A perception du corps différente, représentation différente. Quelques idées en vrac pour approcher autrement le corps dans l’art africain.
Etudier le corps dans l’art occidental amènerait aussitôt à manier une documentation immense. De la Venus de Milo à la Crucifixion de Grünewald, de la Naissance de Vénus au dernier autoportrait de Picasso, cet art a scruté l’homme - et en particulier son visage. L’art africain est moins prolixe à cet égard. Le peintre et son modèle d’Iba Ndiaye, trois ou quatre tableaux réalistes intimistes de Mamadou Dia avant qu’il ne chevauche l’abstraction, quelques oeuvres de Moustapha Fall Dabo...
Certes, la mode n’est plus à la contemplation paisible du réel, souvent restreint à un humour et une polissonnerie parfois non dénués d’intérêt marchand... Un auteur de « fixés sous verre » utilise volontiers un petit voyeur coquin qui relève les jupes ou épie les douches, ou bien représente la danse « ventilateur »...
On trouvera ci-après en vrac quelques courtes réflexions autour de la problématique du corps dans les arts africains.
Nudité
Il y a quelques décennies, dans de larges secteurs de la civilisation paléonégritique autour du 10° degré de latitude nord, la nudité était de règle. On pensait qu’un homme vêtu avait quelque chose à cacher et de vieux chefs jaloux de leur autorité avaient fait arracher les vêtements de jeunes « évolués ». Le désir de se singulariser les inquiétait. Le vêtement était souvent un premier symptôme d’une marche vers l’islam ou le christianisme, d’une recherche d’originalité.
Portraits et reliques
Lorsqu’on examine les sculptures africaines, on voit que les portraits sont rares. L’étude et la représentation des personnes avec leurs caractéristiques individuelles n’est pas commune. Les artistes se contentent en général de tailler une tête plus ou moins ronde, avec les attributs indispensables : yeux, nez, bouche. Beaucoup de sculptures dogons ont des traits réduits à l’abstraction : un trait en relief marque l’arête du nez et un creux figure les narines... Le symbole suffit. Les aquarelles ou gouaches de l’école de Poto Poto en sont d’autres exemples. Les artistes réduisent leurs sujets à une silhouette. Beaucoup de masques sont ainsi simplifiés à l’extrême, au gré de l’abstraction. Les portraits d’ancêtres des Kotas avec leur revêtement de cuivre n’ont pas besoin de ressemblance plus précise : ils contiennent le crâne. Ils sont l’ancêtre lui-même.
Anatomie
Dans certains rituels bwiti du Gabon, pour figurer les qualités divines, des artistes dessinent des pièces anatomiques : larynx, poumons, foie, testicules sont figurés par des croquis de couleurs diverses. Les dévots peuvent ainsi orienter leur pensée sur des objets et éviter le vide de l’abstraction. Chaque partie du corps paraît avoir, dans l’esprit des fidèles, un rôle particulier : par exemple, « le foie rafraîchit la colère ». Retrouve-t-on la dévotion catholique du XVIIIème siècle pour le Sacré Cœur ?
Le crâne, siège de la pensée, est l’élément essentiel de l’être. Aussi est-il objet de cultes. De là vient la décadence du rituel bwiti. D’un culte des ancêtres, les Fangs ont glissé à une pensée magique. En agissant sur le crâne, ils pensent contraindre l’esprit qui animait la relique. Le crâne ne devient plus qu’un instrument de puissance. Ils finissent par violer les sépultures pour s’en procurer.
Proportions enfantines
La tête, siège de la pensée et centre de la personnalité, est mise en valeur dans toute la sculpture traditionnelle africaine. Beaucoup de statues sont taillées sur des proportions éloignées de l’anatomie, souvent celles d’un enfant : grosse tête, importance des mains. Nombre de statues Byeri Fang ont les mains cassées : en vendant l’objet qui a une valeur sacrée, on cassait les mains, sans doute pour limiter les pouvoirs de la statue. Chez les Bwa du Burkina, le masque Dwo n’a de pouvoir et n’est consacré qu’après percement des yeux. Sinon, ce n’est qu’un morceau de bois.
Il serait audacieux de chercher des modèles esthétiques : nez droits des pièces soninké, fronts bombés ou élevés... Au Mali, certains objets ont mis l’accent sur des infirmités et évoquent les masques de maladies du Bénin ou du Nigeria. Les masques sont-ils alors des caricatures ou bien ont-ils une valeur curative ? Certains objets décrivent des maladies oculaires, ophtalmies purulentes, cécité. Font-ils allusion à des légendes comme celle du pied bot de Soundiata ? Doivent-ils conjurer les dangers des onchocercoses véhiculées par les mouches ?
Taille et hanches
La mode, de Dakar à Lomé, accepte parfaitement la grosseur. Des peintures sous verre glorifient les larges postérieurs, les « silhouettes généreuses » dont parle Renaudeau Strobel. La largeur du bassin évoque la maternité, les seins tombants la nourrice mère de famille. Chez les Ewondo ou Bané du Sud Cameroun, des filles se bandent très jeunes pour écraser leur seins. Une féminité épanouie par la maternité sera érotique.
Le vêtement exalte ces images. Il est signe de richesse. La taille est empâtée par des pagnes, des colliers de perles sur la peau arrondissent hanches et ceinture. Or et bijoux ont un grand rôle : colliers, boucles d’oreille, pièces d’or et d’argent soulignent les coiffures. Ambre, cornalines, corail ou perles de verre mettent en valeur cou et épaules.
Coiffure
Des masques faciaux encadrent souvent le visage d’une coiffure de cheveux taillés en brosse. Les masques blancs bapunu (que l’on attribue par erreur aux Pongwé) et les masques bundu des femmes Dans sont les plus caractéristiques. Il réservent à peine une place au visage. La calotte est constituée de nattes, de mèches sculptées, de crêtes entrelacées. Aujourd’hui encore, les enseignes des coiffeurs et les modes témoignent de l’importance de la coiffure.
Immobilité
A l’exception de celles des Lobis, les statues sont immobiles : les bras sont au repos le long du corps, les jambes un peu fléchies. Les personnages importants sont assis sur un siège assez bas. Sur les bras et la poitrine, l’artiste suggère des bijoux traduisant le rang du sujet. Les récentes expositions des objets archéologiques du Mali ont décrit les conquêtes des peuples cavaliers dans la vallée du Niger. On voit bien l’équipement et l’armement de ces seigneurs à fière allure mais l’Occidental habitué à mesurer sa considération au raffinement de la vêture s’étonne de leur nudité.
Fards, tatouages
Cela n’empêche pas une esthétique du corps lui-même. Dans les rituels concours de beauté des Peul du Niger, les paupières sont noircies au kohl, la peau est enduite d’ocre, les lèvres et gencives sont rougies... Un peu partout, les femmes se teignent au henné les paumes et doigts de signes mystérieux.
Tatouages et scarifications sont un langage complexe. Il ne répondent pas à une esthétique mais garantissent une généalogie et une protection magique. Des marques claniques signent l’appartenance à un groupe. Des tatouages successifs témoignent des différentes initiations tandis que des incisions auront un rôle médical.
par Jacques Binet
Source : Africultures