Quand ils eurent tous deux le ventre plein, Khatj-le-Chien retira son museau aussi gras qu'une motte de beurre et dit à sa compagne :
- Amie, tu as vraiment beaucoup à apprendre. Sache pour commencer que l'on ne doit manger d'un mets qu'après s'être assuré de ce qu'il y a au fond du plat.
C'est depuis ce jour que Ganar-la-Poule gratte et éparpille tout ce qu'elle trouve avant d'y mettre le bec.
- IV -
Aux yeux de ses parents, M'Bott-le-Crapaud était encore trop Jeune sans doute. Toujours est-il que ceux-ci n'avaient jusque-là jugé utile de lui apprendre que quelques rudiments de ce qui faisait le fondement de la sagesse du clan. S'ils lui avaient conseille de ne point frayer avec Bagg-le-Lézard, qui ne savait que courir tel un esclave faisant une commission pour son maître; s'ils lui avaient, maintes fois déjà, recommandé de se méfier de Djanne-le-Serpent, qui savait, si fort à propos prendre la teinte et la forme d'une liane ; de le fuir même quand il se déshabillait et laissait son boubou contre l'écorce des branches fourchues, ils avaient Juge que ses oreilles étaient encore trop frêles pour lui conter la mésaventure qui arriva à leurs aïeux par la faute de l'un d'eux trop ambitieux; mésaventure où faillit périr, à jamais, tout le peuple des crapauds.
Il y avait de cela des lunes et des lunes, des mares s'étaient remplies de l'eau du ciel et s'étaient desséchées aux ardeurs du soleil, l'on ne savait plus combien de fois ; des générations et des générations de crapauds ont passé depuis sur terre et rempli de leurs voix des nuits incalculables, qui, depuis, sont ailées rejoindre les ancêtres, lorsque l'arrière-arrière-grand-père de l'arrière-arrère-grand-oncle de Mamou-Mamatt M'Bott, l'arrière-grand-père des grands-parents de M'Bott-le-Crapaud avait rencontré sur son chemin la fille du vieux Calao, la terreur du peuple serpent, et en était tombé amoureux. Il avait demandé la fille serpentaire en mariage. On la lui avait accordée.
Un Jour le vieux Calao, dont la vue avait beaucoup baissé, flânant de son pas lent et balancé, avait rencontré sur un sentier un crapaud ; celui-ci n'avait-il pas eu le temps, ou peut-être simplement l'intention de le saluer? (Car il ne faut point croire que tous les crapauds furent toujours, ou sont devenus de nos jours, d'une politesse extrême.)
Le vagabond sautillant ne s'expliqua pas. A supposer qu'il l'eût voulu faire, Calao-le-vieux ne lui en avait pas offert l'occasion ; projetant son long cou sur ce qui bondissait devant ses yeux qui n'étaient plus assez bons, il avait refermé son bec sur le crapaud qui tel une boulette de pâte de mil copieusement enrobée d'une sauce filante de gombo avait suivi docilement le chemin qui mène au ventre.
- Dire, avait pensé Calao-le-vieux, dire que j'ai failli terminer mes jours déjà si longs, sans connaître cette chair succulente, ni le goût du crapaud.
II s'en était revenu au village et avait raconté la chose à son griot.
- Maître, avait dit celui-ci, il ne tient qu'à vous de vous en régaler, toi, tes enfants et tes amis.
- Mais comment faire ? s'enquit le vieux serpentaire.
- Maître, un gendre refusera-t-il jamais à son beau-père une journée de travail au champ ?
- Pas chez nous.
- Ni ailleurs. Maître ! Demande donc au tien de venir payer sa dette de gendre en retournant ton champ. C'est un bon fils dans son village, il viendra avec ses amis et les amis de ses amis.
Il en fut ainsi, quand Calao-le-vieux envoya dire au mari de sa fille qu'il était temps qu'il vînt lui prêter ses bras, car la lune des semailles approchait.