Le changement social est au cœur de cet ouvrage. D'abord en raison de son sujet, qui traite de trois processus imbriqués de transformations : 1) les transformations des villages maliens engendrant les départs en migration vers la France et la progressive dépendance de ces villages envers les migrations ; 2) les transformations internes aux migrations elles‑mêmes des années 1970 à nos jours ; 3) les transformations induites depuis les années 80 au sein des villages par l'action de migrants investis dans le "développement", enfin.
Mais ce livre est important pour l'anthropologie du changement social et du développement également en raison de sa problématique. L'auteur en effet est particulièrement sensible aux contradictions et conflits ; à leur évolution progressive, à l'ambivalence des représentations et des pratiques, à la complexité et à la subtilité des stratégies des acteurs, sous contraintes bien identifiées (économiques, mais aussi politiques et idéologiques). Si le mot n'avait pas mauvaise presse, et n'avait pas été souvent galvaudé, ou considéré parfois par des rhétoriques mécanistes, on pourrait parler d'une démarche dialectique assez exemplaire (mais une dialectique empirique, proche du terrain, qui se réfère sans cesse et à bon escient aux représentations des acteurs).
Le livre Procède par allers et retours entre les villages de l'Ouest malien et les foyers de travailleurs immigrés en France, en suivant pas à pas la dynamique sociale des migrations vers la France de ses débuts jusqu'à aujourd'hui. On voit ainsi évoqués les moteurs initiaux de la migration et la spirale qui s'engendre : sous la pression de besoins monétaires croissants (en particulier en raison des ponctions étatiques de l'époque) les villages d'agriculteurs soninkés, dominés par les aînés (patriarches chefs de lignages), et où règnent (surtout depuis la colonisation) les valeurs d'une production domestique d'autosubsistance, deviennent de plus en plus dépendants des fonds envoyés par les cadets partis en migrations lointaines. Ces derniers ont quitté le village pour des raisons qui ne sont pas toutes économiques (et ne renvoient pas initialement à la famine) et qui relèvent souvent d'un désir d'émancipation.
Mais, paradoxalement, le processus migratoire renforce en un premier temps la domination des patriarches au village : par eux transitent les flux monétaires, ce sont eux qui, plus qu'avant, contrôlent les femmes en l'absence des maris et des prétendants, et ils culpabilisent avec succès les migrants, trouvant dans la structure même des foyers, mondes à part dans la société française, des relais pour leur autorité, à travers le regroupement par villages, les caisses de solidarité, et l'influence des représentants des grandes familles, des marabouts, des griots. "Venus pour échapper à une dépendance jugée insupportable parce qu'ayant perdu de son efficacité, les migrants africains se trouvent confrontés à un nouvel ordre social dans lequel ils ne peuvent s'inscrire qu'à condition de s'appuyer sur l'ancien, reconstitué en France" (p.48).
Cependant le développement de luttes dans les foyers au cours des années 1970 remodèle les relations sociales à l'intérieur de l'univers immigré (contestation des rapports d'aînesse ou de la division du travail inégalitaire entre descendants de nobles et descendants de captifs), et fait émerger de nouveaux leaders (scolarisés et formés professionnellement), en même temps qu'elle débouche sur de nouvelles trajectoires et de nouveaux projets (insertion en France par le regroupement familial ou la marginalité d'un côté, installation au retour comme petit entrepreneur à l'écart du monde villageois d'un autre côté).
Peu à peu une nouvelle stratégie prend aussi corps : le retour au village pour changer le village. Des projets de développement initiés par des migrants se mettent en place, faisant émerger ou manifestant un "savoir‑faire" politique étonnant, qui compose avec les anciens tout en créant peu à peu les conditions d'un effacement de leur main‑mise sur la société locale. Une nouvelle légitimité s'édifie, qui s'alimente au monde du "développement", sans pour autant renoncer à se revendiquer d'une continuité historique, ou en jouant parfois l'Islam contre l'idéologie patriarcale. "Le respect des anciens est sans cesse réaffirmé et attesté. Les formes continuent, le contenu a changé (...) Le respect n'exprime plus la dépendance, mais une prise en main de l'avenir de la famille par le truchement d'une action collective à l'échelle du village. De nouveaux rôles s'imposent" (p. 190)
Gens d'ici gens d'ailleurs fourmille d'analyses éclairantes, de notations fines, de récits vivants. Il a le rare mérite de combiner une analyse sociologique et anthropologique solide, et une écriture simple, directe, refusant tout jargon inutile. Il combine avec bonheur d'un côté la mise à jour de rapports de pouvoir, de jeux stratégiques, de mécanismes de domination/résistance, de processus de changement (dans les pratiques comme dans les représentations), avec, d'un autre côté, le recours fréquent à des citations de propos significatifs des intéressés et à des exemples, anecdotes et "études de cas" illustratifs. S'il existait un prix annuel APAD, je proposerais volontiers cet ouvrage au jury ! !
Pour citer cette recension
Jean‑Pierre Olivier de Sardan, «C. Quiminal : Gens d'ailleurs (migrations Soninke et transformations villageoises), Christian Bourgeois, Paris, 1991.», Le bulletin de l'APAD, n° 3, Numéro 3 , [En ligne], mis en ligne le : 6 juillet 2006. URL : http://apad.revues.org/document401.html. Consulté le 7 février 2007.
Jean‑Pierre Olivier de Sardan
CNRS‑EHESS