Le Professeur Ibrahima Seck est enseignant à l’Ucad et au Warc (West African Recherche Center / Centre de Recherches Ouest Africaines). Un homme de culture serein et chaleureux. Un humaniste passionné. Un grand rêveur également, mais de ces rêves fédérateurs d’espérance et d’action, pour que les choses changent…
La Sentinelle : Professeur Ibrahima Seck, vous êtes Professeur au département d’histoire de l’Ucad (Université Cheikh Anta Diop de Dakar). Vous avez beaucoup travaillé sur la question « cultures africaines et esclavages » dans le Delta du Mississipi. Pourquoi ce choix ?
Ibrahima Seck : C’est plutôt par hasard. J’ai toujours voulu travailler sur les questions liées à l’esclavage. On voulait me faire travailler sur les litiges fonciers au Fouta, et cela ne m’intéressait pas. Et il faut aussi dire que tout jeune ayant grandi dans les années 60/70, était imprégné de la culture afro-américaine, à travers le blues, le jazz, le rock and roll. Donc il y avait quand même une attirance que j’avais par rapport aux Etats-Unis.
Et le hasard a fait que les moyens sont venus à travers l’Ambassade des Etats-Unis. J’avais toujours voulu aller en France pour ma thèse, mais ça n’a jamais marché. Et finalement c’est chez les Américains que j’ai pu avoir un financier institutionnel, qui m’a permis de travailler sur ce sujet de thèse : « Culture Africaines et esclavage dans le Delta du Mississipi ». Maintenant pour l’intérêt particulier de ce sujet, j’ai toujours pensé que l’histoire de la traite des esclaves n’est pas seulement une histoire de déportation. On a beaucoup travaillé sur la capture des esclaves, de la vente des esclaves etc… mais on a très peu travaillé sur la destination des esclaves. A quoi servaient-ils ? Qu’est- qu’ils ont apporté au continent américain ? bien sûr, des historiens américains ont écrit sur ces sujets. Mais l’Afrique est très peu représentée de ce point de vue là. Et tout le monde parle de Diaspora, mais très peu connaissent la Diaspora. Et j’ai voulu apporter un regard africain, à défaut de créer une école Africaine sur le Diaspora, je pense modestement avoir apporté une bonne contribution à la connaissance des phénomènes culturels africains liés à la traite Outre Atlantique.
Concrètement, comment les survivances de la culture Africaine se manifestent-elles dans le Delta du Mississipi ?
D’abord, il faut dire que très souvent, il y a des circonstances particulières qui font que notre attention est attirée vers d’autres choses. J’avoue que la conférence tenue à Dakar, au WARC en 1993 à l’occasion de l’ouverture de ce centre par un professeur Américain du nom de Gwendolyn Mildo Hall a été très déterminante. Elle a fait une étude vraiment extraordinaire sur le thème : « Les Africains dans la Louisiane coloniale avant 1803 ». Et c’est à ce moment que j’ai appris que beaucoup d’esclaves sénégambiens ont été déportés là-bas. Et que Boukki (l’hyène) se trouve jusqu’à nos jours dans les contes de la Louisiane. Je lui ai parlé et elle m’a dit qu’il y avait beaucoup de choses à faire et qu’on avait besoin de gens comme moi, imprégnés de cette culture africaine pour les aider à interpréter certains faits culturels. Donc, j’ai pu décrocher une bourse Fulbright (programme américain de Coopération et d’échanges au niveau des recherches). Je suis d’abord allé au Mississipi pendant huit mois, ensuite en Louisiane pendant quatre mois. C’était en 1995. J’y suis retourné en 1998. J’ai soutenu ma thèse en 1999.
Ce que je veux dire d’abord, c’est que les liens historiques et culturels entre l’Afrique de l’Ouest et la Louisiane sont très forts à travers la traite des esclaves et la Sénégambie a joué un rôle extrêmement important. La Louisiane étant française de 1699 jusqu’en 1763 à la fin de la guerre de « Sept ans » ; beaucoup de Sénégambiens ont été déportés en Louisiane. Ensuite il y a eu des esclaves venus du Golf de Guinée, du Bénin notamment et aussi de l’Afrique centrale. Donc, quand on s’intéresse au langage, on retrouve beaucoup de survivances africaines. Dans le créole qui est parlé là-bas, nombre de mots sont d’origine africaine. La structure grammaticale, elle-même est africaine. C’est la même chose dans l’anglais afro-américain. La Louisiane demeurera encore le pays du vaudou. Pour la musique, on ne saurait envisager de chercher les racines du Blues et du Jazz en dehors de l’Afrique de l’Ouest, surtout de la Sénégambie. Mais il y a aussi des contes animaliers, dont celui de Boukki (l’hyène des wolofs) associé au lapin.
Quelle est la particularité de la Louisiane par rapport à d’autres Etats qui ont été esclavagistes ?
Le Sud des USA est agricole. Au lieu de parler de la Louisiane, je préfère parler du Delta du Mississipi : l’Etat du Mississipi, la Louisiane, l’Alabama, une partie de l’Arkansas. Quand on parle du Delta intérieur comme le Delta du Macina (Mali) et le véritable Delta, là où le Fleuve Mississipi se divise en plusieurs bras pour se jeter dans le Golfe du Mexique. Donc cette partie là, la basse vallée du Mississipi, était la partie la plus africaine des Etats-Unis. D’ailleurs dans les milieux nationalistes Afro-américains on l’appelle : New Africa. (La nouvelle Afrique) ; comme le Quebec était la Nouvelle France, le Mexique la Nouvelle Espagne. Des esclaves ont été déportés massivement en Louisiane à partir des côtes africaines ; mais également quand les Américains ont acheté la Louisiane en 1803 avec ses terres immenses et disponibles. Beaucoup de planteurs qui étaient dans le vieux Sud sur la côte Atlantique (Georgie, Virginie, les deux Caroline etc…), ont quitté ces Etats pour aller vers le nouveau Sud, c’est-à-dire la vallée du Mississipi. Ce qui a contribué à renforcer le contingent d’Africains dans la vallée du Mississipi, tant et si bien qu’elle est devenue la partie la plus africaines des USA où l’on comptait un blanc pour trois noirs pratiquement. Si l’on prend le cas du Delta Intérieur (une grande partie du Mississipi et de la Louisiane), réputé être le lieu de naissance du Blues, la concentration d’Africains étaient encore beaucoup plus grande où 70% des personnes déportées étaient d’origine Sénégambienne.
Avez-vous trouvé sur place des matériaux, des documents qui confortent la réalité des survivances de la culture africaine ?
Oui, il y a beaucoup de matériaux quand on fait un travail de terrain. D’abord, dans le langage, l’anglais parlé par les Afro-américains, notamment ceux de la Louisiane contient beaucoup de mots wolof. Comme le « honkey » ; d’aucuns disent qu’il vient de « xonk nopp » (homme blanc). Le mot qui est souvent utilisé par les bluesmen : « Mojo », c’est le talisman, le gris-gris en quelque sorte. Un chercheur américain disait qu’il viendrait du pulaar (mocco) et du Wolof (mocc). Si vous prenez les noms de famille en Louisiane, ce sont des milliers de personnes qui ont pour noms de famille Sénégal, c’étaient des Wolofs ; parce que dans les plantations, on listait les esclaves. Dans chaque plantation où il y avait un Wolof, on lui donnait le nom de Sénégal. Et certains ont choisi ce nom Sénégal après la période esclavagiste. Il y a aussi des milliers de gens qui ont pour nom de famille Pullar, c’est-à-dire que tous les fulbé déportés en Louisiane étaient systématiquement listés et inventoriés sous le terme : Pullar. D’autres ont eu comme nom de famille Ibo, sûrement des gens originaires du Nigéria actuel. Pour la religion, la Louisiane a toujours été un grand pays de vaudou. Le vaudou s’étend ici comme la religion traditionnelle africaine ; sûrement que les gens venus du Golfe de Bénin ont apporté l’impulsion fondamentale. En dehors des cultures non matérielles (langage, religion etc) il y a beaucoup de traces de culture africaine dans la cuisine. Le Louisianais, son plat fétiche est le « Gumbo ». C’est le même mot venu d’Afrique Centrale qui, ici, désigne un plat à base de « gombo ». Le mot qui désigne le légume est « okra », qui vient du pays Ashanti. Donc, un Africain qui y va n’est pas dépaysé du point de vue culinaire. Un autre plat qui s’appelle « Jambalaya », et c’est ma conviction que c’est une forme de cuisine née sur les côtes sénégambiennes tellement les liens sont profonds entre St Louis du Sénégal, La Nouvelle Orléans, Gorée etc… c’est donc un plat à base de riz, de viande et beaucoup de fruits de mer. On retrouve aussi ce goût des épices en Louisiane. Ce qui fait la célébrité de la cuisine de la Louisiane aussi, ce sont les plats qui dans les restaurants, partout aux Etats-Unis, ont un cachet typiquement Louisianais.
On peut également évoquer l’architecture. Il y a une forme architecturale qu’on ne retrouve nulle part ailleurs dans le Sud des USA. On en trouve des traces à Cuba, Saint Domingue, Haïti, mais aussi en Louisiane, le long de la vallée du Mississipi. C’est le « Shot gun house » (le canon de fusil). Et c’est un type d’architecture que l’on retrouve au Fouta (Sénégal) mais aussi en pays Soninké jusqu’à l’Est du Mali, donc surtout dans des régions où les déportés étaient originaires. En fait le « Shot gun house » est une maison qui était conçue pour les pays chauds et la Louisiane et le Mississipi sont véritablement des Etats où il y fait très chaud.On peut multiplier les exemples à l’infini.
Pour revenir aux cultures non matérielles comme la musique et pour quelqu’un qui connaît le Blues, surtout le Blues rural, quand on sait qu’il a beaucoup évolué, il s’est électrifié. Mais le Blues rural véritable, c’est celui où le seul instrument est la guitare, parfois on y ajoute l’harmonica. Donc, une seule personne peut jouer le Blues. Ce qui rappelle parfaitement nos musiciens Soudano-Saheliens, notamment les musiciens maures, peulhs, Songaï etc… comme Ali Farka Touré. Quand on écoute cette musique, on se rend compte qu’elle n’est pas née aux USA, c’est une forme de continuité bien qu’elle s’est transformée sur le sol américain avec notamment les nouvelles technologies. Mais quelqu’un qui écoute le Blues rural que l’on écoute très rarement ici n’est pas « dépaysé » par rapport à ce que l’on entend dans le Sahel et la savane africaine. (Nord du Sénégal, du Mali, le Sud de la Mauritanie).
Vous avez créé un festival de musique ici au Sénégal. Etait-ce pour faire le lien entre les origines de cette musique et son terreau actuel, le Mississipi, La Louisiane ?
On reproche aux universitaires d’être loin des préoccupations de la majorité. Très souvent, nos écrivions des thèses qui dorment dans les tiroirs et personne n’est au courant. Mon rêve était de traduire cette thèse en festival. La chance que j’ai eue est de vivre ma plénitude culturelle ici en Afrique et de la vivre aussi dans la Vallée du Mississipi. Mon rêve était de mettre en symbiose ce qu’il y a ici et là-bas dans le cadre d’un festival. La 1ère édition s’est déroulée à St-Louis du Sénégal avec beaucoup de musiciens venus du Mississipi, de la Mauritanie, du Mali, du Sénégal et c’est maintenant une symbiose extraordinaire. Mais ce n’est pas du tout facile. La culture ne mobilise pas les promoteurs. J’aurai bien aimé qu’on ait des Gaston Mbengue, Luc Nicolaï (qui sont dans la lutte avec frappe), dans la culture (rires). Peut être qu’un jour la culture aura de véritables mécènes. Mais je ne baisse pas les armes, je continue de battre pour mobiliser des moyens aux USA notamment pour pérenniser cet évènement.
Quelle est aujourd’hui la situation des descendants d’esclaves dans cette partie des USA ? Y a-t-il eu des mutations sociales et économiques en leur faveur ?
Il y a eu des mutations et des changements au Mississipi. Aujourd’hui la situation a beaucoup évolué. On trouve beaucoup d’étudiants noirs dans l’Université du Mississipi. On y retrouve beaucoup d’entrepreneurs noirs et d’autres professions libérales. Mais pour la grande majorité des habitants du Mississipi, les choses n’ont pas bougé. La pauvreté est là, persistante. Et vraiment dans certaines parties du Mississipi, on se croirait au Sénégal. Bien sûr les gens ne sont plus dans les plantations, la mécanisation est passée par là ; mais les « nouvelles plantations » que je vois : ce sont les « Mac Donald » et autres Fast Food où les employés pratiquement sont tous des Afro-américains. C’est vraiment l’impression que j’ai quand je vais dans cette partie des USA. La pauvreté est là.
On parle beaucoup de Barack Obama, qui va briguer la Présidence des Usa. Est-ce que les Afro-américains peuvent espérer des changements sociaux au cas où il serait Président ?
De toute façon, c’est déjà bien qu’un noir soit parmi deux des candidats à la Présidence. On n’osait même pas y penser, il y a 40 ans. Comme le dit l’adage : « il n’y a qu’à attendre, tout arrive un jour ». Quant à espérer des changements de la présidence de Obama… ? Peut-être que cela va contribuer à donner à beaucoup d’Américains, un regard nouveau sur la notion de race. Le racisme est une construction qui se fait à partir du haut. Souvent les théoriciens du racisme n’y croient même pas. Ce sont des gens qui, pour atteindre des objectifs bien précis construisent des théories racistes et très souvent c’est pour sécuriser des ressources entre les mains d’une minorité. Et après, ces théories racistes sont disséminées au niveau du peuple et ce sont ceux qui exécutent le plus souvent, les basses besognes. Ceux qui lynchaient les Noirs dans le Sud des Usa. Ce n’était sûrement pas les théoriciens du racisme. Donc, peut-être qu’au niveau de cette masse critique, de cette majorité de la population, il y aura un changement qui va contribuer à donner au commun des Américains une vision nouvelle sur le noir. Ce serait de ce point de vue une excellente chose qu’Obama soit élu. Maintenant quand il s’agit de progrès en termes économiques, de statut social, je crois que c’est une autre bataille. Nous sommes dans un système capitaliste et je ne pense pas que la venue de Obama puisse changer le système social et le niveau de vie de ces gens là. Le système est au dessus de Obama.
Avez-vous à travers votre expérience américaine, un rêve à partager avec nos lecteurs ?
Mon rêve ? Qu’il y ait des vols charters réguliers entre la Nouvelle Orléans et Dakar. Cette partie des Usa est tellement liée à l’Afrique, historiquement, culturellement. Et ils sont de plus en plus conscients de cela ; surtout ceux qui font des études savent la profondeur des liens avec l’Afrique et précisément avec la zone sénégambienne. Ce serait formidable, qu’au niveau de l’Etat, on puisse avoir une coopération assez solide entre par exemple le Sénégal et directement avec l’Etat de Louisiane. Les USA sont un Etat fédéral, mais la coopération entre deux pays est possible.
Encore une fois, mon rêve est de voir des vols réguliers entre la Nouvelle Orléans et Dakar, que ces peuples qui ne sont qu’un, puissent se connaître et échanger. Et qu’il y a beaucoup de mariages… ! (Éclats de rire).
Mama Wane
Source : http://www.africanglobalnews.com