Une prison qui ne dit pas son nom
Dans ce témoignage recueilli par l’association Migreurop et publié dans son livre intituléGuerre aux migrants – Le livre noir de Ceuta et Melilla, (Paris : Migreurop, juin 2006, pp. 17 à 26), la parole est donnée à Serge C, jeune exilé ivoirien de 28 ans qui a traversé l’Afrique subsaharienne et le Maghreb pour chercher refuge en Europe. Il décrit les moments les plus cruciaux de son parcourt et l’arrivée au Maroc "au mauvais moment", celui de la phase paroxystique, à l’automne 2005, de la répression hispano-marocaine qui fera de nombreux morts parmi les exilés devant les enclaves espagnoles de Ceuta et Mellila.
L’entretien a lieu à Rabat le 1er juin 2006. Serge G. est un jeune homme de 28 ans. Issu d’une famille de modestes cultivateurs dans un petit village du centre de la Côte d’Ivoire, il est le premier et le seul enfant de la famille à poursuivre des études supérieures grâce aux encouragements du directeur de son école primaire et à la détermination de son père à voir son fils « réussir ». Serge G. nous raconte longuement la genèse de son départ forcé, dont nous rapportons ici les traits les plus marquants.
Après l’obtention de son baccalauréat au lycée classique de Bouaké, il rejoint la faculté d’Abidjan, où il poursuivra des études en sciences juridiques et politiques jusqu’à l’obtention d’une maîtrise. Dès son adolescence, Serge G. est déterminé à lutter pour la jeunesse de son pays. Il se rapproche de plusieurs associations locales.
« Souvent, je voyais un peu l’aspect de mon village, qui résonne de beaucoup de jeunes qui pourraient faire des choses plus tard pour l’avancement du pays, mais on constate que ces jeunes sont souvent délaissés. Je me disais que quand même il fallait que je bosse dans ce sens. J’ai milité dans quelques associations, les jeunes avaient mis en place une petite structure qui était destinée à encourager les jeunes gens. Parce que les jeunes gens, ils sont découragés, ils abandonnent les études, il faut payer les livres… donc il fallait regrouper les gens, faire des quêtes, et aussi partir dans la rue, prendre les jeunes, les enfants de la rue, les alerter sur la délinquance, ils sont exposés à des dangers, il faut éviter qu’ils entrent dans des réseaux de proxénétisme, de prostitution et autre tout ça, tel était le combat que je menais à mon petit niveau. »
Les espoirs de Serge G. sont toutefois vite refroidis. « Au début, beaucoup de personnes influentes nous ont aidés. Mais quand on essaie d’élaborer des programmes un peu plus lourds, cela donne un peu… mauvaise position. Parce qu’en faisant ça, c’est un peu comme tirer le bois que eux ils sont en train de cacher. »
Arrivé à Abidjan pour poursuivre ses études, il devient membre de la FESCI (Fédération estudiantine et scolaire de Côte d’Ivoire) dans le but de militer pour des meilleures conditions d’enseignement. Il défend une vision apolitique de la fédération qui pour lui doit avant tout défendre de « nobles causes », comme un « environnement sain pour les études ».
En 2002, peu de temps avant le coup d’Etat manqué du 19 septembre qui marque le début de la guerre civile en Côte d’Ivoire, Serge G. décroche un poste à l’Ambassade de son pays à Tripoli (Libye). Puis, pendant ses congés en Côte d’Ivoire, il constate que la fédération prend une tout autre tournure : « C’est tout ce combat pour les jeunes qui a fait que j’ai adhéré à la FESCI, mais au début de la crise ivoirienne, elle s’était transformée en une autre association qui ne défendait plus la cause des étudiants pour les études, elle était devenue autre chose. »
Ses désaccords avec la FESCI l’exposent à des ennuis : « En s’opposant, comme la devise le disait dans la FESCI, “tu es avec nous ou tu es contre nous”, tout homme qui essaie d’apporter une idée, de construire une idée de rejet est considéré comme un révolutionnaire, est considéré comme un anti Bagbo, le président actuel au pouvoir. Et c’est comme ça que les problèmes ont débuté. »
De retour à Tripoli, sa hiérarchie reçoit un courrier et lui conseille de rentrer à Abidjan pour donner des explications sur son comportement à son département central « Moi je n’arrivais pas à comprendre vraiment quelles explications j’allais pouvoir donner. » Nous sommes en mars 2003 : à Abidjan, on le renvoie à Tripoli sans le recevoir, en lui disant que ce problème serait réglé plus tard. En 2004, c’est la rupture définitive avec la fédération, à la suite d’une réunion à Abidjan prévoyant une expédition punitive à l’encontre de la communauté étrangère. Il entraîne dans son départ plusieurs de ses camarades. Il déplore aujourd’hui que celle-ci soit devenue un vivier pour le recrutement des Jeunes patriotes, mouvement nationaliste et raciste préconisant l’usage de la violence, notamment contre les gens du Nord du pays.
« On sait pas, on sait plus qui est contre qui, qui fait quoi, si c’est une guerre de pouvoir ou à cause du pouvoir. En fin de compte, on a un monsieur qui est vraiment têtu au pouvoir. Il essaie avec le secrétaire général de la FESCI que nous avions auparavant [Charles Blé Goudé, devenu leader de l’Alliance des jeunes patriotes] de haranguer le public et… vraiment c’est terrible, des corps incendiés, des tueries à domicile, vraiment c’est, c’est grave, c’est grave… des viols, des pillages, des meurtres… tout cela. »
A Tripoli, après plusieurs avertissements, il est finalement renvoyé de son poste. Il rentre à Abidjan. Fatigué, inquiet de son sort, il rejoint sa famille dans son village du centre, à présent sous contrôle des rebelles. Il doit alors faire face à une double menace car ce retour est interprété à Abidjan comme un rapprochement avec les forces rebelles, d’autant que Serge G. a entretenu de bonnes relations dans son enfance avec Guillaume Soro, actuel secrétaire général du mouvement rebelle MPCI et ancien secrétaire général de la FESCI. Un retour à Abidjan devient vite complètement exclu :
« Une indiscrétion m’a rapporté qu’une expédition punitive avait été préparée, peut-être parce qu’on est considérés comme des gens qui donnent des idées, qui font sortir [suscitent] des actions secrètes pour vendre les principes du gouvernement aux étrangers, quand ils disent étrangers ils pensent surtout aux gens du RDR [de M. Ouattara, homme du Nord rejeté du champ politique ivoirien à cause de son origine qualifiée de non ivoirienne]. Et j’ai appris que certains de mes camarades avaient vraiment été… matés, massacrés. Certains ont perdu la vie. Et c’est comme ça que je suis resté. Le secrétaire général du MPCI, quelqu’un de bien avant cette histoire de la rébellion, avec qui j’entretenais de très bonnes relations, ils se sont dit que j’étais parti là-bas dans l’intention de le rejoindre mais je n’avais pas cette possibilité ! C’était un homme qu’on ne pouvait plus voir comme ça. »
Parallèlement, la situation dans cette région devient dangereuse. Il est exposé de nombreuses fois, comme beaucoup de jeunes de la région, à un recrutement forcé dans les forces rebelles. C’est l’impasse :
« Une invitation est venue que je m’allie aux forces nouvelles. Je ne pouvais pas. J’ai dit non. Donc les menaces étaient maintenant pesantes. Je ne pouvais plus mettre pied dans le Sud, je ne pouvais pas rester dans ma région où trônait un environnement régi par la « voyoucratie politique », la « voyoucratie instituée ». Une fois ils sont venus… bon j’ai été victime d’une menace, j’ai encore la cicatrice là au front, il a vraiment fallu que Dieu agisse dans ma vie pour que je sois sauvé et c’est comme ça que bon… c’est comme ça que je suis parti. »
Des espoirs brisés
Ainsi, les événements contraignent Serge G. à la fuite et la guerre vient briser tous les espoirs de la famille placés dans ce fils qui avait réussi à étudier. Il se souvient de ces années d’étude : « Avec les moyens vraiment maigres de nos parents, on se forçait à faire des études. Souvent il fallait que tu payes des fascicules, il fallait que tu arrives à voir ton père, essayer peut-être de faire des efforts pour avoir une petite somme peut-être de 10 000 ou 20 000 [francs CFA] et c’était avec ça qu’on arrivait quand même. Mais la pauvreté de nos parents nous a permis d’encourager plus notre travail. » Aujourd’hui, il revient douloureusement sur ces espoirs brisés, les siens, ceux de son père et de toute sa famille. Ces courts extraits en témoignent :
« Mes pauvres parents ont basé tous leurs espoirs... les maigres économies que mes parents avaient, ils ont tout injecté dans mes études. Mon père est âgé, il s’est battu pour que je ne puisse pas manquer d’un stylo, d’un livre. Mes études sont liées à cela, à la façon dont il se battait. Bon on n’avait pas tout, mais quand même on ne manquait pas, mais du point de vue financier c’était vraiment catastrophique pour mon père, il fallait qu’il attende une saison, qu’il vende un peu de café et de cacao, pour pouvoir vraiment m’aider.
« Aujourd’hui cette situation vient de tout foutre en l’air, un monsieur qui dort dans une maison en terre battue, un jour voir son enfant devenir même instituteur ou professeur quelque part… moi je me souviens, mon bac et ma maîtrise ont fait la fierté de mes parents. Cette année où j’ai reçu la maîtrise nous étions que deux à avoir reçu un diplôme dans le village : une petite fille qui venait d’avoir le certificat d’études primaires et élémentaires, et moi je venais d’avoir ma maîtrise. C’était vraiment la fierté des familles. »
Le départ
Grâce à quelques économies et à l’aide de sa mère, Serge G. prend la route au printemps 2005, laissant derrière lui un enfant, ses quatre frères et sœurs et ses parents. Il se rend au Mali difficilement en se « faufi- lant entre les villages » et en veillant à ne pas tomber sur les troupes qui recrutent pour la rébellion.
Au Mali, la situation est difficile, il craint les éléments des Forces nouvelles qui s’y trouvent. Après avoir réussi à réunir un peu d’argent pour payer le transport, il décide de rejoindre l’Algérie par Gao, Tamanrasset puis Bordj à travers le désert du Sahara. La plus grande partie de ce trajet s’effectue « en camion, en fait en gros porteurs. Des gros porteurs dans lesquels ils entassent les camarades. Ce sont des camions qui sont destinés à la transportation de gros bagages, genre sacs d’oignons et autres. Tu arrives, il faut payer le prix pour passer. Et quand je suis arrivé à Bamako, j’avais juste un peu d’argent. »
L’Algérie
« L’Algérie, le temps qu’on est restés... on a souffert. Nous sommes arrivés à Bordj, il fallait qu’on trouve un endroit pour s’abriter. » Serge G. et ses compagnons rejoignent Alger au gré des petits travaux qu’ils trouveront sur leur route. A Alger, il vit de travaux journaliers. Tout est bon à prendre : « C’est des petits travaux, des activités journalières. Il y a un endroit à Del Ibrahim [quartier d’Alger], tu vas là-bas, si le ciel t’apporte une petite chance, quelqu’un va venir te proposer quelque chose, monter un balcon, construire un mur, une cueillette à trier... tu viens là et ils te donnent 600 dinars ou 500 dinars [60 ou 50 dirhams, soit 6 ou 5 euros]. C’est au jour le jour, c’est comme ça. « Quand nous sommes arrivés à Alger, nous avons vécu dans un appartement inachevé et c’était vraiment difficile pour nous, pas de toilettes, pas de salle de bains, rien, pas de murs d’ailleurs, c’était des piliers, tu essaies de bloquer avec un carton et tes habits pour créer une petite chaleur à l’intérieur. Bon on passait comme ça des jours pratiquement sans se laver, les gens te donnent ta paye, mais quand tu t’en vas, avec la saleté que tu portes, tu es obligé de rester comme ça. Pas d’eau, rien et tu ne peux pas aller dans les douches publiques parce que sinon c’est là que tu vas te faire coffrer. » Car, outre ces conditions de vie difficiles, Serge G. vit dans la crainte constante d’être arrêté et refoulé : « A Alger, on devait faire face aux menaces policières, vraiment, c’était difficile. La police ne nous accepte pas, et vous savez en Algérie quand la police vous prend… : le refoulement là jusqu’à Tinzanouaten… c’est pas possible. C’est comme ça que d’autres s’en vont, ils partent pour le Maroc et c’est comme ça que nous aussi nous sommes partis au Maroc. »
Arrivé au Maroc au mauvais moment
« C’était en septembre 2005. Je suis arrivé par Oujda. A Oujda bon, je n’avais plus de sous, je n’avais plus rien et il y avait un petit groupe là qui avait décidé de venir à pied pour Rabat. Cela devait nous prendre 22 jours. Et c’est comme ça que nous avons commencé à marcher. Nous sommes arrivés à Naïma [environ 25 km d’Oujda] et c’est là que nous nous sommes fait arrêter. » L’arrestation de Serge G. et ses compagnons précédait de quelques jours l’attaque massive des grillages de Ceuta :
« Arrivés à Naïma, la même nuit ils nous ont arrêtés, parce que nous étions fatigués. Nous avions marché et nous étions dans une petite maison abandonnée. Je ne sais pas si c’est un berger ou quelqu’un comme ça qui nous a vus et qui a informé les policiers. Il y en a deux qui ont réussi à s’échapper, mais nous les douze, ils nous ont piqués. Ils nous ont réveillés, menottés, mis dans une cellule, on est arrivés là-bas, pas de nourriture, rien. Et nous sommes restés… Normalement ils devaient nous refouler à Oujda mais nous n’avons rien compris. Nous sommes restés là-bas pendant quelques jours et une nuit ils nous ont pris et nous ont emmenés à… je crois que le regroupement c’était à Taza. A Taza, oui. Nous n’avons rien compris, ensuite quelques temps après on voit les gens arriver en masse… et c’est comme ça que nous avons été informés. Nous avons vu arriver des gens qui avaient été arrêtés à Fès, à Tanger. Des gens qui viennent chaque jour, des femmes, des bébés, des femmes enceintes. Donc nous, on ne comprenait rien, on se disait mais qu’est ce que c’est que ça ? On s’est dit que peut-être il y avait eu quelque chose. Généralement ceux qui parlaient nous disaient : ils nous ont pris à Tanger, ils nous ont pris à Fès. Il y avait même des malades. Des malades qu’ils sont allés piquer comme ça sur le lit de maladie. Et c’est comme ça qu’après ils nous ont regroupés avec des grands bus qui venaient de Bel Younes. Des blessés, des blessés. »
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