L'explosion depuis plus d'une vingtaine d'années maintenant du nombre de travaux historiques portant sur les femmes ou « le genre » n'a touché que tardivement le continent africain. Les chercheurs anglophones ont amorcé cependant un mouvement qui ne cesse de susciter de nouvelles recherches. Cette réflexion, à la croisée de l'histoire des missionnaires, de l'histoire des femmes et de l'histoire coloniale, a profondément renouvelé les connaissances et la compréhension de la place des femmes dans des sociétés à la fois patriarcales et coloniales. Curieusement, étant donné la façon dont l'éducation structure les sociétés et les mentalités, l'éducation des filles en Afrique noire est un sujet qui n'est développé que depuis peu dans l'historiographie de la période contemporaine, la plupart du temps dans une forme encore inédite. Les sociétés missionnaires et les congrégations religieuses s'intéressent pourtant de manière précoce au sexe féminin. Les femmes « invisibles », soeurs ou épouses de missionnaires protestants, offrent souvent aux filles ou femmes africaines évangélisation, éducation, et soins de santé.
Du côté catholique, des congrégations s'implantent largement en Afrique occidentale (Sierra Leone, Guinée française, Nigeria) mais aussi à Madagascar, au Congo français, à Zanzibar et en Angola où elles ouvrent écoles de filles et pensionnats. Quel est l'impact de telles initiatives ? Quels modèles de féminité sont-ils proposés ? Les différentes stratégies, protestantes et catholiques, ont-elles laissé des traces durables dans la société africaine ? Enfin, la façon d'agir des groupes religieux avec les filles peut-elle nous éclairer sur leur société d'origine ?
Quelques ouvrages récents ainsi que des travaux de maîtrise permettent de suggérer des pistes de réflexion et devraient stimuler d'autres travaux sur la question de l'éducation. Le livre de Jacqueline Ravelomanana-Randrianjafinimanana est l'un des rares à placer l'éducation des filles au centre de sa réflexion sur le groupe merina à Madagascar entre le XVIe et le XXe siècle. Son analyse met en avant la similitude des buts des missionnaires catholiques et protestants : pour eux, la volonté d'éduquer les filles s'inscrit dans une préoccupation très européenne d'opérer des transformations sociales à travers la formation de bonnes épouses et mères de famille. Mais à cette optique s'ajoutent des préjugés envers les femmes africaines : jugées perverses et séductrices, on les estime aussi faibles et plus malléables que les hommes. À travers elles, les missionnaires souhaitent restructurer la famille africaine.
Le contenu pédagogique et l'organisation de l'enseignement traduisent cette visée domestique. La séparation des sexes est la règle et le bagage culturel transmis léger ; soeurs catholiques et femmes protestantes insistent sur les travaux ménagers et les travaux d'aiguille, en sus bien sûr de l'enseignement religieux. À partir de 1861, quand Madagascar s'ouvre vers l'extérieur, s'implantent des day-schools ainsi que des internats dirigés par des missionnaires anglais, norvégiens et français. Visant une élite urbaine, les protestants souhaitent, grâce au pensionnat, couper la jeune fille de son milieu d'origine.
Les catholiques, et surtout les soeurs de Saint-Joseph de Cluny, s'orientent davantage vers des milieux plus modestes et accueillent bien plus d'élèves : certaines écoles en ont jusqu'à 400 ! L'enseignement plus rudimentaire se concentre sur la religion et les travaux manuels et ménagers, avec présence d'ouvroirs pour financer les écoles. Le faible nombre de soeurs pousse la congrégation à adopter l'enseignement mutuel qui a l'avantage de former des maîtresses malgaches pour les campagnes.1 En 1885, les soeurs précisent qu'elles ont plus de 14 000 élèves dans des pensionnats, des écoles primaires et des écoles de village.2 On aimerait cependant connaître l'avenir des jeunes filles éduquées dans ces écoles-ouvroirs. Deviennent-elles de bonnes mères de famille ou des domestiques pour les congrégations ?
L'orientation réelle des études féminines missionnaires a fait l'objet d'un débat parmi les historiens anglophones, auquel Modupe Labode propose une réponse dans le cadre d'une étude fort riche sur l'action des missionnaires anglicans en Afrique du Sud. Elle analyse les écoles fondées par la Women's Mission Association, branche semi-autonome de la Society for the Propagation of the Gospel in Foreign Parts. Les femmes missionnaires anglicanes ouvrent des day-schools mais surtout des internats où leur idéologie de l'éducation féminine apparaît clairement : elles souhaitent former de bonnes mères de familles, en partie à travers « l'éducation industrielle » des filles.
Selon M. Labode, le fait que les élèves des internats soient souvent responsables des travaux ménagers de l'institution, relève plus d'une rhétorique forgée en Angleterre que d'une volonté concrète de former des domestiques. En revanche, ni les familles, ni les élèves ne semblent souhaiter une telle orientation pratique. En 1910, le missionnaire responsable de l'Institution St Agnès à Johannesburg note :
Les indignes ont du mal ˆ accepter et ˆ approuver le travail industriel pour leurs filles. Leur seule vision de l'ducation est un savoir livresque, et beaucoup de filles sont parties parce qu'elles n'aimaient pas faire le lavage, le mnage, etc. en plus du travail scolaire. Avec le temps, j'imagine qu'ils comprendront que, pour les femmes, d'autres formes d'ducation sont tout aussi importantes, sinon plus importantes, que le savoir scolaire !3
Ces femmes missionnaires ont surtout souhaité christianiser les familles africaines en formant de futures épouses modèles, mais dans la pratique il n'est pas rare de trouver leurs anciennes élèves domestiques pour les populations européennes. L'échec de la mission civilisatrice au sein de la société africaine est alors patent.
Les stratégies éducatives varient non seulement d'une dénomination religieuse à l'autre, mais aussi en fonction des données locales. Dans le sud-est du Nigeria, protectorat anglais, les protestants de la Church Missionary Society pratiquent la mixité dans les écoles primaires, comme dans les day-schools en Afrique du sud. Les catholiques doivent alors suivre le mouvement.4 Avec l'arrivée des soeurs de Saint-Joseph de Cluny en 1889, on ouvre des écoles réservées aux filles, mais les élèves restent en nombre très faible. En revanche, au Sénégal, cinquante ans plus tard, la non-mixité des écoles catholiques est très prisée.5 Les conflits entre missionnaires catholiques et protestants constituent alors un facteur important à considérer, comme le notent aussi les travaux sur Madagascar.
Pour la « Côte des esclaves » et le pays Yoruba, l'approche comparative des pratiques missionnaires catholique et protestante de Bernard Salvaing montre la convergence des stratégies malgré des visions différentes à l'origine. Dans les deux cas, les missionnaires se méfient de l'influence du milieu africain sur les jeunes filles et défendent l'éducation en internat. De manière générale les missionnaires anglais préconisent davantage l'européanisation des élèves alors que les Français sont moins « interventionnistes » sur le plan matériel (habitat, vêtement, etc.), mais B.Salvaing reste vague sur le contenu des études et leur orientation.6 Cette différence d'attitude reflète-t-elle la différence des groupes visés par les missionnaires ? Les catholiques semblent orienter leurs efforts vers les pauvres alors que les protestants visent davantage l'élite.
Il faut donc s'intéresser aux milieux africains touchés par ces écoles. Comparant l'enseignement public et celui des soeurs (surtout celles de Saint-Joseph de Cluny), au Sénégal entre 1930 et 1960, Karine Thomas souligne la hiérarchie importante entre les institutions. Les écoles religieuses surtout sont marquées par une différenciation culturelle forte entre les écoles européennes destinées à une élite et les orphelinats-ouvroirs (devenus écoles ménagères à partir de 1945) qui sont destinés à des élèves de la « brousse ». L'évolution démocratique du système scolaire français n'est pas reproduite dans les écoles congréganistes, au moins jusqu'en 1960 au Sénégal.
La résistance des familles aux stratégies missionnaires concernant les filles est un autre aspect intéressant des recherches récentes. Les enseignants se heurtent souvent à la méfiance des Africains. Quel avenir attend ces filles éduquées par des chrétiens ? Éduquant souvent des groupes marginalisés (anciennes esclaves, étrangères ou orphelines), les catholiques s'inquiètent des effets de la « surscolarisation ».7 Comme en France, la crainte du déclassement par l'éducation provoque, semble-t-il, une modification des programmes qui s'orientent de plus en plus vers des travaux pratiques, suscitant parfois des résistances. En Afrique du Sud, en 1877, la directrice de la Bloemfontein Training School réorganise le programme d'études en prévoyant, une semaine sur deux, huit heures de travail par jour dans la buanderie. Ses élèves, toutes apparentées à un chef du Selaka Rolong, se révoltent, soutenues par leurs parents. Cette réaction traduit des attentes différentes selon le milieu social. Les préjugés culturels des missionnaires ne leur permettent pas toujours de reconnaître les subtilités des aspirations sociales de leur clientèle.
Ailleurs, cependant, cette orientation pratique des études recueille l'adhésion des populations locales. En Afrique australe, les soeurs de la Sainte Famille de Bordeaux ouvrent des écoles de filles et des ateliers de couture. L'instruction professionnelle est alors plus développée pour les noires que pour les blanches.8 Fait surprenant pour l'Afrique, plus de filles que de garçons sont scolarisées, phénomène sur lequel il faudrait davantage s'interroger.9 K. Thomas aussi note la préférence des parents africains pour les classes des orphelinats catholiques où en plus d'un enseignement pratique, les soeurs parlent les langues locales.
En 1986, Yvonne Knibiehler et Régine Goutalier ont suggéré certains axes de recherche autour du thème « Femmes et Colonisation » qui sont toujours d'actualité. Elles s'interrogeaient notamment sur l'émergence de nouvelles élites féminines par les effets de la colonisation, et, ajouterai-je, par l'action missionnaire. L'éducation des filles africaines a-t-elle eu un effet plutôt déstabilisant ou émancipateur ? Il faut bien sûr tenir compte des facteurs géographiques et temporels ; l'affranchissement par l'éducation a certainement joué davantage au XXe qu'au XIXe siècle.
Enfin, certains travaux récents sur l'effort missionnaire mettent en lumière un autre domaine de recherches : de quelle manière l'action civilisatrice en Afrique nous éclaire-t-elle sur les sociétés européennes d'origine ? La mission génère de fortes envies féminines de voyage et de découverte, révélatrices d'un imaginaire féminin jusqu'à présent peu exploré alors que les archives de congrégations contiennent de nombreux récits de voyages.10
Beaucoup d'interrogations subsistent et pour le moment, les cas parti-culiers, objets de cet essai, n'offrent guère la possibilité d'une synthèse générale. Il faudrait porter une attention particulière à la localisation des écoles (sur le continent, en milieu rural ou urbain), à leur clientèle et à leur évolution, en rapport avec le développement d'un enseignement public soutenu par l'État colonisateur. Les filles d'Afrique noire ont été l'objet de projets pédagogiques fort divers dont les contours méritent développement à travers des études mi-nutieuses d'institutions particulières. Enfin, comme le comparatisme en histoi-re est dans l'air du temps, les historiens du monde européen profiteront certai-nement du « regard dédoublé » sur les femmes qu'offre le continent africain.
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Notes
1 Dans l'enseignement mutuel, une monitrice, élève plus âgée, est responsable d'un groupe d'une dizaine d'élèves.
2 Françoise Raison-Jourde juge ce chiffre de 14 000 improbable, Voir son Bible et pouvoir à Madagascar au XIXe siècle. Invention d'une identité chrétienne et construction de l'État, 1991, Editions Karthala, p. 483. L'annexe 9 de Ravelomanana renseigne sur le nombre d'élèves, la forme de l'école et le contenu de l'éducation (1996 : 339-349).
3 Labode 1991 : 137. La traduction est de moi.
4 Pagnon 1994.
5 Thomas 1996.
6 Salvaing 1984 : 46.
7 Voir Pagnon 1994 : 144.
8 Heinrich 1995 : 249.
9 En 1900, 100 000 Africains d'Afrique du Sud, dont une majorité de filles, reçoivent une éducation primaire, Labode 1993 : 130.
10 Voir Turin 1989, Basel Mission 1989.
Pour citer cet article
Rebecca ROGERS, « Éducation, religion et colonisation en Afrique aux XIXe et XXe siècles », Clio, numéro 6/1997, Femmes d'Afrique, [En ligne], mis en ligne le . URL : http://clio.revues.org/document386.html. Consulté le 15 février 2007.