Tunis Hebdo : les barques du suicide
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IMMIGRATION CLANDESTINE
Les barques du suicide
Témoignages émouvants de quelques candidats
Il aura fallu des images indécentes, abjectes et malséantes, celles d’une cohorte de jeunes africains en guenilles tentant, avec l’énergie du désespoir, de traverser, à partir de Ceuta et Melilla, la Mare Nostrum, pour révéler au vulgum pecus les dessous d’un phénomène inquiétant. Celui d’une immigration clandestine aux relents suicidaires qui pousse ces irréductibles de la mer à se jeter dans la gueule du requin, histoire d’atteindre des pays qui n’ont pourtant plus rien de cocagne.
Le phénomène n’épargne guère notre pays qui n’est pas seulement, vu sa proximité de l’Europe, un point de départ pour nos jeunes concitoyens, mais aussi et surtout un point de transit idoine pour des candidats africains et maghrébins. Qui croient que l’herbe est toujours plus verte ailleurs.
Parqués dans des embarcations de fortune et dans des conditions, le moins qu’on puisse dire, inhumaines, ces candidats à l’émigration clandestine, au voyage de l’incertain serait-on tenté de dire, vendraient leur âme au diable pour l’« eldorado ». Orchestrées par des passeurs sans vergogne, ces traversées se préparent le plus souvent à partir de nos zones côtières, particulièrement des régions du Cap Bon, du Sahel, de Sfax...
L’eldorado à tout prix
Comme toute activité illicite, il est difficile de quantifier les candidats à cette aventure meurtrière. Mais une certitude demeure : près de 70% des Tunisiens qui font ce saut dans l’inconnu sont des jeunes de moins de trente ans, issus de milieux défavorisés, ruraux pour la plupart, célibataires, sans travail et au degré d’instruction au ras des pâquerettes.
Pour des honoraires compris entre 900 et 1500 dinars, les trafiquants de la mort sévissent en catimini dans les ports des gouvernorats côtiers devenus ipso facto de véritables laboratoires pour ces voyages bassement mercantiles.
Ellouza, Mahrès, Sidi Mansour, Sidi Msarrah dans la région de Sfax, ainsi que les villes côtières du Sahel et du Cap Bon sont réputés pour être les points de départ les plus prisés. Quand ils ne sont pas floués par les passeurs (il arrive qu’un de ces véreux s’évapore dans la nature avec la « grenouille »), interceptés par les garde-côtes tunisiens qui, aux moyens de surveillance de mieux en mieux huilés, mettent fin au rêve, ou péri dans les noyades fréquentes, ces clandos échouent généralement en Italie, à Lampedusa ou à Trapani. Commence ainsi une nouvelle étape de leur voyage incertain ; car à peine débarqués sur le plancher des vaches qu’ils sont fraîchement cueillis par la police des frontières italienne Trahis qu’ils sont par les radars sophistiqués des garde-côtes de la Botte.
Le temps où ces « gendarmes de la mer » disposaient de moyens squelettiques est largement révolu. Désormais, la surmédiatisation du fléau est telle que nombre de pays européens, par souci de se barricader davantage, ont recours à des caméras infrarouges, des scooters marins, des murs infranchissables de barbelés, si bien que les clandestins sont repérés à des centaines de kilomètres à la ronde.
Supplice de Tantale
En attendant que l’on décide de leur sort, ces jeunes clandestins sont entassés dans des centres de détention qui foisonnent désormais en Italie et où les conditions d’accueil restent des moins reluisantes. Aussi bien en Italie qu’en France, ces jeunes clandestins se débarrassent de tous leurs papiers car décliner son identité ou son pays d’origine revient à signer son arrêt d’expulsion. Autant faire durer le suspense dans l’espoir d’échapper des mailles du filet.
Noureddine, un inconditionnel de la « harka », a décidé de nous raconter ses nombreuses mésaventures. Après trois tentatives infructueuses, le jeune Tunisien est encore sous l’effet de la frustration de s’être vu non seulement expulsé comme un être infect, mais aussi et surtout pour y avoir englouti des économies réunies après des années de dur labeur.
« La première fois, le passeur a disparu avec l’argent et nous a réunis dans une maison du côté de Kélibia où la police a fini par nous découvrir. La deuxième fois, nous étions partis de Sfax dans une barque de fortune, et au bout d’un certain moment, nous aperçûmes la terre ferme. Le passeur nous fit comprendre que nous étions sur les rives européennes et qu’il fallait, pour ne pas se faire repérer, continuer à la nage. Grande fut notre surprise quand nous nous sommes retrouvés à Bizerte. A la troisième tentative, c’est la police et la garde-frontière italiennes qui nous ont arrêtés, avant de revenir à la case départ », raconte Noureddine qui n’a pas pour autant baissé les bras.
Le parcours de Mehdi est loin d’être une promenade de santé puisqu’il faillit passer de vie à trépas. Alors qu’ils étaient au large, leur embarcation, avec une cinquantaine de personnes à bord, commença à prendre de l’eau. Tout à coup, l’irréparable se produisit. Des dizaines de ses compagnons d’infortune périrent, lui aura la vie sauve grâce à l’intervention des garde-côtes italiens. Après avoir passé une dizaine de jours dans un centre de détention à Lampedusa, on finit par lui accorder une liberté provisoire.
Surfer avec la mort
Le témoignage est bouleversant. « J’ai dû marcher pendant une journée avant de prendre le train pour Palerme où je connais des gens. Des vendanges aux chantiers de construction, j’ai dû travailler au noir avant d’être arrêté et expulsé vers la Tunisie » raconte-t-il.
A noter que durant les dix premiers mois de 2006, pas moins de 300 clandestins tunisiens ont été expulsés rien que de France, le chiffre serait plus élevé d’Italie.
Certaines autres formes de « Harka » consistent pour nos jeunes concitoyens à profiter du manque de vigilance des marins pour se cacher aux ports dans des containers de marchandises en partance pour l’Europe.
En définitive, malgré les rafles fréquemment effectuées par la police tunisienne (les passeurs, candidats et recruteurs risquant jusqu’à 10 ans de prison assortie d’une forte amende) et le renforcement des moyens qui ont, à n’en point douter, réduit cet engouement, il reste encore de jeunes tunisiens qui, après avoir tiré des plans sur la comète, n’ont encore en tête qu’une seule obsession : Partir.
Oumar DIAGANA