Liliane Kuczynski précise, dès les premières lignes de son ouvrage, que son travail s’inscrit dans le cadre de l’anthropologie urbaine, et non de l’africanisme ou de l’islamologie. Quant à l’enquête sur laquelle elle s’est appuyée, indique-t-elle encore, elle s’est déroulée à Paris et dans sa banlieue, de 1986 à 1995.
Trois parties structurent l’étude. La première dégage quelques soubassements de la pratique maraboutique, en ce qu’ils ont partie liée avec la France. Ainsi, le premier chapitre s’interroge sur les acceptions du terme même de marabout, d’origine arabe, dans les récits de voyageurs européens, puis des administrateurs coloniaux. C’est la dépréciation qui domine, tributaire, selon l’auteure, de la rivalité de la puissance coloniale vis-à-vis de l’islam mais aussi d’un fort anticléricalisme, caractéristique de l’époque. Précisant alors sa propre position, l’auteure souligne l’insuffisance de ce qu’elle nomme une « pensée binariste », qui se contenterait d’opposer les catégories de musulman/non-musulman, ou encore de lettré/non-lettré, les marabouts maniant aussi bien le savoir coranique qu’un corpus de connaissances ayant trait aux plantes en usage dans leurs sociétés d’origine. De même met-elle l’accent sur les manques dont souffrent les études portant sur le phénomène maraboutique dans l’Afrique de l’Ouest contemporaine.
Le deuxième chapitre (« La venue en France ») étaie ce rejet endossé par l’auteure d’une simplification réductrice de la pratique, à travers la description de l’extrême diversité des itinéraires des différents acteurs étudiés. Elle présente également deux données de l’enquête, antinomiques et concomitantes : d’une part, l’augmentation, dans les années 1980, du nombre des marabouts exerçant dans la région parisienne, qui est à rapporter à un événement ponctuel, celui de la crise économique ; d’autre part, l’inscription de ces déplacements de la faim dans ce qu’elle nomme un « art de la migration », où s’acquiert une formation itinérante valorisée depuis longtemps. De tels mouvements hétérogènes les uns aux autres, L. Kuczynski ne cessera d’en dégager tout au long de son travail, et c’est bien là que réside un des intérêts majeurs de ce dernier.
Les marabouts africains à Paris
Le troisième chapitre (« La vie parisienne ») décrit les quartiers de la capitale dans lesquels se concentrent les marabouts – de même qu’une partie de leur clientèle – et l’insertion de ces derniers dans la réalité française. Ainsi, si au début de l’apparition de cette fonction, nombre de praticiens étaient également des salariés, de nos jours, ils sont affectés par le chômage. Quant à leur activité, elle se signale, dans les supports publicitaires par exemple, à côté de la voyance, même si la chose n’a guère la faveur des marabouts. Ceux-ci utilisent un vocabulaire « médical » témoignant de leur volonté de respectabilité, bien qu’avec prudence, de crainte d’accusation de pratiques illicites.
La deuxième partie, « La connaissance », permet encore d’évaluer les places respectives occupées, dans la pratique, par la pérennité et par l’innovation. Les itinéraires suivis par les marabouts de la première génération, en Afrique, étaient imprégnés de l’étude du Coran et des « secrets ». Les évolutions actuelles, également perceptibles dans les villes africaines, vont, elles, dans le sens d’une « démocratisation de la baraka », de cette puissance d’origine divine dont les marabouts sont les vecteurs. Les hiérarchies sociales ne sont plus respectées et, dans nombre de cas, l’attachement à un maître s’affaiblit quand il ne disparaît pas complètement. Les emprunts à des techniques occidentales, telles que le magnétisme ou l’hypnose, sont en augmentation et la pratique tend à se rapprocher de celle de la médecine douce, particulièrement lorsqu’elle s’adresse à une clientèle non africaine. Et l’auteure de spécifier que, contrairement à ses propres attentes, elle observe des phénomènes qu’elle qualifie, pour reprendre ses termes, d’apports et non d’emprunts, apports qu’elle situe « dans ces failles actuelles de la médecine occidentale », avant d’y déceler une preuve de la faculté des marabouts à s’insérer dans une dynamique sociale qui leur était, à l’origine, étrangère.
Cette partie se poursuit par la description des pratiques proprement dites, des procédés mis en œuvre, des problèmes soumis par la clientèle – guère différents de ceux qui sont évoqués dans l’Afrique urbaine contemporaine. Les interprétations proposées sont, elles aussi, conformes à celles qui s’élaborent en Afrique. En revanche, le travail mis en œuvre par le marabout subit un certain nombre d’adaptations, rendues nécessaires, tout d’abord, par la difficulté à se procurer les plantes en usage dans tel ou tel cas. Il lui faut également tenir compte des réticences ou des incompréhensions exprimées par la clientèle non africaine, à propos du sacrifice d’un animal ou de formes spécifiques prises par l’offrande (à un inconnu, dans la rue, par exemple). De tels remaniements, ou, aussi bien, leur refus de la part de certains marabouts, signalent, nous dit l’auteure, des divergences entre les différents protagonistes. Les significations du don et du sacrifice perdent ainsi peu à peu de leur homogénéité, la pratique dans son ensemble aussi.
La troisième partie, « Marabouts et Parisiens », s’attache à déterminer les divers rôles tenus par les marabouts dans cette société, à partir de l’étude des attendus de la clientèle. De la diversité de cette dernière, que l’auteure détaille, découlent de nouvelles hétérogénéités : si le consultant d’origine africaine est, à travers le recours à un marabout, en quête de ce que la pratique a, pour lui, de familier, la clientèle non africaine, particulièrement européenne, recherche au contraire l’altérité culturelle – mais une altérité très marquée par une exigence d’efficacité, par un pragmatisme qui semble bien être aussi un trait de la modernité et non plus seulement une caractéristique des polythéismes africains.
Un autre des changements décrits pas L. Kuczynski concerne le mode de reconnaissance du marabout, ce qui fonde sa crédibilité. En Afrique comptaient surtout le comportement, le lignage et les miracles accomplis, autant de signes qui se diluent dans l’anonymat des métropoles actuelles. D’où, à partir des années 1970, la multiplication des encarts dans les journaux et le recours à la distribution de cartes et, pour certains, plus récemment, la création de sites Internet. L’analyse du contenu de ces cartes, qui s’est peu à peu homogénéisé, permet à l’auteure d’y déchiffrer un double message, destiné à une clientèle aussi large que possible : celui de voyant d’un côté et celui de marabout impliqué dans l’islam de l’autre. Et l’auteure de noter que la position des marabouts quant à l’usage de la publicité n’est pas tranchée, hormis pour quelques-uns d’entre eux qui lui sont absolument opposés. Elle n’est pas tranchée, particulièrement si l’on envisage son inscription dans la durée. Ce qui, là encore, à suivre l’auteure, invalide une autre des oppositions fréquemment posées par les chercheurs entre chefs des confréries musulmanes et marabouts à carte de visite, selon l’expression consacrée.
Puis, l’analyse d’un cas spécifique, celui de l’itinéraire suivi par une consultante française en quête d’un « retour d’affection » – demande la plus fréquente –, est l’occasion ici de dégager un certain nombre de points : tout d’abord, certains des fondements subjectifs de cette démarche – la quête d'« une figure paternelle » à qui elle assigne la tâche d’assumer « la toute-puissance de son désir » –, mais aussi les incompréhensions qui surgissent entre le marabout et la cliente et qui sont autant de symptômes des différences existant entre les systèmes symboliques africain et français. Et l’auteure, à partir de ce point, de décrire ce qu’elle intitule « De quelques difficultés parisiennes » et les mutations qui découlent de leur gestion, entre impatience des consultants et prudence des marabouts, rapportée au bon vouloir divin, entre « service » rétribué et intercession auprès de Dieu.
En conclusion, L. Kuczynski reprend quelques-uns des points les plus significatifs qu’elle a mis au jour tout au long de son travail : la coexistence d’éléments contraires, et non une évolution linéaire du fait maraboutique ; le mode d’insertion de ce dernier, la place d'« écouteur public » qu’occupe le marabout, bénéficiant de « la faille de la médiation dans la société française contemporaine » et, parallèlement, la banalisation croissante de ce qu’elle nomme « l’islam quotidien », à Paris, ce dont témoigne la diversité de la clientèle de ces religieux venus d’Afrique. On est dès lors tenté de souscrire à une phrase qu’elle cite dans ses ultimes pages : « Le temps des marabouts n’est pas mort. »
Aline Tauzin, Kuczynski, Liliane. – Les marabouts africains à Paris. Paris, CNRS Éditions, 2002, 439 p., ann., biblio., index., Cahiers d'études africaines, 181, 2006
http://etudesafricaines.revues.org/document5901.html