Bonjour Moodi Wagué !
Comme à ton accoutumée, tes questions sont de grande dimension scientifique et heuristique. Cette même question n’a pas échappé à l’attention des historiens, des sociologues, des anthropologues, des linguistes, des littéraires, des ethnologues de tous bords.
Tout celui qui a un regard sur les productions scientifiques des Africains d’ici ou d’ailleurs se résoudra à l’idée qu’ils jettent rarement leur dévolu sur les sociétés qui ne sont pas africaines. Ancien étudiant de l’Université de Dakar, je n’ai rencontré dans cette école historique aucun spécialiste d’une société européenne, américaine par exemple. Mes professeurs étaient presque tous des spécialistes de l’Afrique : Afrique précoloniale, coloniale, contemporaine et moderne.
Qu'on m'entende bien : Le fait qu'il n'y ait pas des spécialistes des autres continents ne veut nullemnt dire que l'on ne nous enseigne pas l'histoire des autres continents. Bien au contraire, l'enseignement est de qualité et embrasse tous les domaines. Je veux exactement dire que les recherches et les productions scientifiques des africains touchent rarement les sociétés occidentales.
L’historien sénégalais Ibrahima Thioub dans ses deux articles que voici : L’école historique de Dakar et la production d’une écriture académique de l’histoire et Publications scientifiques de 1992-2002 arrive à la même conclusion.
Cela s’explique, entre autres, par deux raisons principales :
1) Les sociétés africaines étant sous étudiées, les historiens, les sociologues, les anthropologues, les ethnologues, les littéraires et les linguistes africains voient par-là des opportunités pour mettre en valeur leurs propres cultures. Inconsciemment ou non, c’est l’un des facteurs qui les incitent à travailler sur les domaines africains. Ils voulaient et veulent par ce procédé montrer à l’Occident, qui leur a, à un moment, retiré le droit à l’histoire, que les sociétés africaines ont bel et bien un passé que personne d’autres ne peut revaloriser autres que les africains eux-mêmes. Lanssiné Kaba avait même dit à juste titre que : « Ceux qui ignorent leur histoire se connaissent mal et sont en proie à l’acculturation ». C’est donc pour combattre cette ignorance, cette acculturation que les africains, où qu’ils puissent poursuivre leurs recherches, s’intéressent à leurs sociétés. C'est donc un combat pour la survie de leurs cultures. Cela a certes des avantages, mais aussi des inconvénients. C’est un autre débat sur lequel on peut revenir en temps voulu.
2) Le deuxième point qui empêche les africains de travailler sur des sociétés européennes et américaines par exemple, c’est qu’ils n’ont pas la facilité de circuler pour mener à bien leurs recherches. La mobilité académique n'est pas la même selon qu'on vient de l'Occident ou l'Afrique. Imagine un instant un étudiant de l’Université Cheikh Anta Diop qui décide de travailler sur la société basque par exemple. Il doit en principe venir ici faire son terrain. Et à ce titre, il doit demander un visa, ce qui n’est pas chose facile, surtout avec l'heure de Sarkozy. Alors qu’un étudiant de la Sorbonne travaillera facilement par exemple sur le dogon du Mali, car il sait d’avance qu’il peut se rendre au Mali quand il le souhaite sans coup férir. Prenons le cas de Sylvain qui a fait des recherches sur le Mali et qui y va quand il le souhaite. C'est dire que les difficultés liées à la circulation des personnes du sud vers le nord sont telles que personne ne veut perdre son temps à vouloir travailler sur les sociétés occidentales.
Pour récapituler, je note, à mon humble sens, que ce sont, entre autres, ces deux points saillants qui font que les africains travaillent dans la majorité des cas sur leurs propres sociétés, quand bien même nous connaissons des littéraires africains qui travaillent sur des auteurs comme Ronsard ou les juristes du même continent qui travaillent par exemple sur le droit fiscal français, la matière à traiter n’étant pas pareille. Le fait que les africains ne travaillent donc pas sur les sociétés autres qu’africaines ne signifie nullement que les occidentaux maîtrisent mieux que nous les outils scientifiques. Cela s’explique par la volonté des humanistes africains à soustraire leurs sociétés aux ténèbres de l’oubli et à éviter les difficultés inhérentes à la circulation vers les pays développés. N’eussent été ces deux défis à relever, les africains rivaliseraient d’ardeur sur tous les terrains aux occidentaux. Voilà grosso modo ce qui explique pourquoi nous travaillons tous sur nos sociétés. Je tiens à dire que certains africains s'intéressent timidement depuis un certain temps aux sociétés autres qu'africaines. On peut prolonger le débat. Merci de cette pertinente question.