Si la petite enfance fut longtemps délaissée par l’anthropologie, quelques ouvrages récents comblent en partie cette lacune ; celui qu’Élodie Razy consacre à la petite enfance soninké entre la naissance et le sevrage en fait partie. À partir de l’observation approfondie de la vie quotidienne des habitants – essentiellement des femmes et des enfants – de Dalla (environs de Yelimane, Mali), l’auteure décrit les pratiques liées à la petite enfance, qu’elle inscrit dans l’étude plus large des relations familiales et sociales ainsi que dans le système de représentations des Soninké. Élodie Razy revendique cette ethnographie du détail qui repose sur l’observation minutieuse de ce qu’elle appelle « les petits riens » (postures, gestes, paroles, etc.) que complètent des entretiens.
L’ouvrage s’ouvre sur la description « des mondes soninké », soit de l’environnement matériel, familial, social et cosmologique dans lequel s’inscrivent les pratiques de maternage. Un soin particulier est apporté au ka, unité résidentielle – patrilocale – qui représente le lieu privilégié des observations des femmes et des enfants en bas âge. Si la description détaillée de la maisonnée et des activités quotidiennes qui s’y déroulent familiarise le lecteur avec cet espace restreint, elle ne l’y confine pas pour autant. En effet l’étude du positionnement de l’enfant et de sa mère dans le ka mène vers l’analyse des relations extra-villageoises mais également de celles que les Soninké entretiennent avecles entités non humaines qui peuplent leur environnement. À l’instar d’autres populations ouest-africaines mentionnées dans l’ouvrage, les Soninké pensent cette période de la vie comme particulièrement vulnérable pour l’enfant que les adultes tentent d’éloigner du monde invisible d’où il vient. Jamais totale, cette séparation s’opère grâce aux soins maternels et, dans une moindre mesure, des proches de l’enfant et par l’observation de différents rituels.
Dans le chapitre suivant « De la conception à la naissance », son attention se porte sur le corps « comme objet et outil, moyen et fin d’intégration des règles sociales et des croyances » (p. 36). Après avoir évoqué les représentations de la grossesse et les précautions que requièrent cet état et l’accouchement, l’auteure s’intéresse aux postures adoptées, gestes pratiqués et paroles proférées face aux agissements des nourrissons et des très jeunes enfants (bâillement, éternuement, etc.). Ces « petits riens » éclairent l’identité du petit enfant considéré comme une personne à part entière mais fortement dépendant de ses proches et conservant un lien étroit avec le monde invisible. Les interactions entre les mères – ou autres partenaires privilégiés – et les enfants, qui passent par la parole, les rituels, les objets ou le corps lui-même, sont toujours l’occasion de rappeler la « bonne distance » spatiale, sociale et cosmologique. Les relations d’intimité suivent les modes relationnels codifiés de la parenté (agressivité, affection, relations à plaisanterie). Activité fondamentale dans la relation entre la mère et l’enfant, l’allaitement est également au centre de relations avec les autres parents. L’allaitement du dernier né avec qui la mère entretient une relation de proximité exclusive, scelle définitivement le sevrage de son aîné et le détachement de sa mère. Mais l’allaitement est aussi l’objet d’un contrôle social, notamment de la part des femmes plus âgées du patrilignage dont le savoir et le statut leur confèrent un certain pouvoir sur leurs cadettes en matièrede grossesse et de maternage. Élodie Razy évoque ainsi le rôle de médiateur du lait – dont elle rappelle également les aspects symboliques – « permis ou interdit, entre des personnes qui se définissent comme trop ou pas assez proches, trop ou pas assez éloignées » (p. 215).
Le corporel qui, comme le souligne l’auteure en introduction, est « postulé comme étant à la base de toutes les distances » (p. 25) est aussi présent dans le chapitre 3. Le corps entre en jeu dans les relations que les enfants entretiennent entre eux et avec les adultes, mais également pendant les activités quotidiennes, tels le portage au dos, le lavage, les massages ou les apprentissages alimentaires, de l’hygiène et du sommeil dont l’auteure fournit des descriptions détaillées. Comme dans les autres chapitres, ces pratiques de maternage sont mises en regard des observations réalisées par d’autres ethnologues en Afrique de l’Ouest. Ces interactions quotidiennes et usages corporels de la petite enfance renseignent sur le façonnage matériel, social et symbolique du corps et de la personne de l’enfant.
Enfin, dans le dernier chapitre qui nous rapproche du devenir de l’enfant, l’auteure examine différentes modalités d’établissement de la « bonne distance » spatiale, sociale et symbolique à travers l’accès aux divers objets qui composent l’environnement du petit enfant soninké, ses déplacements dans l’espace dans et hors du ka et les différentes réactions que suscitent ses affects lorsqu’il est allaité puis après son sevrage. Si l’intervention des adultes et des aînés dans les jeux et explorations enfantins prend rarement la forme d’interdits, du moins pour les enfants allaités, la norme sociale n’en demeure pas moins clairement et précocement énoncée, comme en témoigne par exemple la stricte observance de la division sexuelle pendant les repas. Le chapitre se clôt par l’analyse du rôle de la parole et notamment des chants dans la socialisation du petit enfant.
En même temps que l’ouvrage d’Élodie Razy nous livre de précieuses indications sur le maternage et sur la façon dont les petits enfants soninké établissent des relations avec leur entourage, il nous fait pénétrer plus largement dans l’organisation sociale et familiale – certes par un prisme largement féminin – et dans le système de représentations de cette population patrilinéaire et polygame. La compréhension de cet univers soninké se fait ici via les notions de distance et de proximité – fil conducteur de l’ouvrage – que les enfants expérimentent dès leur naissance. Comme indiqué en conclusion, « c’est dans l’élaboration constante et avant tout corporelle de cette bonne distance durant la petite enfance que s’élabore la genèse de la distance sociale à Dalla » (p. 386).
Présente tout au long de l’ouvrage, la dimension comparative dont l’auteure se réclame se situe essentiellement à l’échelle de l’Afrique de l’Ouest comme en attestent également les orientations bibliographiques. Les Soninké de France auprès desquels l’auteure a travaillé ne sont présents qu’en creux, c’est-à-dire du fait de leur absence dans le village. Si des allusions sont faites à la venue des petits enfants soninké vivant en France, rien n’est dit des pratiques de maternage des immigrées, loin de l’environnement matériel, humain et non humain, dont l’auteure souligne l’importance dans l’acquisition de cette « bonne distance » recherchée. Si tel n’était pas l’objectif de cette monographie approfondie de quelques familles du village de Dalla, l’importance du phénomène migratoire que l’on perçoit ici fournit assurément des pistes de comparaison intéressantes en matière d’anthropologie de l’enfance.
Revues.org