Il y avait, et il y a peut-être encore à Dakar, place de l'Indépendance, au coin de l'avenue Albert-Sarraut, une petite marchande de journaux. Elle s'appelait Aissata. Elle était toujours gaie et ses journaux partaient comme des petits pains, en particulier Le Soleil, quotidien national.
Parmi les habitués d'Aissata, il y avait un chanteur à succès, qui ne se déplaçait qu'au volant de son 4x4 Toyota.
- Nangadef, Aissata, ça va ?
- Manguiferec, Inchallah, ça va merci. Bientôt j'épouserai une grande star de Dakar. Une star internationale. Comme ça, je ne vendrai plus le journal.
- Tu rêves, Aissata ! Tu n'es même pas allée à l'école !
- Et alors ? Les mariages sont écrits dans le ciel. Il n'est jamais trop tard pour épouser une star. Quand je serai mariée, j'apprendrai à lire et à écrire.
Le chanteur sourit, achète son journal et part au volant de son 4x4 Toyota. Il conduit les yeux cachés par des lunettes de soleil Rayban… Né dans le quartier des ferrailleurs de Dakar, non loin du pont de Colobane, ce chanteur a belle allure. Aussi, en ville, on le surnomme le prince de Colobane. Il adore taquiner les filles car il n'est pas encore marié. Mais cela ne saurait tarder. Un cousin zélé s'active pour lui trouver une fiancée. Il vient justement de lui dénicher la perle rare : une jeune femme célibataire qui roule sur l'or ! Une reine du pagne connue dans tout le marché Sandaga, une femme d'affaires redoutable, une vraie princesse Benz !
Un premier rendez-vous a été organisé par le cousin au Plateau, en centre-ville. Le prince de Colobane a invité la princesse Benz dans sa villa, là-haut sur la corniche, au bord de la mer. Le chanteur est méfiant. Avant de s'engager, il voudrait être sûr que cette femme d'affaires est bien la femme qu'il lui faut. Et il a peut-être le moyen de le vérifier…
Chez lui, au-dessus de la porte d'entrée, il possède un petit tableau peint sur du verre, un suwer. Cette peinture-miroir est très particulière : elle parle et dit toujours la vérité sur le caractère des personnes qui entrent dans la maison. C'est un legs précieux qu'il tient de son père qui le tenait lui-même de son père. Un talisman que consultent tous les hommes de la famille avant de se marier…
Le jour du rendez-vous, la princesse Benz quitte de bonne heure son bureau du marché Sandaga. Elle flâne dans les rues du centre-ville, altière dans son boubou flambant neuf couleur indigo. Ce boubou est fait en bazin, le plus cher du marché, car chaque motif est plus petit que le bout d'une épingle… La jeune femme d'affaires embaume le tchouraï, ses cheveux sont bien plaqués et brillants, elle porte au poignet de nombreux bracelets et des bagues à tous les doigts. Elle traverse la place de l'Indépendance et passe fièrement devant Aissata, au coin de l'avenue Albert-Sarraut.
Elle achète le journal, Le Soleil. Et se vante :
- Ce soir, j'ai rendez-vous avec le prince de Colobane.
- Attention à toi, lui dit Aissata. Même si la sueur ne se voit pas sous la pluie, avec cet homme-là, pas moyen de tricher. Il possède un talisman qui sait qui tu es et ce que tu veux.
- Qu'est-ce que ça peut bien me faire, mêle-toi de tes affaires ! rétorque la princesse Benz.
Elle hausse les épaules et part en ricanant.
La nuit est tombée. La princesse Benz, radieuse dans son boubou de bazin indigo, prend la route des Mamelles. Elle roule sur la corniche et arrive devant la villa du prince de Colobane. Il ouvre la grille, lui fait traverser une première cour. Ensemble, ils entrent dans la maison.
Aussitôt, une voix que seul le chanteur peut entendre, une voix échappée du suwer, lui susurre à l'oreille :
CFA, CFA, cette fille-là ne pense qu'à ça.
CFA, CFA, cette fille-là n'est pas pour toi (bis) !
Princesse Benz, elle c'est business business.
Si tu l'épouses, elle te ruinera !
Imaginez la déception du prince de Colobane ! La soirée ne s'éternise pas. La princesse Benz a beau protester, le chanteur la raccompagne en lui disant :
" Désolé, le temps c'est de l'argent ! "
Les semaines passent. Au coin de la place de l'Indépendance et de l'avenue Albert-Sarraut, la petite marchande de journaux aux pieds nus est là. Elle sourit aux passants et ses journaux partent toujours comme des petits pains. Arrive le prince de Colobane, au volant de son 4x4 Toyota, les yeux cachés par ses Rayban.
- Nangadef, Aissata, comment ça va ? Tu as l'air bien gaie aujourd'hui !
- Manguiferec. Inchallah, bientôt je me marierai avec une star de Dakar. Une star internationale et je ne vendrai plus le journal.
- Arrête de rêver, tu n'es même pas allée à l'école !
- Et alors ? Les mariages sont écrits dans le ciel. Il n'est jamais trop tard pour épouser une star. Les goûts sont différents, c'est pour ça que tout ce qui se vend au marché trouve acquéreur…
Le prince de Colobane achète Le Soleil du jour et s'en va.
Il n'est toujours pas marié. Il n'écrit plus de chansons. Il évite ses amis. Il ne sort plus de chez lui. En ville, on dit qu'il a perdu la baraka avec les femmes et que son inspiration est tarie. Mais, un soir, il est invité à une émission de la télévision nationale sénégalaise, la RTS. Lorsqu'il se met à chanter, l'animatrice de l'émission est subjuguée. Cette voix la fait frissonner et, une fois l'émission terminée, elle invite le chanteur à dîner dans son restaurant préféré. Le jeune femme a grandi dans le quartier populaire de Pikine ; elle a la langue longue et la cote en public.
À peine attablés, les deux jeunes gens sont assaillis par les fans de l'animatrice. Mais la célébrité ne suffit pas au prince de Colobane. Il invite, le lendemain soir, la belle de Pikine à dîner chez lui.
En quittant son bureau, l'animatrice de la RTS, vêtue d'un tailleur pagne stylé Chanel, se rend place de l'Indépendance et, au coin de l'avenue Albert-Sarraut, elle achète Le Soleil.
- Tu as rendez-vous ? lui demande Aissata.
- Je dîne ce soir chez le prince de Colobane.
- Alors, prends garde à toi ! Même si la sueur ne se voit pas sous la pluie, ne parle pas à tort et à travers. Ton amoureux possède un talisman qui lui fait voir la fin dès le début.
- Tu ne penses tout de même pas que je vais croire à des bêtises pareilles ! rétorque la belle de Pikine.
Elle tourne le dos à Aissata et s'en va dans son tailleur pagne, stylé Chanel.
À la nuit tombée, l'animatrice de la RTS gare sa voiture sur la corniche, devant la villa du chanteur, face à la mer. Elle franchit la première cour et, avec assurance, passe sous le suwer qui sait et qui murmure pour les seules oreilles de son propriétaire :
Celle-là, celle-là sans cesse caquète.
Elle, c'est potins et cacahuètes (bis),
Langue de vipère et trouble-fête.
Perds pas ton temps à lui conter fleurette.
Le prince de Colobane a bien entendu. À nouveau déçu, et malgré les protestations de la belle de Pikine, il la renvoie un peu plus tard, sans même lui faire franchir le seuil de sa chambre.
Le temps passe. Il pleut sur Dakar. Mais au coin de l'avenue Albert-Sarraut et de la place de l'Indépendance, la petite marchande de Soleil a toujours le sourire. Fidèle au rendez-vous, le 4x4 Toyota freine à sa hauteur et s'arrête. Au volant, le prince de Colobane, chaussé de ses éternelles Rayban malgré la pluie, ouvre sa vitre :
- Nangadef, Aissata, ça va ?
- Manguiferec. Très bien. Le grand soir approche. Je vais épouser une star de Dakar, une star internationale et je ne vendrai plus le journal.
- Tu rêves encore !
- Les mariages sont écrits dans le ciel. Les goûts sont différents, tout ce qui se vend au marché trouve acquéreur.
Le prince de Colobane éclate de rire, et s'en va après avoir acheté l'astre national.
Il est de très bonne humeur, car il est amoureux, toute la ville en parle. On le voit beaucoup en compagnie d'un mannequin, un top modèle qu'il a rencontré dans la boîte de nuit qu'il fréquente assidûment : le Sahel, nightclub.
Ce mannequin, les journaux se l'arrachent, les stylistes le réclament, elle est de tous les défilés.
Elle porte un long cou d'oiseau, ses dents brillent comme des diamants, ses yeux brûlent comme la braise, sa peau est couleur sapotille. Elle a la démarche nonchalante des filles de Casamance. Le prince de Colobane en est fou et ne la quitte plus.
Il l'a invitée comme les autres à dîner chez lui. Le jour du rendez-vous, vers midi, la belle de Casamance, mules aux pieds et jupe extra-courte, croise au coin de la place de l'Indépendance la petite marchande de Soleil aux pieds nus. Elle vient vérifier dans le journal une photo prise au Sahel-nightclub, où on la voit au bras du prince de Colobane…
- Atttention à toi si tu vas chez cet homme, lui chuchote Aissata. Il se méfie des femmes et possède, dans sa maison, un talisman qui fait voir la fin dès le début, un suwer qui sait tout. On ne peut rien lui cacher.
Or le mannequin avait plusieurs amoureux sur le feu mais elle était incapable de leur dire deux mots d'amour… Folle d'inquiétude, elle toise la petite marchande de journaux de la tête aux pieds et lui propose d'aller à sa place au rendez-vous. Aissata accepte avec joie. Tout l'après-midi, la jeune fille se laisse pomponner, maquiller, coiffer, parfumer, habiller. Elle devient méconnaissable. Un léger voile mauritanien dissimule quelque peu son visage.
C'est un chauffeur de taxi ami qui la dépose sur la corniche, devant la villa du prince de Colobane… Il est là qui attend, brûlant d'impatience de tenir dans ses bras la belle de Casamance. Quand Aissata, toute tremblante, franchit le seuil de la cour, à son passage, le suwer dit la vérité :
Ô la belle que voilà !
Celle-là, elle est sincère !
Son cœur n'est pas de pierre (bis).
Elle comprend tout en clair,
Elle a tout pour te plaire !
Inchallah, garde-la !
La nuit est longue et douce. Avant de s'endormir, comblé, le prince de Colobane glisse dans les cheveux d'Aissata quelques étoiles d'or et d'argent.
Il dort encore à midi lorsque la belle de Casamance vient récupérer ses affaires et sa place dans le lit. La petite marchande de Soleil est renvoyée à ses journaux, place de l'Indépendance.
Vers deux heures, le prince de Colobane se réveille enfin, prêt à emmener sa bien-aimée sur la plage de Bel-Air. Mais lorsque la belle de Casamance franchit le seuil de la cour, le suwer parle à nouveau pour les seules oreilles du chanteur :
Celle-là n'est pas ta préférée,
Elle n'a pas les mots pour aimer.
Tu t'es fait rouler, le fiancé…
Cette nuit, Aissata l'a remplacée…
Furieux, le chanteur renvoie aussitôt la belle de Casamance. Il ne comprend plus rien. Et si son talisman cherchait à le tromper ? Dans son désespoir, il arrache le suwer du mur et le jette par terre. Mais il ramasse un morceau qu'il glisse dans sa poche.
Il veut en avoir le cœur net. Il prend son 4x4 Toyota et fonce place de l'Indépendance, au coin de l'avenue Albert-Sarraut. Il regarde par le rétroviseur. Aissata est là, à côté de ses journaux, et elle chante à tue-tête. Dans ses cheveux brillent des étoiles d'or et d'argent… Et dans ses yeux, le soleil. Le prince de Colobane se sent perdu ; il ôte ses Rayban et supplie le suwer :
" My eyes in your eyes, dis-moi la vérité, toi qui ne m'as jamais trahi. "
Ô la belle que voilà !
Celle-là, elle est sincère !
Son cœur n'est pas de pierre (bis).
Elle comprend tout en clair,
Elle a tout pour te plaire !
Inchallah, garde-la !
Aissata, pour la première fois, monte aux côtés du chanteur dans le 4x4 Toyota. Encore aujourd'hui, elle vit aux côtés du prince de Colobane, son mari. Elle écrit régulièrement dans le journal. Lui, grâce à elle, a retrouvé l'inspiration et, en peu d'années, est devenu une star internationale…
Ainsi finit le conte d'Aissata, la petite marchande de Soleil qui croyait en sa bonne étoile. Je laisse le conte là où je l'ai trouvé. Place de l'Indépendance, au coin de l'avenue Albert-Sarraut.
Le premier qui le respirera ira au paradis.
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© Muriel Bloch, La marchande de soleils, éditions Thierry Magnier, octobre 2002 (livre-CD).
Source : Le Figaro (Portes de l'Afrique)