NOUVEAU STATUT OU PRETENTION ?
Etait-ce une fuite en avant ou plutôt la force de séduction des outils permettait-elle de résoudre les grands problèmes économiques ? Fallait-il avoir les pieds sur terre et la tête dans les nuages ? Les succès étaient-ils plutôt allusifs et virtuels ? Les ambitions ne devaient-elles pas être ramenées à de justes proportions ? Réalisme et modestie, ne devaient-ils pas prévaloir de la part des économistes en quête de " Prix Nobel " ?
C'était déjà un avertissement, un signe (indien, bamanan ou soninké !).
C'est à partir de là que la grande mutation voit la science économique basculer de la Grande Bretagne aux Etats-Unis d'Amérique, où la communauté la plus dynamique d'économistes va se former avec un exceptionnel système d'interrelations entre des mondes souvent séparés en Europe: l'université, l'administration, le système bancaire et le monde des affaires avec le rôle-clé joué par des fondations, programmes et institutions de recherche (Fondation Cowles, Brookings Institut National Science Foundation, National Bureau Of Economic Research, parmi d'autres).
Tout ceci avec une remarquable aptitude à impulser une dynamique dominante au point qu'on peut avoir le sentiment qu'il y a une véritable gestion de la profession mais aussi une aptitude à accepter dissidents, contestataires et esprits atypiques.
Comme l'image de la Silicone Valley pour le boom technologique, ces centres regroupent, motivent et mobilisent des compétences venues d'autres pays et nées dans des familles d'immigrés aux USA.
On peut citer entre autres : Arrow, Burens, friedman, Stigler, franck, Singer, Hahn, Kuznets, von Neumann, Katara, Baran, Léontief, Hirschman, Machlup, Domar, Boulding, Mogerstern, Modigliani, Scitovsky, fellner, Lerner, Coopmans, Nurkse, Adelman, Georgescu-Roegen, Debreu, Coase, vanek, Balassa, Leijonhufund.
Dans cette atmosphère, cette ambiance d'incubation, de préparation de formules nouvelles, d'équations en laboratoires, le monétarisme avec à sa tête, l'école de Chicago qui montre et affiche comme symbole vivant, Milton Friedman, secoue le courant dominant qu'est le keynésianisme.
Au cœur du débat, c'est la stabilité des économies de marché qui est en cause. Pour Friedman et les autres partisans du monétarisme, les économies modernes sont stables et le fonctionnement libre du marché suffit pour assurer une allocation optimale des ressources et le plein emploi des capacités de production.
Pour Keynes et ses disciples, les économies sont instables et le mécanisme du marché ne suffit pas pour assurer le plein emploi.
En fait, pour chacun, la conviction est préalable à l'analyse théorique : ce qu'on appelle " politiques monétaristes " n'est donc pas, malgré les apparences, le résultat de la réhabilitation de la théorie quantitative de la monnaie, pas plus que les politiques keynésiennes n'ont été conçues sur la base des théories élaborées dans la " Théorie Générale ".
L'économie semble connaître dans ce monde globalisé sa période, son lieu, son site de Babel.
Il y a presque un siècle et demi, un économiste pouvait avoir lu tous les ouvrages d'économie ou se rapportant à ce champ, voilà environ soixante ans, il pouvait avoir connaissance directe de tous les principaux travaux ; il y a trente ans, il pouvait encore suivre les principales avancées en cours. Par contre, aujourd'hui, un économiste doit avoir l'esprit ouvert et être opiniâtre pour se tenir au courant des principaux débats concernant son (ou ses quelques) champ(s) de travail. La tâche est devenue plus ardue.
En deux siècles, l'économie qui était une petite contrée, un petit espace du savoir humain, dont chacun connaissait chaque mont, chaque vallon, chaque plaine, chaque rivière, chaque sous-bois, est devenue un monde en incessante expansion (comme l'univers lui-même !).
A la seconde guerre mondiale, la science économique était déjà profondément diverse, du fait de la pluralité des objets et des approches, de la diversité des acceptions et conceptions, du rapport entre théorie et réalité, de la multiplicité des écoles et courants.
Incessamment, les domaines couverts par la science économique ne cessent de s'étendre, les champs d'économie appliquée de se multiplier, de se diversifier, de proliférer, le nombre des écoles et de leurs factions, adeptes, disciples et troupes d'augmenter, une multitude de discours coexistent, se rencontrent, s'affrontent, se soutiennent, se réconcilient.
En fin de compte, la science économique contemporaine est caractérisée par une double dynamique, dont témoigne la multiplication du nombre des revues : le gonflement du stock publié et sa parcellisation.
Nous sommes comme une quasi-tour de Babel où rares sont ceux qui écoutent les autres et où seule une infime part du discours émis est entendue ; d'autant plus que les savoirs économiques continuent à être produits non seulement dans les deux langages qui se sont imposés depuis la guerre, à savoir l'anglais et les mathématiques, mais aussi en grand nombre.
D'après Stigler, " c'est une littérature qu'une seule personne ne peut lire - les limites imposées par la santé mentale sont plus strictes que celles imposées par le temps. En vérité, cette littérature est lue par des économistes dont le nombre n'est peut-être qu'un peu plus élevé que celui de ceux qui écrivent ".
Et encore, ces publications se font dans une large variété d'idiomes nationaux (faits culturels !!!).
Tout au long de son histoire, la pensée économique a connu des vagues hétérodoxes, dialectique oblige !
L'économie politique s'est enracinée dans l'histoire. Elle a été, sans qu'on éprouve le besoin de le dire, une économie historique.
De Turgot, Smith à Marx, de l'école historique allemande, Marshall et Schumpeter à Keynes, Hayek et François Perroux, les économistes qui ont marqué la pensée économique, ont pris en compte la dimension historique.
Cette prise en compte est d'ailleurs commune à l'ensemble des hétérodoxes. L'économiste doit recourir à l'histoire pour éprouver les concepts, avec, comme critère, " la correspondance avec la réalité ".
Nombreux sont les fondateurs chez qui l'économie politique a été une pensée, une approche pluridimensionnelle et cela de deux manières. En premier lieu, elle était à la fois pensée du marché et des processus productifs, de l'acteur individuel et de la société, du choix rationnel et mouvement historique.
Et, en même temps, elle était à la fois tentative, essai de compréhension des processus observables, effort de conceptualisation, de visualisation, d'imagerie et de formalisation-modélisation, guide pour les décisions du " Prince " et réflexion, questionnement sur les finalités.
Comme science " morale et politique ", elle assumait la triple dimension humaine, sociale et historique.
Cette façon d'être et de penser, cette tradition née avec Petty, Turgot, Smith, Malthus et Ricardo, a-t-elle été enterrée avec Keynes, Frisch, Myrdal, Perroux, Tinbergen et Hayek ? Il y a lieu de le craindre.
Certes, on ne peut pas être catégorique et soutenir que les économistes ont tous renoncé à l'ambition d'une pensée pluridimensionnelle.
Néanmoins, avec l'énorme production écrite que représentent les travaux de science économique des dernières décennies, l'analyse, la théorie, la recherche et avec elle la pensée, ont éclaté comme la bulle financière en de multiples domaines avec beaucoup de chemins vicinaux partant du sentier principal, à savoir : le marché, le choix public, l'entreprise, l'économie nationale, le consommateur, l'emploi, le travail, le bien-être, l'économie internationale, la firme multi et transnationale, les processus de mondialisation, le marketing, la théorie de l'organisation, le capitalisme, les nouvelles technologies, l'innovation, l'information, l'informatique, la compétitivité, l'environnement, le patrimoine de l'humanité, le génome humain, et bien d'autres qu'on n'en finirait pas d'énumérer.
Au-delà, avec pour chacun, des sous-domaines de spécialisation, le tout étant surcloisonné par le jeu des écoles, des traditions théoriques et des langues.
Un peu de sagesse dans tout cela aiderait à aérer notre pensée.
Au seizième siècle, François Rabelais écrivait que " science sans conscience n'est que ruine de l'âme ". Que dire de nos jours de la formalisation à outrance, à l'excès sans pensée ? Sans cette sagesse, nous ne serons pas capables de modération, de mesure de préservation des ressources pour soutenir les générations futures. Le gaspillage vient de l'inconscience et de l'idée que la " science est absolue " alors qu'elle est, bel et bien, relative.
En effet, en tant que discipline éclatée, parcellisée, la science économique, de nos jours, se développe à travers une multitude de travaux consacrés, pour la plupart, à des objets ponctuels abordés à travers des approches, des paradigmes, des méthodes réductrices.
Le temps des synthèses et des reconstructions paraît loin !
Plusieurs économistes ont choisi leur discipline en espérant contribuer à la solution d'un grand problème de leur temps : le chômage dans les années vingt et trente, le sous-développement dans l'après-guerre et aujourd'hui les inégalités, la pauvreté, la pauvreté de masse, la misère effroyable et infra humaine, la faim, les atteintes à l'environnement, l'arrogance des puissants, le règne absolu de la pensée unique libérale… Mais, chacun de ces grands problèmes constitue un " fait social total ".
Est-ce en réduisant tout à des aspects fragmentaires, à des choix individuels (les transports) et à des calculs de maximisation qui réduisent le futur, est-ce en construisant une collection de théories qu'on en construira la connaissance ?
Ne faudrait-il pas prendre en charge le fait social global ? Ce qui aurait la chance de conduire à déborder l'économie, ainsi que l'ont tenté Myrdal, Perroux, Tinbergen, Boulding ou Hirschman, et Sen pour la faim comme Celso Furtado, José de Castro, Hayek pour le marché, Samir, Gunnar Frank pour le centre et la périphérie, Simon pour les organisations !
Ne faudrait-il pas se tourner vers des non-économistes comme par exemple vers Polanyi, pour le processus de déstructuration de la société lié à la généralisation de l'économie de marché ; Habermas pour le devenir de nos sociétés ; Rawls pour l'inégalité et la justice ; Progogine pour la complexité.
Il y a un besoin pour la reconstruction de l'économie politique, une économie politique élargie, intégrant la dimension éthique conçue comme une science morale et politique, vertueuse, bref, une économie multidimensionnelle.
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