L’auteur présente les résultats de quatre études récentes qu’il a menées sur la psychologie sociale du sujet immigré bilingue, enfant ou adulte, à partir de réactions linguistiques de celui-ci.
Les comportements linguistiques analysés font apparaître une grande diversité de stratégies identitaires selon la spécificité de chaque situation et une utilisation ingénieuse et infiniment variable des codes qui favorise l’adaptation de la personnalité.
Les propos suivants essaient d’interpréter les résultats de quelques études qui nous ont intéressé ces dernières années, dans le but d’approcher la psychologie sociale du sujet immigré bilingue 1 à partir des variations de ses réactions linguistiques. Pour cela, nous avons eu affaire à plusieurs sortes de migrants, en mobilisant des stimuli différents ; nous présenterons rapidement quatre de ces investigations puis les remarques faites, avant de proposer des éléments de réflexion.
1. La première sorte de recherche (publiée en 1987) a prolongé une action expérimentale de pédagogie interculturelle effectuée antérieurement et pareillement dans des classes primaires du Doubs caractérisées par une présence majoritaire d’enfants d’ouvriers étrangers 2. Avec le souci de fournir des méthodes à la fois pratiques (faciles à reproduire sur les terrains dotés de moyens ordinaires) et valables (évaluées avec assez de rigueur scientifique pour permettre tout transfert), ces recherches-actions ont visé la légitimation des langues d’origine (séances de contact et d’observation de l’arabe, introduction de cours intégrés...), en tenant compte de leurs représentations socioculturelles, selon les principes de la pédagogie interculturelle (activités communes avec collaboration des maîtres français et étrangers). L’hypothèse était que, dans ces conditions favorables de bilinguisme et même avec de jeunes élèves, l’aptitude métalinguistique se développerait et le comportement de la classe serait amélioré.
2. Un autre genre de travail (publié en 1989 3) a rapporté les variations du jugement esthétique d’un échantillon d’adultes espagnols et chiliens (également partagé selon les variables d’âge, d’instruction, de sexe, d’ancienneté dans le pays) invités à s’exprimer en deux langues devant douze reproductions de peintures célèbres, caractérisées de même façon par la nationalité (espagnole/française) de l’artiste, le style (moderne/réaliste) et le thème de l’œuvre (société/famille/individu). On espérait un comportement expressif différent, de la langue espagnole à la langue française, avec des écarts significatifs susceptibles d’éclairer la personnalité de ces migrants plus ou moins acculturés et plus ou moins instruits.
3. Ce sont les variations de l’opinion selon le vecteur linguistique qui ont été, par ailleurs, examinées dans trois échantillons d’une vingtaine de sujets immigrés 4 caractérisés notamment par la nationalité, l’âge et l’ancienneté en France (Marocains - les plus jeunes et moins anciens ; Cambodgiens - les plus âgés et anciens) et par la présence majoritaire d’intellectuels de sexe masculin. Ces migrants ont répondu - d’une part en langue française, d’autre part en langue étrangère - à une douzaine de questions d’intérêt général se rapportant à des problèmes socioculturels contemporains.
4. Enfin, dans une autre publication à venir 5, nous avons voulu compléter la comparaison des réactions selon la langue émises directement par les sujets à partir de stimulations provoquées, par l’étude comparative des attitudes exprimées indirectement, plus ou moins consciemment, dans des poèmes spontanément produits en des langues différentes par des auteurs bilingues « migrants ». Un choix de doubles créations de quatre auteurs francophones (italien-français, allemand-français, arabe-français, anglais-français) a pu être réuni et les changements observés alors d’une langue à l’autre ont été vérifiés en confrontant des poèmes créés, à deux reprises, dans une autre langue que le français (italien-anglais, anglais-latin...). Notre hypothèse prévoyait qu’un comportement original se manifesterait à ce niveau plus profond de la personnalité libérée, à deux reprises, dans un texte poétique.
Dans la diversité de leurs conditions expérimentales et en dehors de la part des projets qui ne nous concerne pas ici, ces investigations ont donc toutes permis d’observer le comportement psychologique de plusieurs migrants oscillant entre deux systèmes linguistiques :
- enfants doublement sollicités par des stimulations verbales de type scolaire interculturel ;
- adultes invités à s’exprimer en deux langues à partir de stimulations picturales ;
- adultes invités à s’exprimer en deux langues à partir de stimulations verbales ;
- artistes créant deux fois à partir du même thème d’inspiration.
L’action expérimentale de pédagogie interculturelle
Avec les premiers, les actions de pédagogie interculturelle ont prouvé que la classe entière tirait profit d’un bilinguisme facultatif conçu dans une pratique interculturelle commune.
Mais ces expériences ont également révélé les réactions particulières d’élèves aux cours intégrés : les plus nombreux d’entre eux (les Maghrébins) se sont engagés pleinement, en manifestant le plus vif intérêt pour la « langue d’origine » et une entière participation aux activités proposées ; une majorité souhaite « tout comprendre », aide volontiers les camarades non arabophones, un enfant qui bégayait en langue française s’exprime maintenant sans hésiter en arabe...
Mais lorsque, exceptionnellement, l’attitude inverse est marquée, c’est d’une manière aussi nette. Au cours d’une séance d’animation, par exemple, un élève marocain refuse catégoriquement : « Je ne veux pas parler arabe, mais français. » De même, il y a lieu de noter un relatif échec du groupe arabophone à des épreuves dites « méta » destinées à juger la disposition des élèves à établir des correspondances interlinguistiques.
Quant aux migrants non maghrébins impliqués dans une procédure où l’école prend en considération une autre langue d’origine que la leur, ils adoptent généralement une attitude résolument partagée entre intérêt et contrariété : s’ils trouvent bon qu’une langue et une culture étrangères aux camarades français soient distinguées, en même temps, ils peuvent refuser (parfois violemment) d’accentuer leurs difficultés d’apprentissage avec un idiome non rentable au plan socioculturel.
Les variations du jugement esthétique
La variation, d’une langue à l’autre, du commentaire émis devant les reproductions picturales n’a pas traduit de modifications fondamentales du comportement des locuteurs hispano-français de la seconde enquête citée, tel qu’il a pu paraître dans l’expression des préférences, l’extraversion ou l’objectivité des jugements, etc.
Ces adultes assez dissemblables par l’âge (de 18 à 60 ans), l’instruction (du niveau primaire à la maîtrise), le temps passé en France (de 1 à 30 ans), le sexe (féminin à 60 %)... ne semblent pas avoir de gros problèmes d’adaptation.
Mais cette adaptation, toutefois, tend à être recherchée différemment selon les catégories. Ainsi, certains sujets (les plus jeunes, notamment) se singularisent en changeant le classement des peintures ou bien en manifestant plus d’admiration en langue française qu’en langue espagnole... Plus souvent, on constate une modulation des réactions, tour à tour indépendantes à l’égard des systèmes puis soucieuses de les respecter. Par exemple, les sujets de nationalité espagnole, les plus anciennement installés en France et les moins instruits, montrent une plus grande liberté d’expression dans la langue espagnole, mais c’est pour parler de l’Espagne, du pays, de la culture d’origine... De même, les sujets des catégories correspondantes (Chiliens, les moins anciens en France et les plus instruits) se permettent d’accentuer l’expression française de leurs préférences, mais en surveillant de leur mieux cette expression française.
Un tel comportement partagé, manifestant tantôt une prise de distance à l’égard des systèmes linguistiques et culturels, tantôt un alignement sur les normes, est notamment perceptible chez les sujets féminins dont l’effort d’application en langue française n’est pas incompatible avec leur engagement différent selon la langue (réflexions plus techniques en français, plus sociales en espagnol).
Opinions sur des problèmes socioculturels contemporains
D’une langue à l’autre, et pour l’ensemble des réactions, peu de différences significatives, également, dans l’opinion des soixante-trois migrants (marocains, cambodgiens, turcs) de la troisième enquête.
Ces intellectuels interrogés sur des problèmes de « famille », de « valeurs » et de « société » se montrent sensibles aux relations humaines surtout dans la langue étrangère et davantage positifs, pratiques en adoptant la langue française, mais leurs réactions sont rarement extrémistes.
L’influence du changement de langue a plus été perçue ici en considérant les questions que les personnes, car la langue française a paru réduire le modernisme des représentations socioculturelles estimées fondamentales (ou accentuer le modernisme des représentations jugées moins essentielles) sur des « pôles culturels » spécifiques, variables selon les échantillons et aussi les secteurs de questions.
Par exemple, les Marocains (pour le mariage mixte), les Cambodgiens (à propos des personnes âgées) et les Turcs (sur la question des divorces) se montrent conservateurs en langue française comme s’ils craignaient une évolution trop rapide sur ces points qui les concernent particulièrement. C’est contrairement aux Marocains que les Cambodgiens modernisent les propos relatifs à leur avenir ou au mariage mixte, en s’exprimant en français ; et dans cette même langue, les Turcs n’ont pas la même attitude en parlant de problèmes pourtant voisins : s’ils apparaissent conservateurs sur la question des divorces, ils jugent de façon moderniste les couples vivant maritalement...
Bref, chaque question, ponctuellement, se voit chargée de représentations jugées plus ou moins importantes selon la stratégie identitaire particulière de ces bilingues immigrés, et une manipulation des codes en découle.
L’inspiration poétique
Enfin, l’analyse des doubles créations poétiques a permis de relier la forme et le contenu de chacune des versions aux événements de l’époque, à l’histoire personnelle de l’auteur, au caractère de l’œuvre et de la langue employée..., si bien que le côté naturel ou personnel du texte a paru changer aussi bien avec les conditions d’écriture qu’en fonction de l’audience attendue par le poète. Par exemple, la « première langue » peut ne pas être employée aux mêmes fins : avec elle, tel auteur s’appliquera à faire revivre l’atmosphère concrète de ses souvenirs d’enfance, et tel autre entendra donner à son message une portée plus universelle.
La langue poétique est donc aussi un moyen d’adaptation de ce type de migrant aux exigences sociales et aux revendications de sa sensibilité ; mais il nous est apparu, surtout, que le poète s’investissait davantage dans l’une des productions comme s’il choisissait une seule « voix » pour s’exprimer vraiment. Et cette inflexion dans l’engagement nous a toujours semblé assez marquée pour affecter la qualité de l’une des deux productions.
Conclusions
L’observation de toutes ces réactions suscitées chez plusieurs sortes de migrants par des stimulations variées appelle quelques remarques.
D’abord, nous constatons que ces diverses stimulations ne provoquent pas le même effet : l’écart des réactions selon la langue n’est pas le même avec tous les « réactifs » et, parmi ces stimuli différentiels, il faut bien distinguer, d’une part, l’inspiration poétique et les stimulations verbales scolaires qui provoquent des comportements plutôt entiers, d’autre part les questions d’opinion et les reproductions picturales qui entraînent des réponses plus nuancées.
Dans cet éventail de stimuli possibles, il en serait de plus « actifs » que d’autres ; une émotion artistique ressentie personnellement, par exemple, serait de nature à diviser les réactions selon la langue beaucoup plus qu’une œuvre extérieure à commenter. Autrement dit, la personnalité serait d’autant plus exposée à la dissociation qu’elle est pressentie plus affectivement, plus intimement...
C’est une piste de réflexion, mais à suivre prudemment - car aucune de ces études n’a révélé d’inadaptation globale des migrants à leur situation de double culture - et tout en considérant les caractéristiques différentielles des sujets, aussi importantes que la nature des stimuli.
Au sein de la population de ces enquêtes, on peut en effet souligner les comportements plus égocentriques de certains (enfants et artistes) dont on a noté l’engagement et les positions tranchées. Dans les deuxième et troisième enquêtes, les adultes, au contraire, paraissent davantage rechercher l’adaptation : leurs commentaires ou l’interprétation de la question s’infléchissent tantôt en s’appuyant sur le consensus avec plus ou moins de grégarisme et de lourdeur, tantôt en utilisant les codes avec plus ou moins de distance individualisée et d’habilité. Les migrants les plus jeunes ou les plus anciens en France, ou ceux de sexe féminin, par exemple, ont paru à l’occasion adopter une expression plus singulière que celle des catégories correspondantes : l’âge, le degré d’acculturation, le sexe, mais aussi la nationalité, l’instruction, l’aisance socio-économique... orientent la recherche de l’adaptation socioculturelle de ces adultes tour à tour dans un sens plus communautaire ou dans un sens plus individualiste, suivant le modèle de société de référence et le degré de son intériorisation (moins accentuée chez les enfants et les artistes).
Ce genre d’études parvient ainsi à montrer comment les caractéristiques différentielles de ces sujets immigrés bilingues les conduisent à réagir aux stimuli différentiels de façon originale dans chaque langue, selon une stratégie identitaire appropriée à chaque situation ; comme l’influence dominante peut venir aussi bien des caractéristiques des sujets que des stimuli, il suit une utilisation ingénieuse et infiniment variable des codes, qui favorise apparemment l’adaptation de leur personnalité.
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1 Par commodité, nous emploierons le terme de « migrants ».
2 Voir les numéros 14 et 24 des Cahiers du CRELEF (Centre de recherche en linguistique et enseignement du français). Cette première recherche s’est effectuée dans le cadre de ce centre bisontin ; les trois autres recherches dans le cadre du GEPSIC (Groupe d’études de psychologie sociale et interculturelle de la communication) de l’université de Besançon également.
3 « Variations du jugement esthétique chez les bilingues hispano-français », in Cahiers de sociologie économique et culturelle, n° 12, Le Havre, décembre 1989, p. 143-166.
4 « Variations dans l’opinion selon la langue chez des sujets (Cambodgiens, Marocains et Turcs) immigrés en France ». À paraître dans les Cahiers du CRELEF, n° 29, Besançon.
5 « Psychologie du bilinguisme et Poésie ». Communication du 1er mars 1990. À paraître dans les Annales de l’académie de Mâcon.
Source : Maurice RIGUET, GEPSIC, université de Besançon.