encore aujourd'hui, paraît-il, pour ramener à la raison un enfant récalcitrant, on menace d'appeler non le loup, comme dans vos campagnes, mais " le Sénégalais " ! Mais tout ceci est du passé, me répliquera-t-on. On ne refait pas l'histoire !
A suivre dans le post suivant .....