Alors que se tarit l'aide du Nord, les émigrés transfèrent vers leurs familles des fonds chaque année plus importants: cette manne financière couvre les besoins quotidiens, mais contribue aussi au développement de régions déshéritées. Enquête dans un village sénégalais : Waoundé
C'est une minuscule baraque, en plein milieu du village. Au plafond, un ventilateur fatigué tente de faire oublier aux deux guichetiers la température extérieure frôlant 40 degrés. Le bureau de poste de Waoundé ne paie pas de mine, avec son comptoir en carrelage, ses chaises bancales et les deux masques africains accrochés au mur. Seule se dégage la couleur jaune du panonceau Western Union. La couleur de l'argent, dans ce petit bourg tranquille, en bordure du fleuve Sénégal, à 730 kilomètres de Dakar. Depuis que la société financière américaine y a ouvert un guichet, il y a environ cinq ans, c'est par ce dernier que transite chaque jour la majeure partie des ressources des 12 000 habitants. Les fonds envoyés par les émigrés installés en France, en Allemagne ou en Italie représentent souvent de petites sommes, qui, en s'additionnant, permettent de payer le riz, les médicaments ou les frais de scolarité. «Certains jours, les transferts atteignent 50 millions de francs CFA [75 000 €], raconte Jamba Diarra Ka, le receveur adjoint. On ne peut pas satisfaire tout le monde!» A la veille de la Tabaski (équivalent de la fête religieuse de l'Aïd-el-Kébir en Afrique de l'Ouest), on a vu jusqu'à cent personnes se presser dès potron-minet devant le guichet de Western Union, pour venir chercher l'argent qui permettra d'acheter des moutons. Certains viennent même de Mauritanie, en traversant le fleuve en pirogue. Arrangeant, le receveur accepte parfois d'ouvrir le bureau le week-end, pour dépanner des clients. Grâce à son guichet Western Union, la poste est, en l'absence de toute banque aux alentours, devenue la «pompe à phynances» du village. Et son millier d'émigrés, ses bienfaiteurs: chaque mois, ils envoient près de 100 millions de francs CFA (150 000 €), soit les deux tiers du budget annuel de la commune. «Il n'y a pas une maison qui n'ait son émigré: ici, les citoyens sont riches, mais la commune est pauvre», plaisante Sadio Cissé, maire de Waoundé.
«C'est la solidarité africaine, elle fait partie de notre culture»
Non seulement ces exilés font vivre leur famille, mais ils financent aussi la plupart des projets collectifs: le bureau de poste, les motopompes pour l'irrigation, le château d'eau, le dispensaire médical, la rénovation de l'école datant de l'époque coloniale, ou encore une coopérative alimentaire... «L'argent des émigrés, c'est le poumon de Waoundé. Grâce à eux, nous pouvons acheter du bois mort, des légumes ou du lait caillé», résume Cissé Simbaba, serpe à la main, en route vers les champs de sorgho à la sortie du village.
Waoundé n'a rien d'une exception. Au Sénégal, les sommes d'argent envoyées chaque année de l'étranger dépassent 400 milliards de francs CFA (600 millions d'euros), selon des estimations gouvernementales. Dans ce pays, parmi les plus pauvres de la planète (157e rang sur 177, selon le dernier rapport mondial sur le développement humain), ces revenus représentent une large partie du budget des familles.
Le montant de cette épargne rapatriée, équivalant à 12% du PIB sénégalais, excède même le volume de l'aide internationale fournie au Sénégal (450 millions de dollars en 2002).
A l'échelle de la planète, le constat est le même: jamais les émigrés n'ont envoyé tant d'argent vers leur pays d'origine. Selon les calculs de la Banque mondiale, les flux ont progressé de 50% en cinq ans, atteignant 93 milliards de dollars l'an passé. Encore s'agit-il d'une estimation basse, puisqu'elle ne prend pas en compte les transferts informels, incluant aussi bien les liasses de billets cachés dans les valises que les fonds rapatriés par le biais d'officines parfois douteuses. Selon certains experts, il faudrait gonfler de moitié les statistiques officielles pour s'approcher de la réalité. Principale raison de cette envolée des transferts, la mondialisation du travail, qui se traduit par une croissance spectaculaire de l'immigration: 175 millions de migrants, contre 105 en 1985. L'ampleur de cette manne financière des pays du Nord vers ceux du Sud est telle qu'elle suscite l'intérêt des gouvernements et l'appétit des banques... Lors du dernier G 8, les chefs d'Etat, réunis à Sea Island, se sont emparés du sujet. Non sans arrière-pensées: depuis quelques années, la générosité des pays riches à l'égard du tiers-monde ne cesse de s'émousser. En 2003, l'aide publique des pays de l'OCDE a atteint 68 milliards, soit 0,23% de leur PIB, contre 0,33% dix ans plus tôt. La France n'échappe pas à cette pingrerie généralisée, son effort en faveur des pays pauvres s'étant réduit de 8,5 à 5,5 milliards de dollars au cours de la même période. Quant aux Etats-Unis, ils restent certes le premier contributeur mondial devant le Japon (15,7 milliards de dollars en 2003), mais leur contribution, ramenée à la taille de leur économie, est tout à fait marginale: à peine 0,14% du PIB! En comparaison, les transferts d'argent provenant des travailleurs immigrés installés aux Etats-Unis explosent: 35 milliards de dollars l'an dernier, soit un doublement en dix ans. Dans ces conditions, on comprend mieux pourquoi les Américains souhaiteraient intégrer dans leur enveloppe d'aide publique ces fameux transferts. Drôle d'exercice comptable, confondant allégrement revenus privés et argent public! «Il s'agit avant tout de fonds privés, et les familles en font l'usage qu'elles souhaitent», rappelle Damien Thuriaux, un économiste belge de l'Office des migrations internationales, à Genève.
Banque mondiale, Agence française du développement, Commission européenne: de nombreuses institutions réfléchissent actuellement à la meilleure façon d'accompagner ces transferts monétaires, en vue de doper le développement économique des pays destinataires. En abaissant par exemple le coût, souvent très élevé, de la transaction, qui varie entre 13 et 20% de la somme envoyée. «Réduire le coût de 5% pourrait engendrer une économie de 3,5 milliards de dollars pour les travailleurs», a calculé la Banque mondiale.
En France, deux députés de bords opposés, le maire de Montreuil, Jean-Pierre Brard (apparenté PC), et l'ancien ministre de la Coopération Jacques Godfrain (UMP), ont déposé en juin une proposition de loi pour mettre en place un livret d'épargne pour le développement. Une idée originale, que ses deux initiateurs sont allés vendre cet été à plusieurs banquiers, avant de la soumettre, cet automne, au Parlement.
«Mes frères couvrent la quasi-totalité des dépenses journalières»
Retour dans la région parisienne, au foyer Sonacotra de Gennevilliers, où vit Cissé Bouna, un Sénégalais de 40 ans. Originaire de Waoundé, Cissé, vêtu d'un habit bleu et blanc traditionnel, a débarqué à Dunkerque il y a vingt-deux ans, comme manutentionnaire. Une habitude dans la famille, puisque son père, aujourd'hui décédé, avait aussi «fait la France», comme navigateur, à l'instar de la plupart des «gens du fleuve», venus dès la première moitié du XXe siècle dans les ports français. Cissé Bouna travaille depuis plusieurs années à la Propreté de Paris, où il gagne 1 300 € par mois. Un petit salaire, excluant tout extra. Car, chaque mois, une fois son loyer payé (303 € par mois), il envoie 250 € à sa femme et ses enfants, restés au Sénégal. Quant aux dépenses du clan familial, il les assume avec ses cinq autres frères: deux fois par an, chacun d'eux envoie une enveloppe de 420 € à Waoundé. Enfin, il faut aussi cotiser à la caisse du village, via l'Association pour l'éducation, la santé et le développement de Waoundé, qui dispose d'antennes dans plusieurs villes françaises et finance les projets collectifs. «C'est la solidarité africaine, elle fait partie de notre culture», explique Lassana Soumaré, un autre ressortissant de Waoundé, installé dans le XIIIe arrondissement de Paris. Depuis mai dernier, Lassana, 40 ans, travaille au très chic restaurant de la gare de Lyon, le Train bleu, où il est responsable de la poissonnerie: chaque mois, lui aussi envoie une partie de son salaire à sa famille au Sénégal, en utilisant les services de Western Union.
Incontournable Western Union. En une décennie, la société financière américaine est devenue l'acteur clef des transferts d'argent à travers la planète, grâce à une force de frappe incomparable (195 000 agents dans le monde), un appétit immense (le nombre de transactions a doublé en trois ans, pour atteindre 81 millions d'opérations) et une efficacité redoutable (l'argent est viré d'un point à l'autre de la planète en un quart d'heure, en toute sécurité). Dans 49 pays d'Afrique (contre 3 en 1994), son logo jaune et noir a pénétré jusqu'au plus petit hameau de la brousse. «En Afrique de l'Ouest, confirme Souleymane Dialo, directeur régional basé à Dakar, notre part du marché des transferts de fonds a dépassé 90%.»
Le secret de ce succès? Une connaissance intime des populations migrantes et une offensive marketing tous azimuts. Sponsor d'une émission télévisée diffusée sur toute l'Afrique (Initiative Africa), Western Union a lancé une grande campagne de promotion: caravane publicitaire circulant au fin fond des bleds, diffusion d'une bande dessinée, organisation d'un concours pour gagner des moutons au moment de la Tabaski... Au printemps dernier, Western Union a distribué des bouteilles d'eau à l'occasion du plus grand pèlerinage annuel organisé par la communauté mouride à Touba, rassemblant plusieurs centaines de milliers de fidèles. Un geste humanitaire salué par les remerciements du chef de la confrérie: Western Union ne pouvait espérer un meilleur adoubement!
Côté commercial, le groupe tisse aussi sa toile dans tout le Sénégal. Alors que seulement 5% des Sénégalais disposent d'un compte en banque, la société a doublé en un an le nombre de ses agences (260 en 2003), en signant des accords de partenariat avec le réseau postal et les banques. Résultat: 1 million de transactions enregistrées en 2003 dans le pays!
Village entièrement sous perfusion
aoundé, 7 heures du matin. Dans la cour en terre battue de la maison des Camara, où trônent de grandes jarres d'eau potable, un vieil homme écoute la radio assis sur son tapis de prière. Trois de ses fils travaillent en France et font vivre la maison. Django, 33 ans, est resté au côté de son père. Il gère la «DQ», la dépense quotidienne pour le clan familial: c'est un habitué de Western Union! Dans la cour ombragée, à côté de l'étable, où se reposent les chèvres, sa femme, Sophie, en boubou, prépare une bouillie à base de mil. «Le premier budget, c'est la nourriture», explique le jeune homme, qui, depuis neuf ans, travaille au Comité de santé de la commune, où il est chargé de vendre des médicaments génériques aux plus nécessiteux. Belle vocation, mais bien mal payée: à peine 1 000 € par an. «Mes frères couvrent la quasi-totalité des dépenses journalières, raconte-t-il. Chaque fin de mois, ils envoient 450 000 francs CFA [685 €].» De quoi payer le bois, le riz, la facture d'électricité, mais aussi le frigo ou encore les vêtements d'Ibrahima, le nourrisson. De même, pour les fêtes religieuses ou familiales, les émigrés sont sollicités. «A l'occasion de la fête du ramadan, nous devons acheter des bœufs, au prix de 250 000 francs CFA la bête [380 €]. Pour y arriver, nous nous sommes associés avec 10 autres familles, et nous faisons appel à nos émigrés.»
Ainsi va la vie à Waoundé, village entièrement sous perfusion. Difficile de parler de véritables activités économiques, en dehors des quelques échoppes du marché et des récoltes de riz, de sorgho et de mil, menacées récemment par l'invasion des criquets pèlerins. Certes, les idées ne manquent pas. Django Camara, par exemple, songe à mettre sur pied une vraie salle de soins pour équiper le dispensaire. D'autres jours, il rêve d'ouvrir une boutique sur le marché. «Mais j'ai surtout envie de partir, pour la France ou les Etats-Unis», avoue-t-il.
L'argent des émigrés sert d'abord à manger à sa faim et à prier en paix, comme l'atteste la construction en cours d'une grande mosquée, encore un don des expatriés. Pour le reste, c'est-à-dire les investissements de long terme ou la création de petites entreprises, on verra plus tard. En particulier quand, enfin, Waoundé se débarrassera du premier frein à tout projet économique: son enclavement.
Car, six mois par an, au moment de la saison de l'hivernage, le village se retrouve isolé du monde. En effet, les eaux du fleuve Sénégal montent et alimentent le Dioulol, un bras situé à 3 kilomètres de Waoundé, coupant la piste. Le seul moyen d'accès au village reste alors la pirogue, pour traverser le petit cours d'eau, avant d'emprunter une charrette tirée par un âne.
Fin juin, un camion rempli de 22 tonnes de marchandises arrivant de Dakar fut ainsi bloqué par la crue. Tard dans la nuit, des villageois ont transbordé les colis de riz, de sucre, de lait en poudre, de savon et des bidons d'huile de palme d'abord sur la pirogue, puis sur des charrettes. Douze sacs ont fini dans l'eau. Ce jour-là, tous les attelages de la petite gare routière de Waoundé ont été mis à contribution… «On est emmerdé avec ce marigot-là! C'est devenu un vrai casse-tête chinois», résume Karim, le menuisier de la mosquée. De quoi empêcher l'expansion de cultures vivrières, faute de possibilité de les écouler...
L'espoir pourrait venir des émigrés. Le gouvernement français a en effet promis en 2001 la construction d'une piste de 80 kilomètres, et surtout d'un pont enjambant le Dioulol, ce qui permettrait de désenclaver le village de Waoundé et ceux des alentours. Mais la France a exigé une (petite) participation financière des habitants de la région. «Ces derniers ont fait immédiatement appel aux migrants, qui ont payé sans hésiter», explique Amadou Mbaye, un ingénieur de la Saed, la Société d'aménagement du fleuve Sénégal. Les premiers à se mobiliser ont été les ressortissants de Waoundé en France, qui ont bloqué en juillet 2003 15 millions de francs CFA. «Une fois le pont construit, Waoundé va rapidement devenir la première ville de la région», s'enthousiasme le maire, qui rêve déjà de projets touristiques le long du fleuve Sénégal... Mais, pour l'heure, victimes des lenteurs de l'administration sénégalaise, les travaux n'ont toujours pas démarré. A Paris, le pont est même devenu le principal sujet de discussions lors des réunions des gens issus du village. «S'il voit le jour, ce sera la tranquillité pour Waoundé et tous les villages environnants», résume Lassana Soumaré, en sirotant un Coca-Cola avant de prendre son service au Train bleu.
Dans le centre du village, une quinzaine de gamins aux tee-shirts élimés martyrisent un vieux baby-foot, tandis que des femmes en boubou bleu, vert ou orange, bassines en plastique vissées sur la tête, marchent en évitant soigneusement les flaques de boue. A côté, des cochers juchés sur leur carriole attendent le client à la gare routière. Sur un mur, on a inscrit à la craie les tarifs du trajet pour relier le Dioulol: «SP: 150 F; ASP: 100 F.» Soit 23 centimes pendant la saison des pluies, et 15 centimes après. Un sifflement, et c'est l'heure du départ. Cahin-caha, la charrette s'ébranle dans les ruelles. Traversant d'abord l'ancienne ville, repérable par ses maisons aux toits de tôle et aux murs en «banco». Plus loin, elle passe devant les nouvelles maisons des «émigrés», en dur, plus spacieuses, plus modernes...
Post-scriptum
Western Union, la petite entreprise de télégraphe née en 1851 dans l'Ouest américain, a attendu 1989 pour se lancer sur le marché international. Devenue, depuis, filiale du groupe financier américain FirstData, la société s'est implantée dans 195 pays et réalise 3 milliards de dollars de chiffre d'affaires annuel. Sa filiale française, créée en 1995, a ouvert des agences spécialisées à Paris, Lille, Lyon et Sarcelles, et prévoit de s'étendre dans une quinzaine de villes, sans compter les 2 900 points de vente partenaires de La Poste et des banques.
Cet article a été publié dans le journal L'Express du 13/09/2004
De l'envoyé spécial Eric Chol
Voir aussi : Waounde.com