Réveillez vos aïeux ! Ils préféreraient retourner dans leurs tombes que de revivre parmi nous. Le modèle social qu’ils avaient mis en place à coups d’énormes sacrifices s’effrite. Il résiste difficilement à la modernité où la course aux richesses et l’égoïsme priment sur les liens du sang. Autrefois, chez les Soninkés, nul besoin de faire émigrer toute une fratrie pour l’équilibre économique de la famille.
Quand un seul membre de la famille s’installait en terre d’immigration, il mettait toutes les chances de son côté pour faire fortune afin de subvenir inlassablement aux besoins de sa famille au sens large du terme. Les Soninkés refusaient énergiquement la nucléarisation des familles. Ainsi, dans chaque famille, on y trouvait une constellation de frères, tous soucieux de l’équilibre familial. Le droit d’ainesse était strictement respecté.
Chaque famille remuait terre et ciel pour remplir son grenier familial. Quand les ressources s’amenuisaient, la famille regroupait ses économies pour envoyer un « digne » fils en terre d'immigration. Jadis, les pays africains étaient les destinations de rêve. Congo, Gabon, Cote d’ivoire, Sierra Léone, Angola étaient entre autres les destinations favorites. Beaucoup de Soninkés y ont fait fortune. Quand l’ainé prenait ses quartiers, il faisait appel à ses jeunes frères pour leur montrer la voie de la réussite. Que ce soit dans le commerce ou dans les autres formes de négoce, chaque ainé s’évertuait à « mettre le pied de sa fratrie à l’étrier ». Les proches cousins et les voisins voire les natifs du même village bénéficiaient également de cette main-tendue. C’est l’époque où le petit frère remettait son solde mensuel au grand-frère ou à l’oncle voire au responsable du village d’origine. Il faut toutefois noter que ces Soninkés d’antan, tant chantés par les griots comme Ganda FADIGA, étaient des modèles de droiture. Ils ont été éduqués dans le culte de l’honnêteté, de la solidarité et de la responsabilité. Ces valeurs étaient transportées tels des talismans en migration. Elles étaient gage d’une bonne entente fraternelle. Ainsi, la famille avait une seule banque à alimenter : le grenier familial.
Ce modèle social avait permis de « maquiller » la pauvreté dans plusieurs familles Soninkés voire dans plusieurs villages Soninkés. Quand Mamadou faisait fortune, toute la famille devenait riche. Sa fratrie bénéficiait ainsi d’un matelas financier pour se « réaliser ». Quelques beaux exemples existent dans plusieurs contrées Soninkés. Chaque frère investissait dans son domaine et mettait ses avoirs à la disposition de la grande famille ( Vivres, toits, entretien des femmes et enfants…). Qui d’entre nous, jeunes générations, savaient « détecter » à l’époque le détenteur de la bourse familiale ? Rares étaient les enfants qui pouvaient comprendre le fonctionnement de nos aïeux. En effet, les ainés étaient chargés de la gestion de la bourse familiale qu’ils soient riches ou pauvres. Quand ils vieillissaient ou vivaient à l’étranger, la bourse familiale était confiée au frère qui présentait le meilleur profil de gestionnaire avec l’accord de toute la fratrie. Le respect mutuel était une valeur cardinale dans les familles Soninké. L’assistanat qui est devenu de nos jours le jeu favori de certains soninkés n’avait guère moyen de prospérer à l’époque. Quiconque n’émigrait pas était affecté d’office aux travaux champêtres ou à un métier manuel ! Que l’on soit ainé ou cadet, on ne croisait guère les bras ! On cultivait mil, maïs, sorgho, légumes pour subvenir à sa manière aux besoins de la famille. Les greniers étaient remplis. Comme le dit l’adage Soninké « Une main lave l’autre ». Chacun apportait sa participation à l’effort de solidarité.
Les concessions Soninké étaient remplies de monde. Les frères, quel que soit leur statut matrimonial », vivaient sous le même toit. Qu’on soit polygame ou monogame, on partageait la même maison. A cette époque, quand le Soninké construisait, il le faisait pour toute la famille sans distinction de « cordon ombilical ». Que l’on soit demi-frère ou frère de lait, on avait droit à sa chambre selon son âge ou son statut. Le titre foncier n’avait aucune valeur aux yeux des occupants. La maison était un bien commun. L’espace appartenait à tout le monde. On disait à l’époque la maison des « Soumaré », la maison des « Sakho », la maison des « Dramé ». Il était rare de voir à l’époque un SDF Soninké ou un « locataire » Soninké. Tout le monde était logé à la même enseigne. On ne pouvait différencier lequel des frères était le plus riche. Les familles étaient soudées. Ainsi, plusieurs fratries avaient réussi à construire de belles maisons au village ou dans les capitales africaines ( Dakar, Bamako, Nouakchott, Banjul, Abidjan…).
Les ainés se sacrifiaient pour perpétrer l’héritage de leurs pères. Ils ne ménageaient aucun effort pour maintenir la cohésion familiale. Quand les familles s’agrandissaient, ceux qui partageaient le même père unissaient leur force pour construire une nouvelle concession pour désengorger la grande concession familiale. Une pratique tolérée à l’époque dans le monde soninké. Les anciens expliquent souvent les différentes ramifications familiales pour montrer aux jeunes qu’ils sont issus d’une même lignée. En pays Soninké, on parle de « Danmbe » ( lignée familiale). Nos aïeux avaient « cette culture d’imbrication familiale ». On accordait trop d’importance au « sein tété » et au « lien du sang ». Nul n’osait rompre ces liens du sang au risque d'être banni complètement du village ou de la communauté. Autant disparaitre que d’être à l’origine de la dislocation de la famille. Point de litiges à régler au tribunal ! Le linge sale se lavait exclusivement en famille. Ce modèle social distinguait les Soninkés d’autres ethnies. Ils étaient admirés pour leur esprit de solidarité, de partage et de cohésion. Lors d’un entretien avec Mbaye Dieye Faye, un célèbre percussionniste sénégalais et membre du super étoile de Youssou Ndour, il magnifiait le modèle social soninké en ces termes: «J’admire le fonctionnement des familles Soninké. Cette façon de faire allégeance aux ainés. Ce droit d’ainesse, j’y tiens. Cela renforce la cohésion familiale. Les plus petits respectent les plus grands et vice versa.Chacun a conscience de son rôle.Quand un membre de la famille fait fortune, c’est toute une famille qui devient riche. Moi, je suis griot. On vit de la même façon. C’est un mode de fonctionnement séculaire qui est basé sur la solidarité, le respect et l’entraide ».
Malheureusement, ce modèle s’affaisse sous le poids de la modernité et de l’évolution des mentalités. La course aux richesses et l’égoïsme ont eu raison de ce modèle social. Aujourd’hui, on est dans l’ère du « Chacun pour soi, Dieu pour tous ». «Bop Sa bop Ken talatoule Mbokh » : Chacun pour soi. Plus le temps pour la parenté. Ce proverbe Wolof sied parfaitement à la nouvelle organisation des familles Soninké. Aujourd’hui, malgré quelques résistances dans certaines familles, force est de constater que le monde soninké n’a que faire de l’héritage social des aïeux. Les familles nombreuses laissent de plus en plus la place aux familles nucléaires. On adopte de plus en plus le modèle occidental à savoir « Papa, Maman, les enfants ». Les causes de cette mutation sont profondes et multiples.
Dans certaines familles, les femmes constituent les premières obstacles à la cohésion familiale. D’aucuns iront chercher les causes dans la polygamie. Si elle contribue à l’effritement familial, elle ne peut être la cause de tous les maux. Dans certaines familles de frères monogames, on dénombre également plusieurs problèmes liés à l’héritage des pères-frères. En effet, comme expliqué tantôt, dans certaines fratries soninkés, les ainés étaient le seuls gestionnaires de la fortune familiale. De ce fait, quand il était question d’acheter des terrains ou de construire des maisons dans les capitales africaines, les documents portaient le plus souvent le nom de l’ainé des pères. Mais, quand les pères tiraient leur révérence un à un, l’héritage devenait un véritable casse-tête. Les enfants des cadets se retrouvaient souvent sans le sou. Ils se verront expulser de la maison familiale sans état d’âme par les femmes de leurs oncles, avides d’héritage. Dès lors, les biens revenaient à la seule famille du grand oncle qui fût par la force des choses le principal gestionnaire de la fortune familiale. Il faut noter ici qu’il était tout à fait normal de voir dans le monde Soninké les jeunes frères se tuaient à la tâche à l’étranger pour ensuite rapatrier les fonds au pays. Malheureusement, à cet époque, «Soninké connait pas papiers» pour imiter les ivoiriens. On faisait aveuglément confiance aux ainés pour qu’ils mettent l’argent en lieu sûr. Selon que l’ainé soit responsable ou pas, il investira l’argent dans l’immobilier ou dans le commerce en prenant soin de le mettre au nom du frère méritant ou à son nom propre. Plusieurs descendants de vieux soninkés furent confrontés à ce problème. Beaucoup verront la fortune de leur pères « diluer » dans celle de leurs oncles sans aucun moyen de rentrer dans leur héritage car ne disposant d’aucune preuve. Des maisons, des magasins, des terrains, des voitures, des billets de banque changèrent ainsi de propriétaire par négligence ou par calcul minutieux. De plus, certains frères se contentaient simplement de dilapider cette fortune en mariant de nouvelles femmes ou en rehaussant leur niveau de vie. Aujourd'hui, il est fréquent de voir des frères issus de même père connaitre des fortunes differentes. Les uns baignent dans l'opulence tandis que les autres tirent le diable par la queue. Une chose impensable à l'époque.
D’autre part, il faut chercher les causes dans l’effondrement du droit d’ainesse, gage de la cohésion sociale d’antan, dans la soif de richesse de certains ainés. Si les ainés d’hier étaient des modèles de droiture et de sagesse, force est de constater que cette race d’ainés ne court plus les rues. Les ainés d’aujourd’hui, surtout dans les familles polygames, cristallisent les rancœurs. Plusieurs d’entre eux font main basse sur l’héritage de la fratrie. Certains, plus malins, diluent même leur fortune dans celle du père afin de faire une « razzia » sur le pactole paternel. Plus âgés et autrefois plus proches du père, ils connaissent tous les secrets du papa. Conseillés par une mère « jalouse » ou « matérialiste », ils monteront tout un tas de stratagèmes pour s’accaparer de la fortune familiale. La course à la richesse les aveuglera au point qu’ils fouleront aux pieds les valeurs qui caractérisent le soninké : la solidarité, l’entraide, le respect, la droiture et l’honnêteté. Profitant de la naïveté de leur fratrie, ils iront jusqu’à falsifier des documents afin de s’octroyer toute la richesse paternelle ( immeubles, comptes en banque, terrains…). Cette race d’ainés monte en puissance dans le monde soninké. Au lieu d’être l’aiguille de la couturière, ils deviennent des « lames » de rasoir qui disséqueront les compartiments de la famille.
Il convient également de noter que la jeunesse soninké d’aujourd’hui n’a cure du droit d’ainesse. Rebelle, elle veut rompre avec le modèle social d’hier. Les jeunes sont de plus en plus solitaires. Ils cultivent le culte du secret. Comme on le dit : « Faites vos projets, la réussite de chargera du bruit ». Aujourd’hui, la famille se limite à « Papa, Maman » pour la jeune génération. Les jeunes préfèrent de plus en plus s’occuper de leurs projets personnels que de concourir à l’équilibre familial au sens large. La solidarité devient un vain mot. Ils donneront l’exemple de leurs pères, anciens richards sans le sou au crépuscule de leur vie parce qu'ils ont investi toute leur fortune dans l’équilibre économique de la grande famille. Ces guerriers d'hier sont "moqués", "ignorés" voire "snobés" par les nouveaux riches de la famille. Une façon de dire que le monde Soninke est ingrat avec le bienfaiteur.
Les histoires de jalousie et de « Maraboutage » viendront exacerber les tensions familiales. Ces phénomènes exploseront les derniers chaines qui maintenant les liens familiaux. On se méfiera de son prochain comme la peste. Quand le malheur frappe à la porte, on s’empresse de trouver le coupable dans la famille proche. La grande marmite familiale, témoin de la cohésion familiale, laisse place à des petits plats préparés dans le secret des studettes de peur d'être marabouté. On snobe quand l’occasion se présente. On devient arrogant en montrant sa richesse aux autres membres de la famille. C’est la division. Une guerre fratricide s’installera alors avec la bénédiction des mères de famille. On tait les rancoeurs d’hier pour les ressortir dès que le vent aura tourner à sa faveur. Chaque enfant est sensibilisé dans ce sans afin qu’il s’investisse à venger sa mère autrefois sans moyens. Gare aux arrogants d’hier sans le sou !
Les maisons se videront. Les frères qui devaient « mutualiser » leurs efforts se transforment en loups solitaires pour consommer leur fortune loin de la famille. Pire, on ira entretenir une autre famille que la sienne. Des laudateurs de toute sorte viendront également se servir de cette fortune...
Ils seront aidés par une nouvelle race de femmes sans foi ni loi pour dilapider la fortune. Ces femmes opteront sans hésiter pour des familles nucléaires. Votre mère sera même de trop dans cette nouvelle vie. Plus tard, le frère de lait ou les enfants de la fratrie de lait ne seront plus les bienvenus. Les portes des maisons Soninké, jadis ouvertes à tout le monde, sont désormais fermées à double tour avec gardien et « chien méchant ». Le modèle social d’antan n’est plus qu’un vieux souvenir. Le monde soninké a opéré sa mue. Bane su ni di yime ya ! devient le nouveau slogan.
Samba KOITA dit Makalou