Fragments d’histoire d’une vie en foyer
par Soeuf Elbadawi
Conçus pour accueillir des travailleurs migrants en France, les foyers « africains » sont aujourd’hui menacés dans leur existence. On ne compte plus le nombre de fantasmes générés par ces « habitats séparés » au sein de l’opinion. Depuis le rapport Cuq (1), les autorités concernées se sentent obligés de plancher sur d’autres alternatives.
Quel avenir pour les foyers de travailleurs migrants ? Comment répondre aux difficultés particulières posées par les nécessaires mutations de « foyers africains » ? Voilà le genre de question que l’on se posait le 29 octobre 2004 dans un forum à l’occasion du 40ème anniversaire de Soundiata Nouvelle, une association dont les foyers (une vingtaine en Île-de-France) accueillent des migrants venus pour l’essentiel des pays du sub-Sahel.
Au 1996, un député des Yvelines, Henri Cuq, mettait le feu aux poudres en indexant ces foyers prioritairement destinés aux travailleurs étrangers. Dans un rapport remis au gouvernement, il leur reprochait d’être devenus des nids d’immigration clandestine et des zones d’enfermement communautaire, en insistant sur les suroccupations abusives (2) et sur des formes de commerce parallèle organisées (3). Le rapport évoquait même des réseaux de prostitution et de petits trafics liés (entre autres) à la drogue.
En conclusion, il suggérait le démantèlement de ces foyers remplis d’Africains noirs, dont l’économie informelle, non soumise aux lois de la République, ne servait qu’à nourrir (ou presque) les villages désertés du pays d’origine. Le rapport Cuq considérait le mode de vie établi dans ces foyers sous un aspect foncièrement « tribal ». Un rapport à ranger dans ces classiques ambiguïtés du milieu politique français, qui, sous prétexte de protéger le citoyen, cherche bien souvent à stigmatiser quelques minorités, sans répondre nullement aux questions de fond.
Foyers de travailleurs ou hébergement social ?
La vie dans ces habitats collectifs n’est certes pas toujours des plus roses. Les conditions d’existence y sont rudes et la dignité humaine n’y trouve parfois pas sa place. Mais comparé à l’offre souvent coûteuse des marchands de sommeil et face au racisme subi par les Africains en quête d’un appartement ou d’une chambre dans l’Hexagone, le foyer représente une alternative indiscutable. Le loyer modique permet d’épargner honnêtement sur le maigre salaire perçu. La majeure partie des « hébergés » répond en effet aux critères d’une main-d’œuvre non qualifiée, aux revenus souvent limités et à l’avenir plus que précarisé.
Apparus dans l’après-guerre, les foyers « africains » (4) incarnaient la volonté des services sociaux publics (5) de répondre à la demande de tous ces immigrés débarqués par bateau ou par avion, pour servir de soutiers sur les chantiers de construction ou de seconds couteaux dans des emplois a priori de « seconde zone » (6). Ce fut un projet « pensé » dès le départ pour une population de célibataires, allant dans le sens d’un hébergement temporaire. La personne accueillie était censée repartir chez elle, une fois son contrat de travail honoré. Le regroupement familial, qui concernera finalement plus d’un travailleur immigré, nécessitera à son tour d’autres types d’hébergement, tels les HLM.
Crise du logement aidant, le concept du foyer a par la suite évolué (7), au point de devenir un hébergement social pour personnes défavorisées. L’élargissement des critères de sélection autorise par exemple à accepter, en même temps que les travailleurs migrants de nationalité africaine, des jeunes travailleurs (8) venant de province, des personnes handicapées ou encore des familles monoparentales. Il faut se rappeler que la formule initialement défendue par les promoteurs du « foyer à migrants » permettait de concentrer dans un espace bien délimité, au confort plus que rudimentaire, une population considérée à risque et nécessitant pour cette raison un contrôle permanent.
Les foyers regroupaient souvent des populations de même origine communautaire, que l’on encadrait d’une façon très rigoureuse. Beaucoup de responsables de foyers furent des anciens militaires, issus de l’armée coloniale. On se souviendra de cet épisode théâtral consigné chez Kateb Yacine (9) où deux émigrés confrontent leurs malheurs (« toujours alignés comme des sardines, ou du bétail dans un bateau » / « six mille balles par mois […] pour habiter une caserne »). Les deux se taisent à l’arrivée du gérant du foyer, qui déclare d’un ton autoritaire : « Pas d’amis ! Pas de parents ! Pas de réunions ! Pas de politique ! Pas de journaux algériens ! Pas d’amicale ! Pas d’assistance sociale ! Interdit ! Interdit ! Interdit ! » Aussitôt le Chœur des émigrés entamait son lamento :
« Tous les anciens de l’OAS
On les retrouve, on les engraisse,
C’est toujours eux qui tiennent la caisse,
Ils sont gardiens dans nos foyers. »
Dans un contexte hostile à l’existence de ces foyers, où les élus locaux et leurs électeurs trouvaient dangereux d’avoir à supporter un voisinage aussi étranger, cet encadrement pouvait parfois rassurer l’opinion. Tout cela a bien évidemment changé. Le temps des anciens de l’OAS est bel et bien révolu. Les partenaires sociaux, privés ou associatifs, se sont multipliés. On continue de voir toutefois les entourages racistes s’exprimer sur les mœurs et le mode de vie des habitants de ces foyers africains.
Une journée en foyer est ainsi une manière de s’octroyer un peu d’exotisme à peu de frais en région parisienne. « C’est coloré, vivant et animé. Il faut voir comment les Maliens organisent leurs fêtes dans ces foyers. Les mariages, les concerts de griots, la bouffe africaine pas chère sont des prétextes qui attirent des non-immigrés dans ces lieux », confie un habitué. Nous sommes quand même dans un pays où les présidents de la République n’hésitent pas à parler d’ « invasion immigrée » comme le fit Valérie Giscard d’Estaing ou à évoquer les « bruits et odeurs incommodants de l’immigré », selon les mots de Jacques Chirac. L’inconscient collectif ne s’est pas encore affranchi de tous les préjugés hérités du passé colonial.
Les foyers fantasmés
Nombreux sont ceux qui rêvent d’un autre type de logement dans ces foyers. Mais combien sont-ils à pouvoir se l’offrir réellement ? C’est comme si leur statut de travailleur immigré non qualifié allait de pair avec des possibilités financières très réduites. Et même si la question financière venait à se régler, les loueurs dans le privé et dans le public se refusent toujours à considérer l’immigré africain comme un client solvable. Par dépit, la plupart des demandeurs se retrouvent alors à camper dans ces foyers, où la vie communautaire, servant de protection à tous contre l’agression extérieure ou le rejet de la population française, finit par empiéter sur le quotidien de l’individu lui-même. Car il est commun de dire que ces « gens-là » aiment à cultiver le communautaire par refus de s’intégrer à la société française et par volonté de vivre comme au village natal.
Encore un préjugé qui traîne… Ces Africains en foyer ont un goût prononcé pour la vie en communauté, certes. Mais cela peut-il tout excuser ? Si l’on prend le cas des plus anciens, on se rend vite compte qu’ils ont tenu à garder vivants les principes d’une vie en communauté, afin de mieux se prémunir d’un entourage français manifestement hostile à leur égard. Les plus jeunes auraient apprécié une vie autre que celle que leur réserve leur communauté. Celle-ci leur impose en général une vision du monde souvent en totale opposition avec leur appétit de vie et inadaptée au monde d’aujourd’hui. Mais affirmer que les Africains cultivent un communautarisme « déplacé » en foyer par refus de s’intégrer est une croyance établie pour rassurer les consciences des assistantes sociales et donner du travail aux sociologues.
D’autres fantasmes rejoignent cette croyance. On dit par exemple que les Africains épargnent pour mieux dépenser au pays. Pourquoi pas après tout ? Quel mal y aurait-il à le faire ? Néanmoins, les choses ne sont pas aussi simples. Les prélèvements, les taxes et les autres efforts fournis par cette population ne sont pas si différents de ce que fournissent certaines catégories de la population française. Dans une société incapable de les situer comme n’importe quel citoyen imposable et imposé, ces Africains devraient-ils en plus oublier qu’ils ont fait le voyage pour aider leurs familles restées au village à s’en sortir ? Reproche-t-on à un expert, à un consultant, à un coopérant français installé à Dakar de renvoyer son argent dans une banque en France ? Pourtant, seul le traitement salarial et social le distingue de l’Africain marginalisé en France.
Vivre dans l’inquiétude
Les habitants des foyers immigrés vivent avec ce sentiment d’inquiétude permanente. Ils ne sont pas chez eux mais a-t-on besoin de les traiter comme du bétail pour le leur rappeler ? Ils finissent par miser sur l’aspect « provisoire » de ce type d’hébergement, persuadés que jamais on ne les relogera ailleurs.
Sur la question des cités sensibles et de la mixité sociale, Éric Maurin constatait il y a peu que « la dramaturgie française de la ségrégation urbaine n’est pas celle d’un incendie soudain et local, mais celle d’un verrouillage général, durable et silencieux des espaces et des destins sociaux » (10). Si l’État français avait imaginé d’autres formes d’accueil pour ces travailleurs, ce qui reviendrait à revoir toute la « chaîne d’existence » qui leur est liée, les candidats « affranchis » se seraient volontiers intégrés et ne songeraient peut-être pas à repartir, comme ce fut le cas pour les communautés italiennes installées pour travailler dans le Sud de la France. Les cas d’immigrés « sur le retour », n’arrivant pas à se réintégrer dans le pays d’origine, après des années de vie passées en France et en foyer, sont légion et peuvent jouer en ce sens. Quelques-uns choisissent alors de revenir vivre leur destin d’immigré jusqu’au bout, autrement dit dans une marginalité sans nom, où le minimum de retraite est loin d’être assuré pour tous.
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Notes
1. D’Henri Cuq, Situation et devenir des foyers de travailleurs immigrés (1996), rapport au Premier ministre de l’époque, Alain Juppé.
2. Dans le numéro 1202 de la revue Hommes et Migrations, Michel Fiévet, chargé de mission de l’Aftam (Association française des travailleurs africains et malgaches, rebaptisée Accueil et Formation) écrit qu’« un certain nombre de foyers […] sont paralysés par une surpopulation croissante qui défie les normes françaises d’habitabilité ».
3. Extrait d’un reportage paru dans Wal Fadjri à Dakar le 4 novembre 2003 : « Dans les foyers de la région parisienne, il ne sera bientôt plus possible de vivre comme au village, en Afrique. Les organismes gestionnaires de ces immeubles veulent mettre un terme à la surpopulation liée à la solidarité et aux difficultés de logement […] Dans la cour, il reste encore des marchands de maïs, de bonbons, de cartes téléphoniques et de poulets grillés à 4 euros… », précisait cependant le journaliste.
4. Moins de 200 000 lits actuellement sur le territoire français. Gérés originellement par l’État, les centres d’hébergement sont passés ensuite aux mains d’associations loi 1901, à « caractère mixte » au niveau des bailleurs.
5. Une dynamique qui intégrait aussi des fonds privés.
6. À une certaine époque, il y eut des bidonvilles pour accueillir ces travailleurs immigrés. Celui de Nanterre est l’un des plus connus dans l’histoire des travailleurs immigrés d’origine maghrébine en France
7. On est passé par exemple du concept de « logement-foyer » à celui de « foyer-soleil ». Cf. le dossier réalisé en octobre 1996 par la revue Hommes et Migrations, n°1202.
8. Les foyers de jeunes travailleurs, qui correspondent à une autre demande, plus « française », sont régis par d’autres critères. La question des origines ou de la nationalité ne s’y pose pas de la même manière.
9. Mohamed, prend ta valise, in Boucherie de l’espérance de Kateb Yacine, Ed. Seuil, 2001.
10. Le ghetto français, d’Éric Maurin, Ed. du Seuil, 2004.