Par André Grjebine, directeur de recherche à Sciences Po, Ceri.
Admettons que la proposition d'un ministère de l'Immigration et de l'Identité nationale soit ambiguë, même s'il faut une singulière mauvaise foi pour prêter à Nicolas Sarkozy des arrière-pensées vichystes ou (et) racistes. L'identité d'une société résulte de la cristallisation d'innombrables éléments et cette construction évolue au fil du temps. Il serait donc étrange de confier à un ministère le soin de la figer. L'attitude à l'égard de l'immigration est bien davantage le symptôme d'une crise de l'identité nationale que sa cause, ce qui ne signifie pas que l'immigration n'y ait aucune part et que la politique qui sera suivie ne puisse réduire ou aggraver cette crise.
La pensée dominante veut que la France soit définie par les trois mots de ses frontispices : liberté, égalité, fraternité, auxquels il est courant d'ajouter la laïcité. En réalité, au revers de la France qui s'inscrit dans le prolongement des Lumières, s'est édifiée une autre conception de l'identité : celle des anti-Lumières. Pour être moins apparente, cette dernière n'en est pas moins profondément ancrée dans notre société. Dans la première conception, l'État ne reconnaît que des citoyens et lutte contre les particularismes. La conception adverse encourage, au contraire, les communautarismes.
De nos jours, cette opposition ne se confond plus avec le clivage gauche-droite, à l'exception d'un débat purement théorique, et on serait tenté de dire « naïf », entre les partisans d'une « immigration zéro » et ceux qui souhaitent une libéralisation complète au nom des droits de l'homme ou pour des raisons économiques. Par-delà ces approches chimériques, les véritables options qui s'opposent ne s'expriment pas en termes d'accueil ou de rejet de l'immigration. Chacune d'elles veut en limiter l'ampleur tout en l'instrumentalisant à son avantage.
Les héritiers des anti-Lumières entendent réintroduire le religieux au coeur de la cité et réhabiliter les communautarismes porteurs de replis sur soi identitaires. Il n'est pas rare qu'ils fassent cause commune avec des mouvements fondamentalistes implantés dans des populations issues de l'immigration. La puissance de ces courants vient moins du nombre de ceux qui les supportent activement que des citoyens qui sont devenus exclusivement soucieux de leur confort et de leur tranquillité et n'aspirent plus qu'à un apaisement à tout prix.
De l'autre côté, la France des Lumières a de tout temps attiré des immigrés fuyant les persécutions politiques ou religieuses. C'est souvent parmi eux que se recrutent les représentants les plus ardents de la démocratie laïque dans les pays d'accueil. C'est évidemment cette immigration qu'il faut encourager. Dans cette optique, il convient, en premier lieu, d'exiger des immigrés, comme de n'importe quel résident, le respect d'un certain nombre de principes codifiés par les lois. Cette exigence qu'expriment, d'une manière ou d'une autre, les principaux candidats, est évidemment difficile à imposer, mais une politique d'apaisement ne peut qu'accroître la difficulté, chaque concession préparant la suivante. À cet égard, les discours euphorisants de certains candidats, dans les quartiers difficiles, sont de mauvais augure.
En réalité, le problème est plus complexe encore. Contrairement aux pays anglo-saxons, où il ne s'agit que d'assurer la coexistence entre communautés vivant dans des territoires distincts, en France, l'ambition a longtemps été d'« intégrer » les immigrés. Par-delà le respect des lois, c'est celui des codes sociaux qui leur était demandé. Dès lors que cette pression sociale a été stigmatisée comme discriminatoire, voire raciste, le mécanisme d'intégration, qui a fonctionné pour les générations précédentes d'immigrés, s'est grippé. Est-il encore temps et surtout avons-nous le courage de renouer avec ce modèle ? Sinon, notre société ira de plus en plus vers un modèle de type anglo-américain, alors même que ces pays tendent à le remettre en question. La Commission européenne a déjà tendance à prôner des solutions de type multiculturaliste. Réexaminer sans angélisme ces questions et proposer des mesures en conséquence devrait être l'un des enjeux majeurs de ces élections.
Source : Le Figaro