Depuis une quinzaine d’années, Internet renforce une identité soninké internationalisée, indépendante des États, qui s’appuie sur l’esprit d’entreprise des Soninkés et leur parfaite adéquation avec la mondialisation. La communauté soninké comporte environ 1 300 000 locuteurs, répartis entre l’ouest du Mali (pour la plus grande partie), le sud de la Mauritanie, l’est du Sénégal et l’est de la Gambie. Elle est minoritaire dans chacun de ces pays, mais elle connaît une importante diaspora à travers le monde, notamment en France. Ainsi, les Soninkés, leur langue et leur culture apparaissent de façon croissante sur Internet, à travers un ensemble assez divers de sites, blogs et réseaux sociaux.
La place de la langue. La langue soninké tient un rôle fondamental en tant que symbole identitaire, bien que la langue de la communication écrite de cette communauté reste majoritairement le français. C’est à l’étranger que l’on a commencé à écrire la langue soninké en caractères latins. Durant les années 1970, l’usage écrit du soninké a fait son apparition dans le milieu des étudiants soninké de l’Université El-Azhar en Égypte et dans le milieu des travailleurs immigrés en France. L’Association des étudiants soninké du Caire publia les premiers livrets en soninké ; l’Association pour la promotion de la langue et la culture soninké (APS) fut fondée à Paris en 1979. Auparavant, l’arabe faisait office de seule langue écrite. D’autres langues africaines étaient par ailleurs privilégiées dans les nouveaux programmes d’alphabétisation des pays d’origine : le bambara au Mali, le wolof au Sénégal. Quant au gouvernement de Mauritanie, il tenait à maintenir la prépondérance de l’arabe.
À la même époque, le soninké connut de nouveaux usages médiatisés sous sa forme orale : cassettes enregistrées permettant l’échange des nouvelles plus efficacement que le courrier classique [1][1] Le kaseti (déformation du mot cassette) était un moyen... ; cassettes de chants de griots et de chansons modernes vendues dans toute la communauté (remplacées plus tard par les CDrom). À partir de la fin des années 1980, le soninké trouva largement sa place dans les radios « rurales » qui commencèrent à fleurir, comme par exemple la « Radio rurale de Kayes », créée en 1987 et animée par Demba Traoré.
La langue soninké sur Internet. Lorsque la langue soninké est utilisée sur Internet, ce sont généralement les formes des parlers de l’Ouest qui sont privilégiées. Il s’agit de la « zone des trois frontières » (à cheval sur Mali, Mauritanie et Sénégal) d’où proviennent la majorité des migrants. En revanche, le soninké de l’Est (de la zone s’étendant de Nioro à Nara, au Mali) est peu utilisé. Ainsi, une standardisation de la langue écrite s’opère peu à peu sur Internet, le Web facilitant le renforcement d’une identité soninké transnationale aux dépens d’une identité nationale.
En ce qui concerne le code graphique, le soninké est soit écrit à la française sans que l’on se pose beaucoup de questions, soit écrit en essayant de respecter les normes officielles (du Mali, du Sénégal et de Mauritanie). Dans ce dernier cas, les sites Internet s’efforcent d’utiliser les deux caractères phonétiques spéciaux des transcriptions officielles : le N vélaire (?) et le N palatal (? au Mali, ñ au Sénégal et en Mauritanie). De nombreuses difficultés surgissent alors, et ces caractères sont souvent remplacés par des carrés blancs ou divers autres symboles, car ils sont absents de la plupart des polices typographiques et nécessitent un matériel spécial. Effectivement, peu de scripteurs possèdent les compétences et les logiciels nécessaires à la reproduction des deux caractères spéciaux. Cela réserve la langue écrite à quelques militants passionnés qui maîtrisent parfaitement l’informatique. Il serait possible de remplacer la lettre « ? » par le digraphe « nw », et la lettre « ? » / « ñ » par le digraphe « ny » ; mais il est difficile de faire évoluer les choses, car il s’agit là d’un enjeu identitaire.
Malgré les problèmes de code graphique et de standardisation, les sites soninké se multiplient sur le Web et offrent une grande diversité. Cependant, alors que des pays tels que le Mali et le Sénégal mènent désormais une politique d’introduction des langues nationales (dont le soninké) dans l’enseignement primaire, la présence de la langue soninké sur les sites officiels est très réduite et se limite à l’organigramme des ministères concernés. Le développement du Web soninké n’est donc nullement le fait des autorités nationales africaines, mais l’œuvre de migrants, de militants culturels et d’associations.
Les sites et blogs culturels et de développement. Onze sites d’associations et cinq blogs de militants se consacrent principalement à la langue et à la culture soninké. Les sites visent généralement plusieurs objectifs : permettre un retour aux sources des secondes générations nées à l’étranger ; faire connaître la culture soninké aux non-Soninkés ; fournir un lien entre l’Afrique et la diaspora ; apporter un soutien au développement des régions d’origine.
« Soninkara.com » est le plus important de ces sites et fut fondé en 2000 par Fodyé Cissé, Soninké sénégalais vivant en France [2][2] www.soninkara.com. Le site de l’Association culturelle des Soninkés en Égypte, « Soobe », présente quant à lui trois versions, en français, anglais et soninké [3][3] www.soobe-fedde.org. Le site « Soninkara Kafo », portail des Soninkés du Canada, propose un « cours audio de soninké » [4][4] www.soninkara-kafo.com. Ces sites sont basés dans le monde entier et pas forcément en Afrique. Parmi les cinq blogs culturels de militants – tous créés par des originaires de Mauritanie –, un blog de poésies soninké est animé par Ladji Ndiaye qui vit maintenant en France [5][5] www.soonipoesie.musicblog.fr. La plupart de ces sites et blogs sont en français (ou quelquefois en anglais), avec une part de plus en plus importante pour la langue soninké ; mais ceux majoritairement en soninké sont encore peu nombreux.
Des Afriques connectées, les autoroutes numériques autour de l’Afrique, 2011-2013
Une quinzaine de sites de municipalités africaines ou d’ONG françaises sont centrés sur les questions de développement dans les régions soninké. De façon générale, ils sont en français et ne contiennent que rarement des textes en soninké ou sur la langue soninké. Néanmoins, ils permettent l’introduction des technologies de l’information et de la communication (TIC) dans le paysage rural, comme le site de l’ADENA (Association pour le développement du village de Nayé, région de Kayes, Mali) [6][6] www.site-adena.com.
Une douzaine de blogs festifs ont été créés en France par des jeunes se réclamant explicitement d’une identité soninké. Ils présentent esssentiellement de la musique moderne, des chansons et de nombreuses photos. Ces blogs sont généralement rédigés en français. Néanmoins, le soninké est présent dans la mesure où les chansons sont dans cette langue (y compris du rap) et où il s’agit d’affirmer une appartenance identitaire qui, en l’occurrence, se définit par la langue. Citons l’exemple d’une bloggeuse au pseudo de Soninkecrew, qui déclare : « Ce blog est dédié a tous les Soninkos ; donc si vous êtes ici, c’est que vous êtes de LA FAMILLE !!! » Toutefois, elle ajoute : « Blog mis en ligne pour tous les surfeurs soninko et non soninké. » [7][7] www.soninkecrew.skyblog.com
Les groupes Facebook. Sur Facebook, environ 130 groupes de plus de 10 membres se réclament de la culture soninké [8][8] Le nombre de membres, pour chaque groupe cité, correspond.... Notons, par exemple, les groupes suivants : « Soninkara - Les proverbes et citations soninké » avec 201 membres ; « Rap soninké » avec 326 membres ; « Maadi Kaama, philosophe soninké » avec 383 membres ; « Soninkés in the World » avec 991 membres ; « Marenmou Soninkho o Yanibaane Yade - The King of Soninkara » avec 2 311 membres ; enfin, « Miss Soninké France » avec 2 890 membres.
Les langues utilisées sont soit le français, soit le soninké écrit à la française, soit le soninké écrit selon les normes officielles. Il existe un groupe qui utilise exclusivement le soninké, c’est « Sooninke renme, an xannen safa » (Enfant du peuple soninké, écris ta langue). Il rassemble des intellectuels qui écrivent parfaitement leur langue en suivant les normes officielles ; mais il reste assez minoritaire avec 77 membres.
Comparaison numérique. Il est intéressant de comparer ces données avec celles concernant d’autres groupes linguistiques disposant de groupes Facebook de plus de 10 membres.
— Deux communautés linguistiques d’Afrique occidentale connaissant une importante diaspora : on dénombre environ 170 groupes peuls (y compris du Nigeria) et 24 groupes mandjak (communauté originaire de Guinée Bissau, ayant une diaspora au Sénégal et en France).
— Culture mandingue et Mali : 80 groupes se réclament de la culture mandingue, bambara ou malinké (y compris les amateurs de musique) qui concerne au moins six pays ; environ 350 groupes se réfèrent au Mali ou aux Maliens (y compris sport, politique et groupes étudiants). Ces groupes utilisent essentiellement le français et peu le bambara (ou un autre parler mandingue). Il existe un groupe de 269 membres qui milite pour l’écriture « n’ko » du malinké, mais il utilise le français.
— Swahili d’Afrique orientale : environ 450 groupes se réclament de la langue ou de la culture swahili. La majorité d’entre eux proposent d’enseigner ou de développer la langue swahili, ou utilisent le swahili comme moyen de communication
Les groupes Facebook soninké surpassent donc en nombre les groupes mandingues, alors que la langue soninké est beaucoup moins parlée. Par ailleurs, le nombre de 350 groupes se référant au Mali (en tant que nation) nous informe que la plupart des Maliens ne vont pas mettre en avant leur identité linguistique ou ethnique (tout en utilisant le français comme langue écrite). Ce sont essentiellement des Soninkés qui insistent sur leur identité propre, et notamment ceux de la diaspora. Le nombre de groupes soninké (130) est certes inférieur au nombre de groupes peuls (170), mais vu l’importance numérique de la population poulophone, il semble que les Soninkés ont proportionnellement plus investi le Web que les autres
L’affirmation identitaire. En 1994, une enquête menée sur les sentiments identitaires des Maliens de langue soninké présents dans la région parisienne (où vivent aussi des Soninkés d’origine sénégalaise ou mauritanienne) avait révélé une identité plutôt éclatée : la priorité était donnée à l’identité musulmane (procurant une certaine intégration dans la vie locale), l’identité soninké venait en seconde position et le sentiment d’appartenance à la nation malienne en troisième. En revanche, les Maliens de langue bambara se réclamaient d’une identité nationale malienne relativement unifiée possédant, parmi ses composantes, la pratique de la langue bambara (en tant que langue nationale, mais non en tant que langue ethnique), la pratique de la religion musulmane et une tradition historique dans laquelle l’animisme trouve sa place. Or, Internet fait surgir un nouveau discours identitaire soninké, très structuré. On peut le caractériser ainsi : existence d’un peuple soninké ayant ses racines en Afrique occidentale mais possédant une diaspora dans le monde entier ; utilisation d’une langue, le soninké, qu’il convient de maintenir ; participation à une religion, l’islam, que nul ne songe à contester ; référence historique à l’empire du Wagadou (l’ancien Ghana des voyageurs arabes, distinct du Ghana actuel) qui précéda l’empire mandingue.
Internet et les autres médias participent ainsi à la construction d’une identité soninké qui ne se confond pas avec un État particulier et dans laquelle la vie en diaspora est assumée et devient une composante essentielle. Dans ce processus, la langue soninké tient un rôle fondamental en tant que symbole identitaire, mais la langue de la communication écrite reste majoritairement le français. En effet, à cause d’un parti pris théorique ne tenant pas compte de l’environnement culturel et technologique, le soninké s’écrit avec une transcription phonétique difficilement maîtrisable par les usagers de base. On est encore loin de la situation de l’Afrique orientale où le swahili, qui n’est lié à aucune identité spécifique, est une véritable langue de communication écrite connaissant un usage massif dans tous les médias (anciens comme nouveaux, y compris Wikipedia). Il est vrai que le swahili (comme la plupart des langues bantou des pays anglophones) s’écrit sans caractère phonétique spécial. Là est la clé d’une réelle utilisation des langues africaines dans les médias écrits, afin que celle-ci ne demeure pas un simple projet idéaliste.
Par Gérard Galtier
Docteur en linguistique et chargé de cours de langue soninké à l’Inalco (Paris), Gérard Galtier a également suivi une carrière professionnelle dans des sociétés de presse et d’édition spécialisées sur l’Afrique subsaharienne et les pays du « Sud ».