Le cas de la retraite et de la pré-retraite
L’homme sain ne se dérobe pas devant les problèmes que lui posent les bouleversements parfois subits de ses habitudes, même physiologiquement parlant ; il mesure sa santé à sa capacité de surmonter les crises organiques pour instaurer un nouvel ordre.
C. Canguillhem, Essai sur plusieurs problèmes concernant le normal et le pathologique, 1943, p. 123.
L’immigration, en sa forme actuelle, réalise sur la terre d’immigration (c’est-à-dire au sein de la société d’immigration) un mode de présence très particulier, et, pour le moins inconfortable, cet inconfort étant partagé par tout le monde.
1) Il est partagé par la société d’immigration qui voit s’installer en elle, à demeure, de manière permanente, presque au même titre que la population nationale, une population immigrée, c’est-à-dire une population étrangère, qui, idéalement, n’a à être là qu’à titre provisoire, pour des raisons de travail. C’est toute la vie des immigrés qui est, directement, pour les travailleurs eux-mêmes, ou indirectement, pour les membres de leurs familles — ces autres « immigrés », jeunes ou adultes qui sont comme des « ayants droits » à l’immigration, même quand ils n’ont émigré de nulle part, en raison de l’immigration du travailleur, cette immigration-ci donnant son sens à cette immigration-là qui en dérive —, subordonnée au travail, le seul alibi légitime qui soit de la présence, ici, de l’immigré et aussi, corrélativement et solidairement (car ce qui est vrai dans un cas l’est aussi dans l’autre cas), de l’absence, là, de l’émigré.
2) Le même inconfort est partagé aussi par la société d’émigration qui voit se détacher d’elle, pour longtemps (si ce n’est pour toujours), et tels des lambeaux voués à l’errance, des morceaux entiers d’elle-même (individus et familles), et qui assiste de la sorte, sans pouvoir en conjurer les effets, à sa véritable décomposition.
3) Il est partagé, enfin, et au premier chef, dira-t-on, par les intéressés eux-mêmes, les émigrés-immigrés qui ne peuvent vivre leur émigration de là et leur immigration ici, aussi durables soient-elles, que sur le mode du provisoire.
Présence « provisoire » et, corrélativement, absence aussi « provisoire » : c’est là une attitude généralisée commune à tous les partenaires que le phénomène migratoire fait se confronter : l’émigration et l’immigration ne peuvent être supportées ou, en d’autres termes, ne peuvent advenir et se perpétuer que sur la base d’un certain nombre d’illusions également partagées — illusio et collusio ! — dont la première de toutes est l’illusion du provisoire, présence et absence « provisoires » et comme par définition. Si la force de travail, force « brute » peut s’importer et s’exporter ou, pour dire autrement, si, d’un côté, on importe le surplus de travailleurs (ressortissants étrangers) dont on a besoin, et, de l’autre côté, on exporte le surplus de travailleurs disponibles (c’est-à-dire ses propres ressortissants), on ne peut, à proprement parler, souscrire à un transfert définitif — ce qui se produira inévitablement quand ce transfert sera consacré politiquement par la naturalisation, c’est-à-dire par l’intégration politique, forme ultime de toutes les autres intégrations —, dans un cas, d’une partie de sa population future, les immigrés, et, dans l’autre cas, d’une partie de sa population actuelle ou de la population qu’on considère en droit comme sienne, les émigrés.
Parce qu’elle est l’illusion la plus manifeste, la plus facile à déceler, celle dont les immigrés ont, individuellement et collectivement, le plus directement et le plus immédiatement connaissance et, par suite, le plus clairement conscience — chaque immigré en fait quotidiennement l’expérience, une expérience tout à la fois effective (acquise de manière pratique) et affective (éprouvée sur le mode subjectif, celui de la sensibilité de chacun) —, l’illusion du provisoire dont il est question ici n’est que la forme la plus expressive de toute une série d’autres illusions corrélatives qui lui sont indissolublement associées : le séjour « provisoire » (effectivement ou illusoirement provisoire, la différence importe peu pour l’heure) appelle quelque autre raison extérieure à lui, qui lui donne du sens, le motif susceptible de donner sens et raison au séjour de l’immigré (car il est constitué comme étant à la fois la cause première et la fin dernière du séjour provisoire de l’immigré) est le travail (et pas n’importe quel travail, le travail qui est socialement assigné à l’immigré). Présence provisoire en droit, présence qui n’a pas sa fin en elle-même, présence subordonnée au travail dont elle tient sa raison d’être et la légitimité seconde (et non pas intrinsèque) qui lui est concédée, la présence de l’immigré devrait cesser (en droit, idéalement) dès lors que cesse le travail qui en est la raison et la justification ultime.
Présence étrangère, donc présence provisoire, donc présence qui a sa raison hors d’elle-même et qui est toute subordonnée à cette raison (le travail) : solidaires l’une de l’autre, au point de n’être, à la limite, que de la retraduction sous des formes diversifiées d’une seule et même caractéristique dont elles dérivent toutes, celle-ci étant au principe de celles-là, toutes ces caractéristiques se retrouvent subsumées dans cet autre qui en est tout à la fois, le condensé qui les contient toutes et la forme première qui est à leur origine, à savoir que la présence de l’immigré est une présence a-politique en tous les sens du terme, une présence qui échappe à l’ordre de la cité et, à plus forte raison, à l’ordre de la nation. C’est parce qu’il est, en dernière analyse, étranger à l’ordre de la nation (i.e. à l’ordre politique) que l’immigré ne peut avoir, selon l’ordre de l’immigration, qu’une présence provisoire, et, partant, une présence soumise à condition et surdéterminée par la raison ou l’alibi du travail, une présence exclue du « politique » lors même qu’elle constitue en elle-même et par elle-même un fait éminemment politique. Conjuguant leurs effets, politique (domaine dont sont exclus les immigrés) et politesse impriment à la présence des immigrés une modalité particulière : elle est une présence « polie », c’est-à-dire neutre1, celle-là qui convient à ceux qu’on invite chez soi, lors même qu’ils sont des « invités de tous les jours », des invités appelés à devenir des invités permanents, tout à fait ordinaires — la « politesse » est en ce cas une obligation à laquelle les immigrés se sentent tenus et une obligation qu’on exige d’eux et qu’on ne manque pas de leur rappeler s’ils viennent à y faillir.
Ainsi, c’est toute la vie de l’immigré qui est placée sous le signe de la contradiction ; traversée de part en part, par une multitude de contradictions dont elle est le siège, elle en est comme la somme ou le lieu géométrique de toutes les contradictions possibles (actuellement) en même temps que la matrice d’autres contradictions à venir. Toutes ces contradictions, qui tissent l’existence de l’immigré — ordinairement masquées, et masquées au prix d’un intense effort de dissimulation —, se donnent à voir au grand jour à l’occasion de crises et, notamment, des crises qui affectent la définition essentielle de l’immigré, la représentation qu’on s’en donne et qu’il se donne de lui-même : maladie ou accident et leurs suites (maladie et accident du corps, mais aussi et surtout maladie et accident de l’esprit ; maladie somatique qui, presque inévitablement, engendre la maladie mentale ou la maladie « de l’identité sociale » perdue) : chômage, surtout, quand il s’accompagne du sentiment qu’il est irréversible ; préretraite et retraite quand elles ne mettent pas fin pour autant (comme cela devrait se faire, en droit) à l’émigration et à l’immigration, etc.
Ce que toutes ces occasions ont de commun, c’est qu’elles entraînent un état de vacance2 quasiment insupportable. C’est lors de ces occasions, c’est-à-dire à l’occasion de sa « vacance », que l’immigré ressent le plus fortement et le plus douloureusement, jusqu’à l’insupportable et jusqu’à l’impensable, les contradictions ou les déterminations qui pèsent, jusqu’à l’aliénation, sur sa condition3. Survivants, notamment les plus âgés d’entre eux4, des générations antérieures d’émigrés, ils constituent — ne serait-ce que sous ce rapport, mais, en réalité, sous bien d’autres rapports — des cas d’exception. Aussi, témoins privilégiés d’un ancien état de l’émigration, ces émigrés « attardés » (dans leur condition d’émigrés et d’immigrés) ne sauraient être considérés comme vraiment représentatifs de leur temps5.
Exceptionnels pas leur itinéraire dans l’immigration, puisqu’ils ont survécu (en tant qu’émigrés) à leurs contemporains (dont l’émigration à cessé), ils devaient aussi, ceci entraînant cela, faire exception avant leur émigration. Se séparant presque en tout des autres émigrés dont, sans doute, ils ne devaient partager, au départ, ni les préoccupations, ni le commun attachement à la terre natale et à la communauté d’origine, et, par la suite, la même expérience de l’émigration, les émigrés qui se sont comportés ainsi, partout et tout le temps, en « déviants », sont ceux-là même qui se désignent et que tout le monde désigne comme étant des émigrés jayhin (pluriel jayah)6, c’est-à-dire, en gros, des émigrés qui ont rompu avec leur communauté, et aussi, ceci étant lié à cela, avec la communauté des émigrés. En se conjuguant, ces deux ruptures solidaires ont fini par engendrer cette situation paradoxale d’une « émigration (c’est-à-dire d’un état provisoire) qui se prolonge une vie durant ».
Coupés de leur passé (en s’étant coupés de leur communauté), découvrant au moment de leur vieillesse qu’en raison de leur itinéraire singulier dans l’émigration, ils se sont coupés aussi de leur avenir (inséparable de l’avenir de leur groupe), les émigrés du type jayah ressentent, sur le tard, de manière très vive, leur isolement, c’est-à-dire, au fond, les effets de la double exclusion qui les frappe (et que, souvent, ils avaient recherchée). Sans doute leur position actuelle les incite-t-elle à revenir sur leur passé et à s’interroger sur les mécanismes qui les ont conduits à cette position ; mais, contre toute attente, c’est pour reprendre, contre eux-mêmes et à leurs propres dépens, les accusations qui les dénonçaient comme ayant été des émigrés « insouciants »7, « défaillants », voire des « renégats » au regard de leur communauté.
Ayant à se prononcer sur leur expérience antérieure, expérience marquée de leur volonté de se singulariser par un individualisme qui a été fort peu apprécié, ils adoptent rétrospectivement sur leur émigration de jeunesse — ou sur leur jeunesse d’émigré — le point de vue normatif du groupe ou de la morale communautaire. Réalisant, après coup, que leur émigration a totalement failli puisqu’elle n’a rempli aucune des fonctions qui la justifiaient, n’a répondu à aucune des espérances dont elle était investie et n’a été pour le groupe d’aucun profit (ni matériel, ni symbolique), ils ont fini par l’éprouver comme n’ayant été en fin de compte qu’une longue absence sans la moindre contrepartie, une fuite en pure perte, et donc, dans une certaine mesure, une trahison à l’égard de leur groupe. Ils découvrent aussi que « l’émigration les a vieillis » — « l’exil nous a fait les cheveux blancs », aiment à dire les vieux émigrés — ou, ce qui revient au même, qu’ils ont vieilli différemment aussi bien de ceux qui n’ont pas émigré hors de chez eux, que de ceux qui ont émigré différemment (les autres émigrés de leur âge et de leur époque) ; ils découvrent que leur expérience solitaire qu’ils ont tendance à mettre sur le compte de la jeunesse d’abord, et de l’émigration ensuite leur vaut d’être aujourd’hui des émigrés (s’ils vivent toujours en France) ou d’anciens émigrés (s’ils ont fini par rejoindre tardivement leur village d’origine) âgés, bien sûr, mais surtout isolés, d’autant plus isolés qu’ils ont vieilli isolément.
Vivant, en raison de l’âge surtout, de manière tragique leur déracinement, ils se montrent particulièrement soucieux de rompre un isolement qui leur est devenu insupportable : aussi, afin de pouvoir renouer avec leur communauté — avec la communauté des émigrés, la communauté d’origine ou avec les deux, l’une servant de médiation à l’autre — se voient-ils contraints d’avoir à se racheter de leur oubli, de leur insouciance, de leur inconstance, bref de leur faute.
Ils se trouvent à leur âge, c’est-à-dire à l’âge où ils en ont le moins les moyens, placés en situation de devoir reconquérir leur place (ou tout simplement une place) au sein de leur communauté. Voudraient-ils eux-mêmes mettre fin à leur isolement ou vaudrait-on les réhabiliter et les ré-associer à la vie communautaire, cela ne peut aller sans difficultés. Restés trop longtemps à l’écart, ils n’arrivent pas toujours, quand ils se décident à réintégrer leur communauté, à se faire pleinement accepter, car ils ne peuvent faire oublier leur passé d’hommes en rupture : nul ne peut ignorer les effets d’une émigration trop longtemps prolongée pour ne pas marquer durablement les émigrés, et pour ne pas affecter les relations mutuelles avec leur groupe. D’un côté, les longues années d’absence, c’est-à-dire de séparation d’avec l’histoire de la collectivité, avaient fini par habituer celle-ci à ne plus compter sur ceux des siens qui l’ont trop longtemps ignorée ; de l’autre, comme s’ils avaient conscience que leur émigration, long apprentissage de l’individualisation, les avait dotés de dispositions permanentes qui, même après l’émigration, continueraient à agir et continueraient a les distinguer malgré eux, les émigrés ainsi convertis par leur longue expérience de l’émigration, éprouvent la distance qui les sépare de leur communauté comme étant irréversible ou, pour le moins difficilement réductible.
Alors qu’un des effets communs de l’âge semble être de raviver chez les vieux émigrés le sentiment — un moment étouffé — qu’ils ont de leurs contradictions et de leur exclusion, face à cette situation de crise, leurs réactions, lors même qu’elles clôturent une carrière exceptionnellement longue dans l’émigration, divergent totalement, car elles restent étroitement dépendantes des itinéraires antérieurs : les uns peuvent prolonger leur émigration, soit qu’ils se résignent à vivre leur état et leur situation présente avec le sentiment d’une déchéance, soit, au contraire, qu’ils s’efforcent de jouer au sein de la communauté des émigrés le rôle du « vieillard » de la tradition, du sage, du notable, c’est-à-dire qu’ils s’inventent des justifications qui les dispensent d’être confrontés en permanence et de manière pressante à leur communauté qui leur est devenue étrangère ; les autres, au contraire, peuvent mettre fin à leur émigration, revenir vivre au village, auprès des leurs, soit en s’accommodant d’une position marginale, soit en faisant amende honorable, en s’efforçant de se réhabiliter, en se subordonnant d’eux-mêmes à l’autorité de plus jeunes qu’eux, leurs enfants par exemple.
Vieillir dans l’émigration, c’est vieillir ailleurs (ou nulle part) et c’est vieillir autrement
Ainsi cet émigré, Ali T., qui dit être âgé de soixante-quatre ans (au moment de l’entretien) mais qui en paraît dix de plus, et qui, se traitant lui-même de « véritable loque », avoue « être descendu très bas…, plus bas que terre, si bas que la honte (le) prend… ; sauf auprès de ceux qui (l’) ont connu au moment où (il) était un homme…, un homme vrai, grand, si grand que rien ne semblait pouvoir (le) rabaisser… ; (il) est tombé aujourd’hui en dessous de tout, au point de mendier (sa) nourriture (c’est-à-dire dans l’arrière-salle des cafés) et de vivre de charité…" Tout cela parce que ses enfants, « la fierté de leur père », ayant grandi, s’étant éloigné de lui et séparés les uns des autres, et surtout ayant été rejoints par leur mère, il s’est retrouvé seul, abandonné de tous, en proie à un vif ressentiment contre « ceux qui ont sucé (son) sang, vidé (ses) poches, ruiné (sa) maison, insulté et maudit (son) existence, craché sur (son) nom et renié (son) sang ».
« Je n’étais pas comme le clochard que je suis devenu. Sont témoins ceux qui m’ont connu : à l’époque, j’étais un lion ; un homme parmi les hommes, et des plus grands ; un homme qu’on ne cassait pas ; ce n’est pas un étranger qui m’a brisé, ce sont eux (sous-entendu : sa femme et ses enfants) : ils se sont ligués contre moi, et ce n’est pas une chose supportable… Je n’ai pas supporté. Tout, mais pas ça. Quand on avait besoin de moi, j’étais le plus beau, le plus fort, le meilleur… Officier de marine marchande (?)…Faut pas l’oublier. J’étais quelqu’un ; ça comptait. Plus tard, chez moi, sous mon toit, dans ma maison, ma femme, mes enfants, on me traitait d’Arabe… Tel celui qui réchauffait des serpents contre son sein ! Ce fut ainsi pour moi… Tout cela parce que j’ai voulu vivre comme les Français, mieux que les Français, plus français que les Français en tout. Je ne voulais pas qu’on dise : "C’est un arabe"… J’étais Ali et c’était un nom ! Ici, partout on m’appelait Albert. Il n’y avait pas une chose qui manquait. Je ne voulais pas qu’on dise : "C’est un arabe", il ne sait pas, il ne comprend pas. Quand j’ai eu la voiture, il n’y avait que les bourgeois qui conduisaient : quand j’ai eu mon premier poste de radio, la T.S.F. comme on disait, on ne savait pas encore ce que c’était… Je me suis marié en France, je voulais pour ma femme ce qu’il y avait de meilleur… J’ai eu ma maison, un pavillon avec étage, comme neuf. Elle (sa femme) était une princesse… Deux filles et un garçon, mieux habillés que tous — il ne fallait pas qu’on dise : "Les enfants d’un Arabe", j’étais plus propre qu’eux — bien soignés, bien élevés, bonne instruction — tout ce qu’il leur faut, des cours particuliers pour qu’ils réussissent… En fin de compte, j’ai travaillé pour rien. Où sont-ils ?… »
Vieilli prématurément, au bout d’une trentaine d’années d’émigration, ayant interrompu sa carrière au terme de seize année de services, avant d’avoir atteint l’âge de la retraite, il suffit qu’il retourne à Alger, qu’il se rapproche de son fils aîné, son « seul fils » (fils né en Algérie d’un premier mariage contracté antérieurement à l’émigration), « qui est un grand chef au port », pour qu’il se « transforme complètement » et que lui « revienne un peu du souffle de l’humanité ».
« Ici, je suis une “cloche", c’est zéro. Il y a que là-bas, à Alger, quand je suis chez lui (chez son fils) que je redeviens "monsieur"… j’ai tout ce qu’il me faut ; j’ai toujours un costume impeccable… Il faut pas — pour lui, ça compte, tout le monde le connaît, je suis son père — il faut pas que ça lui fait honte. Alors là je me surveille ; je redeviens un homme… »
Cependant, n’ayant plus, malgré cela, d’attaches nulle part, il s’en va « flottant… sans savoir où (il) est : ni ici (en France), ni là-bas (en Algérie) », car ni ici, ni là-bas, il n’est chez lui : « l’émigration n’est bonne qu’à condition de rester éternellement jeune ; mais vieillir dans l’émigration, c’est vieillir en étant nulle part, c’est ne pas savoir vieillir ». Sans doute d’un côté, l’Algérie lui sert-elle, comme il dit, de « refuge… d’occasion de cure » (cure au sens moral et au sens médical, au sens de cure de désintoxication), mais sans jamais pouvoir s’y fixer définitivement, et, d’un autre côté, en raison des habitudes acquises tout au long de l’immigration, la France continue à lui apparaître comme le lieu conforme au style de vie qu’il a adopté.
« Je ne peux pas rester tout le temps chez mon fils ; il me le demande, mais il a sa famille à lui, il a sa femme, ses enfants… Il me dit toujours : mon père, tu as tout l’argent que tu veux, mais je peux pas vivre tout le temps avec son argent … Ici, au moins, tant pis ! La journée entière, j’ai le coude sur le comptoir. Là-bas, à Alger, y a qu’une chose : il faut pas que je bois ; c’est pas possible. Alors ça non ; je peux pas. Il me dit : mon père, tu peux avoir tout ce que tu veux, tout l’argent que tu veux, mais il faut pas boire, c’est tout ; je t’apporterai à la maison toutes les bouteilles que tu veux. C’est vrai, il m’apporte des bouteilles de vin ; mais je n’aime pas boire à la maison ; il me faut le comptoir… C’est pour ça qu’on revient toujours en France ».
Vieillir dans l’émigration à condition de la rendre compatible avec la vieillesse
À l’opposé de Ali T., cas peut-être un peu trop particulier, mais qui illustre pleinement les effets d’un déracinement prolongé, se trouve la situation de cet autre émigré, Hadj Y., qui poursuit sa carrière d’émigré en refusant de se laisser contraindre à n’être qu’un « vieux ». Refusant ainsi de se laisser contraindre à vivre son émigration comme une condition insupportable — ainsi se plaît-on à se représenter l’immigration en insistant beaucoup sur le fait que, parce qu’elle se perpétue au-delà de l’âge de la retraite, elle a perdu toute signification, c’est-à-dire, tout à la fois, sa raison technique (nécessité économique) et son sens social (ce qu’on appelle « sa beauté ») —, il s’évertue à lui donner un sens, une fonction sociale qui le mette en règle avec lui-même et avec les autres. À quatre-vingt trois ans, Hadj Y. vit en France de manière presque ininterrompue depuis 1924 (depuis l’âge de vingt-deux ans), date à laquelle il fut démobilisé après deux ans de service militaire accompli au Maroc pendant la guerre du Rif.
Ayant été scolarisé en français — ce qui est exceptionnel pour l’époque —, ayant quitté jeune (à vingt ans) son village et le travail agricole, on ne peut dire qu’il ait été profondément marqué, comme les hommes de son âge, de son époque et de sa condition, par l’habitus paysan. Arrivé en France — ceci n’étant pas sans lien avec cela —, il se détourna vite des préoccupations habituelles aux émigrés et s’affranchit ainsi, pour une bonne part du contrôle et des pressions exercés sur lui par les « aînés ».
« A l’époque, combien de fois on m’a battu, combien de fois on m’a donné des gifles ! Pour que je me conduise convenablement dans le droit chemin, c’est-à-dire comme ils veulent. C’était les aînés, nous les craignions ; ils devaient veiller sur nous… Moi, j’étais l’indésirable, le rebelle ; parce que je n’étais pas zélé pour toutes les corvées — faire la cuisine, le nettoyage —, parce que je lisais le journal… Uniquement pour qu’ils disent pas de moi : "il n’est bon à rien, il nous a quittés", je leur jetais mon argent pour qu’ils me laissent la paix, tranquille pour m’occuper d’autre chose ».
Il se consacra très tôt à une intense activité politique et militante, d’abord, membre du parti communiste et ensuite, militant des partis nationalistes, avec l’Étoile nord-africaine et le P.P.A. entre 1935 et 1939 ; activités de syndicaliste et de résistant ou de sympathisant de la résistance en France, pendant l’Occupation ; activité nationaliste qui lui valut d’être arrêté à plusieurs reprises, notamment de 1957 à 1960. En vingt-cinq ans, il effectua seulement trois séjours en Algérie — le plus long de ces séjours dura deux ans — ; pressé sans doute par sa fille qui venait rejoindre son mari en France (dans la même ville que son père), il se décida en 1950 à faire venir auprès de lui sa femme et son fils (âgé alors de dix ans), qu’il avait jusque-là complètement ignorés8.
Aujourd’hui, bénéficiant d’une retraite augmentée du montant de petites pensions pour accidents de travail, entouré de ses deux enfants et de leur famille (par deux fois il a marié son fils dans le champ matrimonial constitué en France par les familles émigrées originaires de la même région), ayant accompli à deux reprises le pèlerinage à La Mecque, ne ménageant ni sa peine (malgré son âge) ni les conseils lorsqu’il s’agit d’aider, de secourir, de concilier, voire de servir de porte-parole, il a fini par recueillir la considération presque unanime (même si elle n’est pas exempte de toute réserve) de la communauté des émigrés. Cela lui vaut de se comporter et aussi d’être traité un peu à la manière des sages et des notables de la vie traditionnelle.
« Et me voilà toujours là, en France. Tout ce que je peux faire, c’est rendre service un peu, rendre services aux "nôtres" (les compatriotes émigrés) car, les malheureux, il leur arrive toujours quelque chose, des affaires qu’ils ne peuvent pas régler ; ils ne peuvent rien. Alors il faut les aider, il faut leur expliquer, et, malgré cela, ils t’entendent pas, ils ne t’écoutent pas… Je n’arrête pas de courir, de donner des adresses, d’accompagner à la Sécurité sociale, au tribunal, à la mairie, chez les avocats ; à l’hôpital aussi. Tu peux dire que ma femme, elle aussi, a pris un abonnement : tous les midis à l’hôpital. Il y a toujours quelqu’un à voir : un parent à qui il faut rendre visite, ou un enfant, ou une femme malade ; surtout les femmes, il n’y a qu’elle qui peut aller les voir… Je reçois des lettres du pays de gens que je ne connais même pas ; un père, une mère qui me demandent de leur trouver leur fils, de leur donner des nouvelles, d’aller le voir pour lui faire la morale, lui expliquer que ses parents sont dans la misère… Il faut s’occuper de tout cela. On me demande même pour les différends à l’intérieur de la famille, surtout les femmes, et pas seulement nos filles (parentes), mais des femmes que je ne connais pas du tout. Quand elles ne peuvent plus supporter les injustices qui les frappent — un mari ivrogne qui la bat et la laisse dans la misère, un mari qui refuse de la soigner, qui lui refuse de voir la lumière ; il y a de grandes oppressions —…, elles me demandent : il faut que je fasse quelque chose que je prenne le mari pour le sermonner. Ça, c’est le comble quand il faut s’immiscer entre le mari et sa femme ! Parfois c’est entre le père et son fils… Je ne peux pas me sauver : il faut s’occuper des affaires d’ici (c’est-à-dire de la communauté des émigrés). Surtout quand arrive une catastrophe ; un décès par exemple, et des affaires de là-bas (c’est-à-dire de la communauté villageoise)… Même à l’Amicale (des Algériens en Europe), si j’y suis et si je passe mes journées là-bas, ce n’est pas pour l’Amicale, ce n’est pas, comme on dit, pour les quatre sous qu’on me donne, mais c’est pour pouvoir les aider. Autant avec un endroit où se rencontrer, on ne viendra pas me chercher à la maison. Beaucoup s’imaginent que cela me remplit le ventre (d’argent), alors que j’en suis de ma poche ! Je passe mon temps à essayer de régler les petits problèmes qui se posent à chacun tous les jours… »
Sous peine de n’être qu’un « vieux » coupé de toutes relations, il ne pouvait, à son âge, continuer à se tenir à distance de tous ses proches, les émigrés originaires du même pays que lui et les hommes restés au village. Mais renouer avec les uns et les autres, forcer leur considération, cela exige qu’il se conforme d’abord à l’image traditionnelle de l’homme âgé, image socialement déterminée qui semble être fort peu compatible avec l’état d’émigré. Emigré au-delà de l’âge admis pour émigrer ou rester émigré, l’émigré âgé éprouvait son statut ambigu comme constituant, de fait, une transgression de la « morale de l’âge ».
« J’entends bien ce qu’on dit : "A son âge, il n’en a pas fini avec la France, il n’en est pas rassasié ; elle finira par le dévorer, elle nous le rendra dans une boîte (thabouat, le cercueil)…" Cela, on le dit ici en France ; tout le monde le dit. Même quand on ne me le dit pas en face, on le dit derrière mon dos : "Pourquoi est-il encore là ? Que fait-il ? Ce n’est pas beau (litt. : il est laid) pour lui, il s’enlaidit…" J’entends cela tous les jours (…) On me le dit aussi là-bas (en Algérie) quand j’y vais : "Cela suffit ! tu avances en âge, tu seras mieux ici, en pays musulman (litt. : de croyants), c’est plus convenable ; tu n’as plus rien à y faire là-bas (en France), à ton âge ; cela ne te grandit pas, ta place est maintenant parmi nous…" ; Et chacun de trouver la raison qui me retient toujours en France ; on me soupçonne de quelque intention mauvaise, de desseins que je n’ai jamais eus. Tantôt, c’est sa femme, tantôt c’est autre chose, dit-on… Cela aussi je l’ai entendu ; on me l’a dit aussi en Algérie : "Si (ta femme) ne veut pas te suivre, si elle veut rester là-bas, qu’elle reste. Laisse-la, tant pis pour elle ; elle a ses enfants là-bas, elle sera bien auprès d’eux, tu en seras reposé ; Quant à toi, ne crains rien. Reviens seulement, nous te trouverons, s’il le faut, une femme…" On m’a dit tout cela ! Sans honte. En croyant me faire plaisir… »
De manière plus générale, comme pour atténuer les effets de pareille inconvenance, ce sont tous les émigrés qui, à l’instar de Hadj Y., « se sont laissés surprendre par l’âge dans leur situation d’émigrés », qui ont tendance à multiplier les conduites de compensation, et à verser dans une surenchère des comportements réputés honorables pour leur âge, et, à ce titre, dotés d’un haut rendement symbolique. Réinterprétant à dessein leurs actes selon les règles de la morale traditionnelle, c’est-à-dire conformément à la valeur qui leur était attachée originellement, ils se composent un personnage plus respectueux de la morale de leur âge. Et si ce personnage, qui ne manque pas d’apparaître comme forcé, les réconcilie avec eux-mêmes, avec les autres émigrés, et, en partie, avec leur communauté, c’est en définitive parce qu’il les réconcilie avec la morale du groupe. On assiste de la part de ces vieux émigrés, aussi bien en France qu’en Algérie (quand ils retournent dans leur village définitivement ou temporairement) à un regain de faveur pour les pratiques religieuses les plus prestigieuses ou les plus ostentatoires (prières à la mosquée et en groupe ; offrandes spectaculaires, par exemple don, à l’occasion de l’Aïd, du mouton, ou de son équivalent en argent, destiné à l’imam du village) ; on remarque aussi l’attention particulière qu’ils portent à mille petits détails qui deviennent des signes, des indices de leur application à se comporter en « sages », en hommes accomplis (il n’y a d’homme accompli que dans sa communauté et pour sa communauté) et à se conformer rigoureusement aux préceptes de la religion : retour au costume traditionnel (ou à certaines parties de ce costume) ou, tout au moins, renonciation en France au port de la tête nue ; une certaine affectation du langage qui emprunte à celui des lettrés ; rythme temporel correspondant au rythme des prières ; itinéraires et lieux fréquentés qui sont toujours des espaces ouverts, voire sacrés, de la vie communautaire (la mosquée, la djamaa du village, et, en France, ce qui en tient lieu, souvent la salle ou l’arrière-salle des boutiques, à l’exclusion des débits de boisson) ; une certaine manière de se détourner de toutes les préoccupations et de toutes les tâches trop manifestement profanes9. Ce sont aussi, peut-être excessives, les nombreuses manifestations de solidarité auxquelles ils participent, ou dont ils prennent l’initiative, en faveur des émigrés en difficulté (chômage, maladie, décès), des pauvres du village, de la mosquée ; plus généralement c’est la reconversion altruiste, au profit du plus grand nombre, du capital de relations sociales et de l’expérience acquis au cours d’une immigration extrêmement longue et tout à fait exceptionnelle (rôle de conseiller, d’aide dans les démarches administratives, de médiateur dans les relations avec la société française, notamment avec les médecins, les avocats, etc.).
Cependant, malgré la reconversion qui s’est opérée avec l’âge, et qui l’a amené à se rapprocher, voire à se mettre au service de la communauté des émigrés, Hadj Y. ne peut oublier totalement, ni effacer ce qui le distingue de tous les autres. Soucieuse de ramener à elle ce vieux et sage émigré, le même qui, en d’autres temps (à la Libération) avait été également sollicité pour se présenter au conseil municipal de la localité qu’il considère comme son « village de France » (« J’y ai vécu plus longtemps que dans mon village natal »), sa commune natale lui offrit une charge d’édile s’il acceptait de revenir définitivement au pays. Sans être insensible à la confiance qu’on lui témoignait de la sorte, il dut décliner cette offre, parce que (entre autres raisons, les raisons familiales), il redoutait la confrontation avec une condition et avec une population auxquelles il s’était déshabitué, ce qui est une autre manière de dire qu’il redoutait de revenir au pays : « J’avais peur de ne pas comprendre une population que je ne connais plus, de ne pouvoir m’entendre avec elle à propos des problèmes que, moi, je ne peux jamais voir comme eux… J’ai fini par refuser ». Et, sans doute, cette manière de voir différente ne se limitait pas aux seuls problèmes politiques ou aux seules questions d’intérêt communal ; elle s’étendait aussi aux relations pratiques, à toutes choses de la vie quotidienne :
« Je vois déjà ici (en France), quand tout part (unilatéralement) de moi — c’est moi qui cours pour eux (les émigrés), qui leur rends service —, il n’est pas facile de se faire comprendre, d’être d’accord avec eux. À plus forte raison, là-bas (dans le village natal), chez eux, et surtout s’ils s’imaginent qu’ils me rendent service, qu’ils m’ont donné quelque chose, ou qu’il s’agit de leurs affaires… Et ce n’est pas d’aujourd’hui… Même quand j’étais plus jeune, je n’étais pas encore sorti de leurs mains (je n’avais pas encore échappé à l’autorité des aînés), je vivais encore parmi eux (les émigrés), je ne m’introduisais jamais dans leurs affaires, nous ne voyons pas les choses de la même façon… Dans ma tête, il se passait en réalité autre chose ; ce n’était pas les mêmes idées, les mêmes pensées. Et aujourd’hui cela continue. Alors je ne vais pas me mettre sur le dos leurs affaires… et me les mettre à dos ».
Au moment même, où avec l’âge, ils prennent conscience de leur situation critique, les émigrés âgés découvrent qu’ils sont comme « pris dans un piège » : ils ne peuvent — sans doute, est-il trop tard pour cela — ni avouer (et s’avouer) qu’ils ne retourneront jamais définitivement dans leur village (comment le feraient-ils sans contredire l’image qu’ils donnent d’eux-mêmes et se donnent d’eux-mêmes et de leur vieillesse ?), ni se décider à retourner et envisager avec réalisme cette éventualité. Si la mise à la retraite, la vieillesse constituent l’occasion d’une remise en question de la qualité d’émigré, cette crise ne peut être surmontée qu’à force d’alibis : attendre et attendre encore, attendre toujours…, attendre la fin de la scolarisation des derniers enfants ou, encore, attendre l’achèvement de la construction entreprise au pays !10
« Mon fils est ici en France, avec sa maison (c’est-à-dire en famille) ; ma fille aussi. Qui ai-je laissé (au pays) ? Je n’ai laissé personne derrière moi. Tout ce que j’ai est ici… Pourquoi je suis encore ici ?… On dit : "c’est sa femme qui ne veut pas ; c’est elle qui refuse de revenir, qui veut rester auprès de ses enfants". Comme si moi, je ne voulais pas rester auprès de mes enfants, comme si, elle aussi, elle ne voulait pas retourner au village… Pour d’autres, c’est l’argent qui me retient en France : ils s’imaginent que ma retraite ici est "gonflée" et que c’est parce que je n’ai pas envie de la voir diminuer. Alors qu’en réalité, même si elle est légèrement diminuée (en cas de transfert en Algérie), je reste encore gagnant. Ils s’imaginent aussi que je fais fortune parce qu’ils me voient travailler encore un peu (à la permanence de l’association). En vérité, j’ai plus de raisons qu’eux d’être pressé (de retourner au pays). Mais je sais ce qui me retient : ma femme malade, il faut bien la soigner… ; je n’ai pas où habiter — mon père nous a laissé une pièce pour trois frères et combien de sœurs —, il faut que je termine de construire ma maison maintenant que j’ai commencé. J’ai mis longtemps avant de me décider, parce que j’espérais pouvoir trouver quelque chose à acheter à Alger même (…) ».
Vieillir en situation d’émigré ne peut être toléré qu’à la condition de travailler à justifier son « émigration de vieux », et par là, à lui conférer une nouvelle légitimité. Faute de mettre fin à leur émigration, tous les vieux émigrés s’efforcent de faire en sorte que leur émigration soit ou apparaisse digne de leur vieillesse, et, corrélativement, que leur vieillesse ne soit pas trop compromise (moralement) par leur émigration qui dure ou a trop duré.
Mais par-delà tous ces mensonges, tout le monde a conscience (les émigrés âgés peut-être plus nettement que les autres) qu’on atteint, avec la vieillesse, le point extrême, la situation limite des contradictions de l’émigration. Si vieillir honorablement, c’est vieillir parmi ses proches et en même temps que ses contemporains, comment vieillir honorablement dans l’émigration, qui sépare les uns des autres ? Comment vieillir honorablement aussi sans courir le risque de devoir être confronté à une communauté dont on s’est séparé depuis longtemps ? Seule l’existence d’une communauté d’émigrés se donnant comme le prolongement ou la reproduction (en réduction) de la communauté d’origine permet de résoudre cette gageure. Mais elle la résout en instituant un compromis au terme duquel les émigrés âgés ne savent plus, à la limite, où ils sont : dans le pays où ils vivent effectivement, la France, mais où ils ne persévèrent qu’au prix de multiples anachronismes ; ou, au contraire, dans le pays qu’ils ont quitté, mais auquel ils continuent constamment à se référer. De même, ils n’ont plus de discours constitué capable d’exprimer l’ambiguïté de leur situation :
« Nous sommes pris au piège… S’il nous prenait envie de partir (de France), nous ne le pouvons pas ; s’il nous prenait envie de rester (en France), nous ne sommes pas à l’aise. Quoi que nous fassions, nous sommes indécis, irrésolus… Ici (en France), nous avons nos habitudes, que cela nous plaise ou non, c’est difficile de s’arracher ; nous vivons dans ce pays depuis des années, mais ce n’est pas notre pays… Là-bas, c’est notre pays : qui n’aime pas son pays, qui ne veut pas retourner dans son pays ? Mais c’est un pays que nous portons dans notre cœur seulement, avec nous, c’est tout… Nous faisons comme si nous ne l’avions pas quitté, comme s’il était là, sous nos yeux… À la fin, nous ne savons plus où nous sommes… Mais, malgré tout, nous continuons (à reste en France) ; le temps passe année par année, il passe sur nous… Pourtant il faut bien se décider un jour. Chaque année, je me dis : c’est la dernière année ; l’année prochaine, je serais là-bas. Mais, en vérité, nous ne savons que dire ; nous n’avons rien à dire, sauf quand les paroles nous échappent. Il n’y a aucune vérité ; nous ne la connaissons pas nous-même. Nous disons ceci, c’est cela qui se produit ; nous nous dirigeons comme ci, nous nous retrouvons comme ça. Après quoi, les paroles hésitent, tremblent sur nos lèvres. Retourner, il le faut, car, que faire encore ici ? Retourner, mais pour faire quoi là-bas ? Comment vivre là-bas ? Toute réponse que je peux te donner m’embarrasse, parce qu’elle n’est pas cela (i.e. parce qu’elle est fausse)… »
N’être qu’un vieillard
Il n’est pas jusqu’à ce compromis, par lequel on pallie une réponse univoque devenue impossible, qui ne soit interdit à certains émigrés âgés. Ainsi de Mansour Ou…, âgé de soixante-seize ans ; cas devenu proverbial, on dit de lui qu’il « avait émigré pour la dernière fois en laissant son fils, son unique enfant, âgé à peine de onze mois, et, quand il revint, vingt huit ans plus tard, ce fut pour être accueilli par son petit-fils qui lui indiqua le chemin de la maison ». Contraint sans doute de revenir dans son village (il avait passé les cinq dernières années de son émigration dans un hospice de vieillards), ce « vieux » solitaire, malgré la retraite relativement confortable dont il jouit, vit totalement replié sur lui-même, en marge de sa famille (son fils et sa belle-fille), du groupe de ses parents, de son village. S’étant fait construire, sur un terrain qu’il possède à l’écart du village, une maison constituée d’une pièce unique et d’une cour, il a entraîné dans son isolement la jeune femme qu’il a épousée peu de temps après son retour de France ; il n’apparaît lui-même en public que lorsque arrive l’échéance trimestrielle qui le fait aller à la poste du village pour percevoir le montant de sa retraite. En réalité, cette situation proche du bannissement, dont on ne sait si elle est voulue ou subie, ne fait que consacrer — après que l’émigration l’eût aggravée — la position marginale qu’il occupait déjà avant d’émigrer : scolarisé en français, ancien militaire, passionné de chasse, il ne fut jamais un vrai paysan, de même qu’il « ne travailla jamais de ses mains » (sur les terres de sa famille, car, hors de son village, il a travaillé longtemps comme ouvrier agricole saisonnier déjà spécialisé dans la greffe et le maraîchage). Il ne fut jamais non plus un homme dévoué à la communauté : alors même que la famille était encore indivise et composée de plusieurs foyers (son père, son frère aîné, les deux fils aînés de ce dernier qui étaient déjà mariés), il sut imposer que son budget, sa cuisine soient séparés du fonds commun ; que sa femme, qu’il garde jalousement recluse, soit dispensée des travaux des champs, des tâches extérieures à la maison (la corvée d’eau) ainsi que des grosses besognes ménagères. Se souvenant de tout cela, on dénonce en lui aujourd’hui le fait que, n’ayant été, ni fellah — il avait le sentiment de déroger s’il cultivait de ses propres mains — ni lettré (traditionnel) — il n’a reçu aucun des enseignements traditionnels par lesquels se constituent à la fois la « science » de l’homme religieux et l’ethos du lettré —, tous ces comportements font exception et transgressent tous les modèles : il est le « fellah qui n’est jamais levé avant que le soleil soit haut dans le ciel, le fellah de l’ombre, toujours sous un arbre ou à la maison, le fellah qui ne voit les champs que lorsqu’il y accompagne les femmes (de sa famille) ». Réputé esprit fort, « il est l’homme qu’on n’a jamais vu à la mosquée (on dit même qu’il ne jeûne pas durant le mois de ramadan et qu’il ne s’en cache pas), qu’on n’a jamais vu suivre un cortège funèbre, qui n’est pas volontiers commensal, de même qu’il n’est jamais empressé de participer aux entreprises communautaires » ; il est « l’homme au dos sec » (sous-entendu, qui n’a jamais été mouillé ; allusion sans doute au fait que n’ayant jamais fait sa prière, il a dû se dispenser tout le temps des bains et ablutions rituels, et que, « homme d’intérieur », il n’a jamais dû être surpris par la pluie dans les champs ou sur les chemins).
Au lieu d’être ce vieillard respectable et respecté à qui la tradition confère toutes les qualités en rapport avec l’âge — dépositaire de la sagesse, maître dans l’art de se bien conduire, support de la mémoire collective, gardien du sens de l’honneur —, il n’est qu’un « vieux qui n’en peut plus » (c’est-à-dire un homme usé, sans aucune des gratifications qui vont avec l’âge), un « vieux » dont le visage trop desséché « ne sait plus avoir honte », « un vieux sans respect (sans respect pour son âge et sans le respect qu’impose son âge) et sans autorité ». Il n’est grand que par son âge : « pour le reste, la raison (i.e. l’esprit, la sagesse qui sont le monopole de l’âge) ne l’a pas encore pénétré ». L’émigration a fait de lui un vieux uniquement par l’âge, c’est-à-dire sans les qualités morales associées au grand âge, sans les qualités qui font les grands, les anciens, les vieillards qu’on écoute, toutes qualités qui concourent à accroître le capital symbolique du groupe et à en renforcer la cohésion. Vieux sans avoir aucun des attributs du vieillard, du sage, du notable, on raille le caractère anachronique (qui sied à un âge plus jeune) de son style de vie ainsi que de tout ce qu’il entreprend : au lieu de se comporter conformément à ce qu’on attend d’un vieillard de son âge, voilà qu’il se conduit (ou se met en situation de se conduire) comme un jeune homme : c’est à son âge, c’est « maintenant qu’il est décati, qu’il s’éveille pour une maison (c’est-à-dire pour une famille) à construire derechef ; certes, il a le visage court (ou ras, imberbe), il ne peut vieillir (faire un vieillard) ». Il est vrai qu’enfreignant les lois de vieillissement spécifique à son univers social, il refuse tous les signes extérieurs par lesquels se manifeste ce vieillissement : ni barbe, ni moustaches, ni canne, ni vêtements (pantalon, robe, chaussures traditionnelles) ou coiffure (turban, par exemple), « faisant vieux ».
Rapports d’âge et relations de pouvoir
Si, dans le cas de ces « vieux » à qui il est interdit de vieillir (i.e. d’être des vieillards, selon le mode canonique), les nécessités pratiques, c’est à dire les manipulations qu’ils font subir eux-mêmes aux classes d’âge et aux comportements associés à ces âges, perturbent l’ordre des âges (ordre socialement constitué sur la base biologique), ce bouleversement affecte plus profondément les rapports entre générations : ici, entre un père, qui ne fut pas tout à fait un père — qui a toujours été absent — et un fils qui n’est pas totalement le « fils » de son père, « orphelin du vivant de son père ».
Alors que, de manière générale, le rapport de force entre les générations n’est déjà pas favorable aux parents — de plus en plus, ce sont les parents qui passent à la charge des enfants, de moins en moins les enfants restent sous la protection ou l’autorité des parents —, la discontinuité apportée par l’émigration n’a fait qu’aggraver le déséquilibre. Tendance quasi générale, l’inversion des rôles entre les générations apparaît en ce cas comme le résultat de l’histoire même des relations entre le père (absent) et le fils (qui a toujours été présent) : le père n’a rien apporté à son fils ; celui-ci ne doit pas grand-chose à son père. Total retournement dans l’économie des échanges (matériels et symboliques) entre les générations, c’est le fils qui est chez lui et le père qui n’a pas de chez lui ; c’est le père qui est reçu par son fils, c’est le père qui vit chez son fils et sa belle-fille. Telle est la vérité objective, la vérité reconnue et affirmée par le groupe. Cependant, alors même qu’elle s’impose à lui, le père ne peut accepter cette vérité. En effet, ne s’étant acquitté durant sa longue période d’absence d’aucune de ses charges de père et le chef de famille, et, ayant perdu de ce fait l’autorité qui fonde traditionnellement l’indivision — il ne put, par exemple, obtenir que son fils répudie sa femme sous le prétexte que ce mariage fut décidé à son insu, et qu’il épouse la femme qu’il lui aurait choisie —, il ne pouvait accepter de cohabiter avec son fils et sa belle-fille, ni en simulant le modèle traditionnel, c’est-à-dire, ici, en se contentant de l’autorité ou des apparences de l’autorité qu’on semble lui reconnaître, ni, à plus forte raison, en se plaçant en situation de subordonné.
Dans la relation dissymétrique qui s’est instaurée entre le père et le fils, et que rien ne vient masquer — pas même la traditionnelle morale faisant obligation au fils (au jeune) de travailler pour ses parents (âgés) —, que peut rendre en contrepartie le père ? Peut-il seulement rendre quelque chose en compensation, sans que cela n’équivaille par là même, à convenir, qu’il a à se racheter ? Peut-il payer, à la manière des autres pères, en gratification, en profits symboliques — remercier et louer son fils, se louer de son fils — sans renforcer la position dominante du fils ? C’est, d’ailleurs, cela même que le groupe qui a pris fait et cause pour le fils (en réalité contre la désertion et la trahison du père) attendait sans doute du père : que celui-ci accepte de se soumettre à l’autorité méritée du fils ; qu’il lui rende hommage d’être « un bon fils », un trop bon fils pour un mauvais père. Si on félicite le père pour son fils, pour l’avoir eu comme dernier recours — « Tu as de la chance, Dieu t’a donné un (bon) fils que tu as "trouvé" quand il le fallait, que serais-tu sans lui ? » —, ce n’est que pour mieux louer le fils lui-même pour lui-même, « pour avoir ouvert la porte à son père » — « tu fais bien, c’est ton père, sois heureux, Dieu t’as rendu ton père, sois conciliant avec lui ».
Au fils, la sagesse, la responsabilité, le sens des obligations et du devoir, et, bien sûr, la considération qui va avec toutes ces qualités, vertus cardinales de l’âge adulte et de l’homme accompli, voire du vieillard ; au père, aujourd’hui comme hier, la frivolité, l’insouciance, la défaillance en tout, et, en conséquence, l’indifférence qu’appellent à son égard tous ces manquements, ces fautes excusables, à la rigueur, quand elles sont le fait des jeunes. En guise de compensation tardive, on attend aussi du père qu’il vienne en aide à son fils : « Il a maintenant l’argent de sa retraite, qu’il le donne à son fils, c’est le meilleur usage qu’il peut en faire ; cet argent est plus utile à son fils qui, lui, a une famille ». Or, précisément, cet argent est, à la limite, la seule force de l’ancien émigré, la seule force dont l’émigration l’a pourvu : « Il est à moi, cet argent, je l’ai gagné par mon travail ; je me suis banni durant des années pour l’avoir aujourd’hui ; je l’ai, je le croque ». Faire don de cette force ou en faire une arme ? Père contesté (dans sa fonction de père), disqualifié, il en fera une arme de chantage : « Malgré mon âge, c’est vous (fils et belle-fille) qui avez encore besoin de moi, j’ai vu la misère dans laquelle je vous ai trouvés ; malgré mon âge, c’est encore mon travail, ma peine qui vous sauveront » ou encore : « Même à mon âge je peux me passer facilement de vous, je peux vous démontrer que je suis capable d’avoir ma maison ; j’en ai les moyens, et j’ai encore assez de force pour cela ! ».
Par-delà les limites d’âge (biologique), c’est un conflit qui est engagé sur la qualification sociale des âges ; un conflit, dont l’enjeu est le pouvoir : ici, c’est, dans un sens, le fils (jeune) qui est poussé vers la vieillesse (vers la responsabilité) et c’est le père (âgé) qui est refoulé vers la jeunesse (vers l’irresponsabilité) ; c’est dans un autre sens, le père qui, pour reconquérir les attributs de la vieillesse, ne peut que reléguer son fils vers la jeunesse (l’inexpérience) et l’y maintenir. Mais le fils, fort de son expérience affranchie de toute subordination et soucieux de conserver l’avantage, ne peut que précipiter son père dans une indignité permanente (indignité passée de l’émigré qui a failli, indignité présente du vieux qui n’est que gâteux) et le vouer à une « irresponsabilité » irrémédiable.
Un mariage à contretemps
L’anachronisme auquel sont contraints ces vieux, hommes « finis » mais qui sont tenus d’avoir les intérêts et les obligations des jeunes (c’est-à-dire toutes choses qu’il ne leur sied pas d’avoir et qui, de toute façon, dépassent leurs possibilités), apparaît encore plus manifestement à l’occasion de leur mariage (ou remariage tardif). gés, ayant été trop longtemps absents, et absents de tout, isolés au sein même de leur communauté, voire de leur famille, ne pouvant, pour toutes ces raisons, bénéficier du réseau des relations matrimoniales auxquelles ils n’ont jamais été associés, leur mariage, qui est toujours un mariage d’urgence, donne lieu à une transgression systématique des règles habituelles du marché matrimonial. Alors que leur état, à l’instar de tous les hommes de leur âge appelés à se remarier (généralement des veufs), les voue normalement à des mariages tout à fait ordinaires et parfaitement réglés, ils découvrent, dans la mesure où leur position les met au ban des réseaux d’alliances et en marge des normes matrimoniales, qu’ils sont, au contraire, conduits à contracter des mariages anomiques. Placés dans une situation similaire à celle des veufs, mais sans être comme ces derniers, à la tête d’une famille souvent large et connue, les émigrés (anciens ou toujours actuels) ne trouvent pas facilement l’épouse conforme à leur âge et à leur position sociale : une femme généralement d’âge mûr (quarante ans), souvent déjà mariée (peut-être plusieurs fois) et , de préférence stérile (ce qui explique qu’elle ait été répudiée et, peut-être répudiée plus d’une fois).
En fait, leur mariage est presque toujours aussi paradoxal que leur position dans le groupe et, par conséquent, dans le champ des relations d’alliances : célibataires (ou tout comme)11, appelés, du fait même de leur mariage, à fonder une famille nouvelle ou une famille qu’ils n’ont pas encore constituée — toutes les caractéristiques des jeunes mariés —, ils se présentent à contretemps, c’est-à-dire à l’âge où les autres vieillards comptent une longue postérité, comme des islan (pluriel de isli : jeune marié, jeune homme à son premier mariage) mais des islan vieux. Un des effets structuraux (ou presque) de cette situation anomique, est que, placés en position d’islan, ils se marient (malgré l’âge et malgré le retard) comme des islan ; et comme des islan, ils épousent — souvent, à leur corps défendant — des jeunes filles : des jeunes filles généralement de condition sociale plus basse, des jeunes filles pour lesquelles il a fallu « payer » un grand prix (en argent mais aussi sous forme de nombreuses autres compensations comme, par exemple, de renoncer à une partie de son pouvoir), des jeunes filles qui ont été « appâtées » par la retraite de leur vieux mari et qui vivent dans l’attente du veuvage auquel elles se préparent (en se constituant des économies).
« Elle (sa femme) a dix-neuf ans… , j’en ai soixante-treize ! Et après ? Ce n’est pas une catastrophe (…). Non, au fond de moi, je n’ai pas voulu cela…., je ne cours pas derrière les ennuis (…) : à mon âge, des bébés et rajeunir pour les élever ! Mais il ne m’a pas été possible de faire autrement (…). C’est tout ce que j’ai trouvé, je ne vais pas refuser parce qu’elle est jeune ; il n’y a que cela. J’ai accepté sciemment. Tant pis ! Ce sera comme cela viendra (…). Elle m’a coûté de l’argent (…). Comment je l’ai eue ? Je sais comment : son père est misérable, il n’a personne (sous entendu : il n’a pas de fils), que des filles ; je lui est rempli le ventre (sous entendu : d’argent) avant même qu’on parle de mariage. Il ne pouvait pas refuser. Et jusqu’à ce jour, cela continue : tu peux dire que tout ce qu’ils mangent chez eux (il s’agit de la famille de ses beaux-parents) provient de chez moi. En réalité rien ne m’échappe ; mais je ferme seulement les yeux, je laisse faire : "la paix sur ma tête" pour le peu qui me reste à vivre. Tout y passe : les ballots, l’argent frais. C’est tout ce dont elle aura profité ; pourquoi l’en priver ? Pour moi, la tombe c’est demain ; elle, elle a encore à vivre, qu’elle en profite ! Si seulement il (son fils) avait vu son intérêt ! C’est lui qui aurait pu bénéficier de tout cela, normalement ; il n’a pas voulu (…).
Oui, je dis qu’il ne m’a pas été possible de faire autrement : de trouver une autre femme, une femme plus âgée. Je n’ai pas choisi. J’ai cherché tout seul, voilà ce que j’ai trouvé. Je leur ai demandé à toutes (les femmes de son groupe), à commencer par elle (désigne une femme parente, veuve, qui certainement devait jouer le rôle de marieuse), aucune n’a voulu m’aider, se donner un peu de peine pour moi (…). Elles ont toutes peur, c’est vrai : Mansour Ou… est difficile, il a mauvais caractère, il a toujours le bâton dans les mains (i.e. il bat sa femme) ; il ne pardonne rien. Avant oui, mais plus maintenant : je n’ai plus assez de forces pour me tenir debout…Toutes les calamités sont en moi, tant pis ! (…). Et pourtant ! Je n’ai plus de dents maintenant (sous-entendu : la force de mordre). Il ne me reste plus rien (…) ».
Pouvoir encore mobiliser, même indirectement par l’intermédiaire des autres membres de la famille, le capital de relations sociales que requiert la conclusion d’un mariage (et surtout d’un mariage difficile), constitue à coup sûr la preuve que l’émigration, aussi longue qu’elle ait été, ne s’est pas traduite automatiquement par une rupture totale- même si le mérite en revient à la famille plus qu’à l’émigré lui-même. C’est sans doute cette vérité première, à savoir qu’il n’est d’existence (à la limite) pour un individu qu’au sein de son groupe et que disposer d’un capital de relations sociales vaut peut-être mieux que de n’avoir à compter que sur son capital d’argent (encore que les deux espèces de capital ne sont pas indépendantes), que sa famille tenait à rappeler à cet autre émigré, Ath… S. (âgé de soixante ans, comptant trente-sept années de vie en France), après qu’il ait divorcé et se soit séparé d’avec sa première femme épousée en France12.
« (…) Elle me tourmente (il s’agit de la veuve de son père) ; elle n’arrête pas de m’écrire, de m’envoyer des émissaires (…). Cela dure depuis qu’elle a su que j’ai divorcé. Elle s’est mis dans la tête cette affaire (i.e. lui trouver une future épouse) et elle ne la lâche plus : un jour, c’est elle ; un autre jour, c’est telle autre. Elle insiste, elle met son point d’honneur ; elle me l’a expliqué, elle me l’a fait dire : "qu’il ne s’imagine pas être seul ; tant que je suis là, c’est comme s’il n’avait jamais quitté le pays" (…). Elle vient de dénicher cette femme… Elle me l’a présente comme une "occase" : il faut en profiter, elle ne reviendra pas ; le marché qui l’a amenée ne reviendra jamais (…). Elle m’a fait dire tout cela de vive voix : nous la connaissons (il s’agit de la femme qu’on lui recommande), elle nous connaît — c’est vrai, elle appartient à une famille qui nous est déjà alliée (…) ; cela veut dire aussi, et elle me l’a dit, que tout le monde (dans cette famille) est au courant… : sait que j’ai été marié, que j’ai divorcé, que j’ai des enfants en France (…) —, elle vient d’être libérée (répudiée) ; elle a toutes les qualités voulues : le bon âge — ni trop jeune, ni trop vieille —, jolie, en bonne santé… Elle a pensé à tout, je n’ai qu’à dire : "oui". Elle attend ma réponse pour qu’elle aille conclure… Elle me menace même — cela m’a faire rire aux éclats — : (…) si je rate cette femme précieuse, je suis condamné à épouser parmi les jeunes filles de seize, dix-sept ans ! C’est ce qu’elle me dit et elle ajoute : alors, elle (la future jeune épouse) sera pressée d’avoir ta tête ! (i.e. ta mort) ».
Ainsi les uns, fatigués, malades, diminués ont été amenés à mettre fin à leur immigration alors qu’ils étaient déjà âgés, les autres sont placés avant l’âge légal de la retraite dans l’incapacité de travailler pleinement (ou, tout au moins, comme ils en avaient l’habitude) ou autant que l’exigent leur condition et leurs besoins d’émigrés (ou d’anciens émigrés).
Comme s’ils étaient soucieux de se mettre en accord avec la situation d’incapacité qui leur est imposée, ils sont amenés à ce faire vieillir presque intentionnellement, précipitant de la sorte une mise à la retraite (ou, plus exactement l’état qu’ils appellent de ce nom) qui n’est ici qu’une mise à l’écart et une mise en marge du travail. Tout se passe comme si, n’étant assurés en rien de pouvoir vieillir (normalement) jusqu’à bénéficier d’une retraite (légale) et, par conséquent, n’ayant aucun intérêt à rester, d’une certaine manière, « jeunes » jusqu’à cet âge, ils ajustent leurs comportements en les « vieillissant » (en faisant des « comportements de vieux ») c’est-à-dire, en définitive, leur âge à leur situation présente.
L’immigration, rupture abrupte avec l’ordre ancien
Si ces stratégies se retrouvent, à quelques variations près tenant aux différences qui séparent les deux univers sociaux, aussi bien en pleine émigration (i.e. en France) qu’une fois l’émigration terminée (i.e. dans le pays natal), c’est encore chez les anciens émigrés revenus dans leur village et parmi leur communauté que les manipulations de l’âge sont les plus manifestes. En effet, alors que leur longue expérience de l’immigration n’a pas été sans les marquer et sans les avoir sensiblement et durablement transformés (elle a sans doute fini par anéantir ce qui pouvait rester en eux de paysan), ils retrouvent, en revenant chez eux une société paysanne et un groupe d’appartenance qui, entre temps, sont, l’une, plus gravement désorganisée et déstructurée (donc moins paysanne), et, l’autre, plus profondément désintégré et tout émietté (donc moins communautaire) ; ou tout au moins sont l’un et l’autre, à coup sûr, plus gravement et plus profondément destructurés et désintégrés qu’ils ne l’étaient au moment du départ en émigration. Somme toute, en dépit des différences que peuvent créer les contextes dans lesquels se trouvent engagés les partenaires en présence — à savoir, pour les immigrés, le contexte de l’immigration tel qu’il se découvre à eux et tel que ceux-ci s’en saisissent et s’adaptent à lui ; et, pour leurs compatriotes non immigrés, le contexte des sociétés ou des communautés qu’on peut dire d’origine (i.e. groupes sociaux d’où sont originaires les émigrés) ou, en d’autres termes, le contexte de l’émigration, — ces partenaires sont, en fait, soumis grosso modo aux mêmes facteurs de changement ou, mieux, à des changements qui, au fond, sont de même nature, c’est-à-dire obéissent à la même logique, procèdent de la même orientation, sont habités de la même intention ou du même esprit. Tous ces changements semblent tendre vers la même finalité, dès lors la rencontre ou les retrouvailles qui se réalisent entre, d’un côté, les immigrés les plus âgés (notamment les immigrés du type jayah) à l’occasion de leur retour définitif ou provisoire et, de l’autre côté, les autres membres (parents ou non, anciens émigrés ou non) de leur groupe d’appartenance, c’est-à-dire, en fait, entre d’une part des individus que leur trajectoire particulière avait fini par dissocier de leur réseau de relations communautaires les plus coutumières et d’autre part des groupes sociaux qui semblent atteints (pour partie, en raison même des conséquences de l’émigration) au plus profond de leurs structures sociales, économiques, culturelles, ne peuvent que renforcer le désarroi qui s’empare des uns et des autres. Désarroi commun et dans une certaine mesure, désarroi identique en ce sens qu’il procède, ici et là, des mêmes causes : la misère sociale ou l’isolement des uns (des immigrés qui se sont dispensés plus que d’autres d’entretenir des relations continues avec leur communauté d’origine) ne peut qu’ajouter à l’état de déstructuration des autres, des groupes sociaux minés par toute une série de bouleversements dont l’émigration elle-même. Il y a là étroitement dépendantes l’une de l’autre deux séries parallèles de changements concomitants : d’un côté, les changements dus au fait même de l’immigration, c’est-à-dire tels qu’ils se produisent dans le contexte propre de l’immigration et sur la personne des immigrés, notamment ceux que leurs dispositions sociales et les trajectoires qui en résultent désignent plus particulièrement à ces changements ; de l’autre côté, les changements plus globaux qui se saisissent de la société (la société d’émigration) en son entier — ils sont, pour partie, cause et conséquence de l’émigration. En dépit de tout ce qu’elles peuvent avoir de commun quant à leurs causes et à leurs effets et, surtout, quant à l’esprit qui les habite ou quant à la fonction objective dont elles sont investies, ces deux séries de transformations divergent néanmoins en raison essentiellement des significations différentes que les agents concernés, c’est-à-dire, au premier chef, les immigrés eux-mêmes et leurs groupes d’origine, accordent à l’une ou à l’autre de ces séries de changement.
L’immigration, parce qu’elle constitue une expérience extrêmement brutale, est une rupture abrupte d’avec l’ordre ancien et une immersion non moins brusque et totale dans un ordre relativement nouveau, parce qu’elle est dotée d’une force d’imposition sans commune mesure avec ce qu’on connaît des autres cas de contacts entre cultures différentes, imprime aux transformations dont elle est la cause un tempo, c’est-à-dire un rythme et une intensité extrêmement rapides et fort soutenus au point que ces transformations peuvent prendre une allure quasiment catastrophique ; en revanche, les mutations internes à la société sont vécues sur le mode du « cela va de soi » et, à ce titre, passent presque totalement inaperçues. De plus, alors que les mutations de cette espèce sont de nature collective — à des degrés divers selon l’intensité et la durée de l’exposition aux facteurs de changement, elles concernent l’ensemble de la société — et de ce fait, échappent au regard de chacun, les transformations tenant en propre à l’immigration ne manquent pas d’apparaître, en dépit du grand nombre de personnes concernées (i.e. le grand nombre d’immigrés) et en dépit du large retentissement qu’elles ont au sein de la société d’émigration, comme une somme de faits individuels, donc de faits appelés à disparaître en même temps que les causes qui les ont engendrés (i.e en même temps que l’immigration) ou, au plus tard et aussi plus sûrement, en même temps que leurs auteurs (i.e. en même temps que les immigrés qui d’une certaine manière, réalisent l’incorporation vivante, au sens littéral du terme, de chacun de ces faits réputés individuels). Par dessus toutes les caractéristiques propres au phénomène de l’immigration, il convient de rappeler que celle-ci est essentiellement un phénomène d’extériorité — l’immigré tout comme l’émigré, cet autre lui-même, ont chacun, à sa manière, partie liée avec l’extériorité : sont assignées indiscutablement, à l’un une origine « extérieure » à la société (i.e. la société de son immigration) et à l’autre une destination « extérieure » à la société (i.e. à la société de son émigration) ; extériorité aussi en cet autre sens que l’immigration est une expérience qui s’accomplit à l’extérieur, hors de sa société et d’une certaine manière hors de soi — et qu’à ce titre les transformations qu’elle impose, d’abord sur la personne des immigrés (c’est-à-dire dans leurs comportements, dans leur système, attitudes, dans leurs représentations et dans l’ensemble de leurs croyances) et, ensuite par leur intermédiaire sur leur société d’origine, peuvent être considérées comme des transformations « exogènes » ayant leur origine et leur terrain d’application à l’extérieur de la société puisque, apparemment, elles ne portent que sur les émigrés, — et croit-on sur eux seulement —, tous sujets se trouvant à l’extérieur de leur société et de leur univers originel. A l’inverse, les transformations internes à la société, plus collectives et plus diffuses (ce qui ne veut pas dire qu’elles soient moins brutales) et, surtout, parce qu’elles se produisent, pour ainsi dire, in situ, donnent l’illusion d’être « endogènes » comme si elles ne devaient rien à quelque influence extérieure et qu’elles appartenaient intrinsèquement à la dynamique interne à la société.
Toutes ces différences se conjuguent pour culminer en cette autre opposition ultime qui contient toutes les oppositions partielles évoquées ici (et bien d’autres encore qu’on peut trouver) et qui les dépasse toutes, qui les redit toutes mais en ajoutant à chacune d’elles un supplément qu’aucune ne saurait trouver en elle-même et par elle-même, à savoir une manière de consécration, c’est-à-dire une autorité et une signification idéologique qui vouent certaines transformations à une illégitimité fondamentale et, par suite, à une large réprobation et appellent sur les autres une singulière indulgence quand on n’en tire pas vanité : autant les transformations attribuées au fait de l’immigration et « importées » par les immigrés sont condamnées comme étant autant d’altérations ou même de reniements et aliénations de soi, comme autant d’allégeances rendues à l’autre auquel on emprunte les modifications en cause, autant les transformations « endogènes » sont regardées comme étant autant de créations procédant du génie propre de la société et dont il n’y a pas lieu d’avoir honte ; autant les premières sont contestables en soi et sont souvent contestées, autant les secondes jouissent de la légitimité que confère le fait qu’elles s’inscrivent dans « la terre natale ».
S’ajoutant les unes aux autres et produisant pour ainsi dire leur effet maximum sur les immigrés les plus anciennement et les plus profondément « déracinés » (les immigrés du type amjah), toutes ces transformations font que les anciens immigrés — et bien d’autres à leur suite, car ce mouvement en se généralisant finit par englober d’autres catégories d’immigrés et même de non-immigrés et aussi d’autres catégories d’âges — ne sont plus, à vraiment parler, de vrais paysans (si tant est qu’ils l’aient été avant d’émigrer et qu’il soit encore possible de l’être collectivement) et ne peuvent être, pour plusieurs raisons, de vrais travailleurs salariés (parce que ce travail manque, parce qu’ils sont d’anciens émigrés, parce qu’ils ont déjà trop travaillé en France) ; ou, ce qui revient au même, ne sont plus vraiment « jeunes » (en âge et en position) pour se lancer dans n’importe quel travail qui se présenterait, ni vraiment âgés pour jouer pleinement le rôle du vieillard (c’est-à-dire de l’ancien). Les anciens émigrés de ce type doivent se donner un statut qui les sorte de cette ambiguïté : hommes « d’entre-deux-âges » (ils ont généralement entre quarante et cinquante ans) et « d’entre-deux-positions » (ils ne sont ni réellement actifs, puisqu’ils n’ont aucune activité bien définie, ni « gens de loisir », puisqu’ils ne sont pas statutairement reconnus comme tels), il ne leur reste plus qu’à jouer sur leur âge et à jouer de leur âge, à jouer de tout le langage que permettent les expressions corporelles.
Invalidés, pensionnés ou en instance de l’être, les quelques indemnités même minimes qu’ils perçoivent ou qu’ils comptent percevoir suffisent à justifier la nouvelle identité sociale qu’ils s’attribuent et que tout le monde leur attribue : ils se désignent présentement par leur qualité passée d’émigrés (amigri, elmigri) comme d’autres se désignent par leur profession ; on les désigne aussi comme titulaires d’une rente (donc comme ayant émigré) comme on désigne d’autres par la « maison » (l’embranchement généalogique et la partie du patrimoine qui lui est associée) à laquelle ils se rattachent. « La France (c’est-à-dire l’émigration) ne donnant rien gratuitement », c’est là la preuve — et une preuve qui fait autorité, car elle a pour elle l’autorité de la France, de ses médecins, de ses experts, de ses tribunaux — qu’ils sont bien malades, usés, inaptes à travailler, donc « vieux ». Les visites médicales auxquelles ils sont tenus, les contrôles réguliers auxquels ils ont à répondre, et qui ne passent jamais inaperçus, viennent confirmer périodiquement cette preuve.
Cette image d’hommes âgés qu’ils ont construite d’eux-mêmes et qu’ils tendent à imposer, se projette sur tous les actes de leur existence ; elle se reflète dans leurs pratiques, même les plus ordinaires, qui, de ce fait, finissent par les désigner comme étant vraiment en marge de la communauté des hommes du village, en marge de tous les cadres sociaux qui règlent habituellement la vie de la collectivité — en marge, tantôt par fidélité anachronique à ce qui n’existe plus et ne se fait plus et tantôt, par infraction délibérée et quelque peu méprisante de ce qui est tenu pour relever de la tradition la plus obsolète ; en marge simultanément, mais sans que la contradiction apparaisse, par hypercorrection et par hypocorrection à l’égard de ce qu’on considère comme la règle (bonne ou mauvaise) de vie. Ainsi, leurs itinéraires propres se limitent à l’intérieur du village ou ne s’en éloignent que fort peu. Leur emploi du temps va à l’encontre des rythmes partagés encore par la collectivité : marquée comme par un profond ennui, l’organisation de leurs journées, qui semble plus proche de l’organisation des journées de simples désœuvrés que de l’organisation des journées des hommes âgés, ces derniers restant toujours pleinement occupés (socialement) même après qu’ils aient cessé de travailler, ne doit presque plus rien à l’ancienne répartition des tâches agricoles. De même, tout dans leurs costumes (vêtements longs et amples de « gens qui ne travaillent pas », ni de leurs mains, ni de leurs corps : robes, burnous, turbans sommaires portés de manière à accentuer la pâleur du visage et l’impression de maladie, chaussures plates, etc. par opposition aux vêtements serrés, noués, ceinturés qui conviennent aux paysans actifs), dans leurs postures et dans leurs gestes (démarche lente et précautionneuse, habitude de s’asseoir en tailleur, gestes empreints de gravité, toutes attitudes conformes à l’état de malade, de vieux ou de lettré, tous gens oisifs), est fait pour rappeler leur statut d’hommes inactifs. Malades, ils sont autorisés à se lever ou, tout au moins, à sortir de la maison tard le matin. N’étant plus jeunes, mais sans être vieux, ils s’autorisent à demeurer la journée entière dans le village où rien, surtout des déplacements féminins, n’échappe à leur attention : « hommes de l’intérieur » (c’est-à-dire de l’espace ordinairement réservé aux femmes), ils passent le plus clair de leur temps, tantôt à la maison, tantôt à parcourir les rues du village d’une djama’a (réunion d’hommes) à l’autre, ou alors à tenir, chacun isolément, sa propre djama’a sur le pas de la porte. Oisifs, puisqu’ils ne travaillent pas dans les champs, ils s’autorisent à prendre tous leurs repas à la maison et, souvent, à contretemps, c’est-à-dire selon les habitudes urbaines qui, ici, sont proches des habitudes féminines.
Parce qu’elles brouillent, tout à la fois, les distinctions établies entre les âges, le classement fondé sur ces distinctions et les rôles habituellement associés à chacun des âges, la forme particulière de vieillesse engendrée par l’émigration, et, en dernier ressort l’émigration elle-même constituent un facteur de désordre qui va au-delà du simple rapport entre les âges ; elles sont l’occasion d’une véritable remise en cause de tout l’ordre ancien ainsi que de toutes les catégories sur lesquelles repose cet ordre : opposition, bien sûr, entre un âge jeune qui, certes, a contre lui son inexpérience — mais, en l’occurrence une inexpérience tout à fait excusable et excusée, une inexpérience qui bénéficie de circonstances atténuantes (« la jeunesse manque de sagesse », « la jeunesse ne sait pas » ou « si jeunesse savait… ») et qui, en retour, agit à la manière d’une circonstance atténuante (« ce n’est qu’un péché de jeunesse », « c’est l’âge insouciant », « il faut que jeunesse se passe… ») — mais, plus fondamentalement, a pour lui la force, l’entreprise ; le temps à venir et, de plus en plus nettement, ce qu’on peut appeler le « goût du jour ou les nouvelles valeurs » qui sont tout entières en faveur des jeunes et en faveur des innovations (bien « payantes ») qu’ils introduisent — bref, le jeune âge qui a pour lui non seulement l’avenir (pour des raisons qu’on croyait ou qu’on voulait, selon la tradition, uniquement biologiques) mais, de plus en plus manifestement, le présent immédiat aussi — ; et un âge vieux qui, jusque-là, avait le monopole de la sagesse et de l’expérience, de la sagesse que confère l’expérience (c’est-à-dire l’âge) et qui tient lieu de science (d’une science toute pratique). De la même manière mais, sans doute, à un degré moindre, remise en cause de cette autre opposition qui n’est pas sans lien avec la précédente entre le sexe masculin qui a le monopole des choses publiques (i.e. externes) et le sexe féminin cantonné, même dans ce qui fait apparemment exception à la règle, dans ce qui est de l’ordre domestique (i.e. interne).
Conclusion
Ainsi, à analyser les trajectoires individuelles, notamment les trajectoires les plus exceptionnelles (pour leur époque) des immigrés les moins ordinaires (du amjah ou jayah), et à étudier à travers elles les effets les plus objectifs de l’immigration sur les groupes d’origine — le retour fort tardif au sein de leur communauté, et à un âge considéré comme déjà avancé, des immigrés les plus anciens, les plus fortement engagés dans leur état d’immigrés et, par suite, les plus durablement marqués par leur immigration, constitue une excellente occasion pour effectuer cette étude —, on se donne, au fond, les moyens de porter au jour les conditions sociales de possibilité de tout le phénomène migratoire, les conditions qui président tout à la fois à la naissance de ce phénomène, c’est-à-dire à l’émigration qui en est l’acte initial, et à sa perpétuation de manière indéfinie, le masquage de ces conditions étant, pour ainsi dire, la condition même de ces conditions, la condition qui est au principe de ces mêmes conditions . En effet, toutes les raisons (principalement économiques mais pas seulement économiques) qu’on peut trouver à l’émigration et à l’immigration et à la perpétuation de l’une et l’autre conjointement, pour être effectives, ces raisons reposent nécessairement sur une série d’illusions indispensables, collectivement entretenues, notamment de l’illusion du « provisoire » — on n’émigre et on n’immigre que pour quelque temps, que pour une durée nécessairement limitée et que chacun pense la plus brève possible — ; ces illusions, notamment l’illusion continuée de l’imminence du retour définitif au pays (alors qu’il n’y a, en ce domaine, de retour définitif certain que post mortem) s’entretiennent les unes les autres : l’illusion de la « continuité », l’illusion de « la fidélité à soi », c’est-à-dire à son groupe (ou à la représentation qu’on s’en fait), en dépit de la rupture que constitue l’émigration, en dépit des épreuves, et des séductions aussi, que comporte l’immigration — l’émigré, tel qu’en lui-même, peut-on dire, l’éternité (de son immigration) le fige : on ne perdure comme émigré (émigré de là) et comme immigré (immigré ici) qu’à la condition d’avoir l’assurance, et une assurance permanente, d’être toujours ce qu’on était et comme on était au premier jour de son émigration et de son immigration —, c’est encore, à coup sûr, dans une ultime illusion que l’émigration et l’immigration s’achèveront, se faisant oublier comme telles : illusion ou oubli tantôt qu’il y a eu, auparavant, immigration, ou qu’au début était l’immigration, quelque immigration ancienne, lointaine, refoulée dont on est le produit oublié ; tantôt qu’il y a eu, à quelque moment de l histoire du groupe (le groupe d’origine de plusieurs générations d’émigrés) et à quelque moment de la trajectoire individuelle (la trajectoire individuelle des anciens émigrés), émigration.
Et, au nombre de toutes les illusions constitutives du phénomène migratoire, il faut compter encore sur cette autre série d’illusions qui, elles aussi, appartiennent tout comme la série précédente à une région de notre entendement, la région juridique et sociale : on aime croire — car on ne peut penser autrement — que le cycle migratoire en son entier procède d’une série de décisions qui sont pensées comme autant d’actes strictement personnels, individuels, n’engageant (en toute connaissance de cause) que la responsabilité de leurs auteurs, sortes d’actes libres, expression du libre arbitre de l’individu. Ainsi, s’il y a émigration de là et immigration ici, c’est parce que l’individu a voulu, a choisi et a décidé d’émigrer de là et d’immigrer ici ; si l’une ou l’autre se sont perpétuées jusqu’à ce jour et si elles se prolongent encore on ne sait jusqu’à quand, c’est parce que l’émigré et, solidairement, l’immigré qu’il est aussi, ont voulu et choisi cela et ont décidé de la sorte ; et, certainement, il faut encore qu’ils veuillent et choisissent de mettre fin à leur émigration et immigration et décident en conséquence pour que s’achève, d’une manière ou d’une autre — soit par un retour au lieu de départ, soit par la dilution ou l’absorption plus ou moins totale dans la société qui était d’immigration13, la double aventure de l’émigration et de l’immigration. Ce sont, d’une part, la conception même qu’on a du processus migratoire et, d’autre part, l’intelligence toute partielle, car toute subjective, qu’on s’est donnée par voie de conséquence des mécanismes qui président à l’émigration et à l’immigration ; ces derniers participent en réalité des catégories de notre entendement et notamment de notre entendement philosophico-politique, ils empruntent à nos catégories mentales (lesquelles sont aussi des catégories sociales), telles qu’elles trouvent leur retraduction dans notre système juridique, c’est-à-dire en fait à notre propre conception de l’ordre social, moral, politique, etc. Liberté ou nécessité ! Conformes à notre conception hautement individualiste du droit, l’autonomie de décision qu’on attribue aux agents individuellement, la liberté dont on les gratifie en pareil cas, peuvent masquer les déterminismes qui président objectivement aux actes d’émigrer et d’immigrer et, par suite, nous tromper sur la nature réelle du phénomène migratoire, mais aussi illusoires qu’elles peuvent paraître, elles sont indispensables, car elles sont la condition et la garantie des droits individuels.
Ainsi va-t-il de l’émigration et de l’immigration. Et, sans doute, faut-il attendre que l’une et l’autre touchent à leur fin, tant de manière individuelle — c’est le cas des immigrés âgés — que de manière collective — c’est le cas de l’immigration de travail quand, par le biais de l’immigration des femmes et de familles entières, elle se transmute après qu’elle ait produit une génération nouvelle, en une immigration de peuplement —, pour que se réalise l’opération de démasquage qui est aussi une opération de désenchantement qui consiste à porter au grand jour les illusions qui avaient rendu possibles l’une et l’autre et les avaient entretenues en apparence dans leur forme initiale.
La boucle est comme bouclée dès lors qu’on se met à parler de gérontologie en matière d’immigration ; il n’est plus de place aujourd’hui pour l’illusion du provisoire, pour l’illusion d’un séjour totalement subordonné au travail et pour toutes les autres illusions concomitantes et pas même pour l’illusion d’un retour toujours théoriquement possible.
Notes
1 ‑Neutralité au sens éthique du terme : politesse et politique ne sont-ils pas deux mots de la même famille ?
2 ‑Nous reprenons ici, pour l’appliquer à la forme particulière de « vacance » qu’est la retraite, l’analyse conduite selon les schémas analogues pour ces autres cas de vacance que sont la maladie et l’accident de travail, deux vacances encore plus destructrices et plus négatrices de l’identité sociale, surtout quand elles confinent à un état de morbidité endémique qui interdit jusqu’à l’idée même de pouvoir retravailler et, par suite, recouvrer l’équilibre perdu ; cf. « Santé et équilibre social chez les immigrés », Psychologie médicale, n° 11, octobre 1981 (Actes XXIIe colloque de la Société de psychologie médicale de langue française, Psychologie médicale et migrants, Marseille, 30-31 mai 1980, pp. 1747-1775).
3 ‑On n’ignore pas les différences qu’il y a entre ces diverses formes de « vacance ». Si le chômage et, dans une mesure à peine moindre, la longue maladie ou les suites de l’accident, trouvent en eux-mêmes, parce qu’ils sont les résultats du travail, leur propre justification (le chômage n’est que le revers de la médaille dont l’avers est le travail), la préretraite, et surtout, la retraite définitive (la préretraite pouvant toujours apparaître comme l’attente de la retraite), ne contiennent pas en elles l’ambivalence caractéristique des autres formes de congés qui s’accompagnent de l’illusion qu’elles ne sont que des états d’attente : « exiger qu’il(s) renonce(nt) aux illusions sur (leur) situation, c’est exiger qu’il(s) renonce(nt) à une situation qui a besoin d’illusions » Karl Marx, Contribution à la philosophie du droit de Hegel.
4 ‑Au total, toutes les nationalités confondues, les étrangers âgés de soixante-cinq ans et plus représentaient aux recensements généraux de la population de 1975 et 1982 respectivement 8,8 % et 7,6 % de l’ensemble de la population étrangère résidant en France (en 1982, 278 960 personnes, sur une population totale de 3 680 100 individus) ; la même tranche d’âge comptait pour, respectivement, 14,5 % et 14,3 % dans l’ensemble de la population française. Il faut savoir que, selon les normes des Nations Unies, on considère comme population « vieillie » toute population qui compte en son sein plus de 8 % de personnes âgées de soixante-cinq ans et plus. Pour la population algérienne vivant en France, le recensement de 1968 dénombrait déjà près de 6 % de personnes de plus de cinquante ans et près de 1 % de plus de soixante-quatre ans ; celui de 1975, respectivement 4,6 % (5,5 % pour les hommes et 2,6 % pour les femmes) et 1,2 % (1,3 % pour les hommes et 1,1 % pour les femmes). Rapportées à la seule population adulte, ces proportions pour les immigrés algériens (recensement de 1975) deviennent respectivement 7,2 % (avec 8,2 % pour les hommes et 6,1 % pour les femmes) et 1,9 % (avec 1,7 % pour les hommes et 2,6 % pour les femmes relativement plus nombreuses que les hommes dans cette catégorie d’âge). Au dernier recensement de 1982, on avait 15 420 Algériens (hommes et femmes) âgés de soixante-quatre ans sur un ensemble de près de 796 000 personnes, soit près de 2 % (2,2 % pour les hommes et 1,5 % pour les femmes).
5 ‑Cela est surtout vrai des hommes. Dans le cas des femmes, dont l’émigration a commencé à une date plus récente (les débuts de l’émigration familiale remontent, en gros, aux premières années de la décennie 1950), l’âge ne peut avoir la même signification que dans le cas des hommes : outre les multiples différences qui s’attachent à l’âge selon les sexes, les femmes n’ont émigré vers la France et n’y ont rejoint leurs époux (parfois leurs fils) que plusieurs années après que ces derniers aient émigré pour la première fois. De plus, tout laisse penser que, parmi les ascendants (donc personnes âgées) qui vivent avec leurs enfants immigrés (même si ces derniers sont de nationalité française), les femmes (les mères) figurent probablement en plus grand nombre que les hommes (les pères).
6 ‑Jayah (en kabyle amjah, plur. imjahan) : littéralement perdu, détruit, anéanti (par un malheur ou une catastrophe), qui a changé de chemin, de direction en cours de route, qui s’est détourné ou a été détourné de la bonne route, qui n’a pas réussi, qui est devenu mauvais sujet, lâche, poltron, etc. jayah se dit aussi de l’animal qui est peu docile, toujours à l’écart du troupeau et prêt à fuir (sorte de « brebis galeuse »), du fruit ou de la récolte qui se sont détériorés et n’ont pas tenu leurs promesses. Ainsi l’émigré jayah est-il celui dont. on peut dire approximativement qu’il est un « déviant », un « marginal », un « individualiste ». Il est « perdu » par son groupe et pour lui-même (parce que perdu par son groupe) ; il a déserté sa communauté et n’est d’aucun profit ni pour lui-même, ni pour les siens ; il est « l’égaré » au double sens du terme, perdu dans un monde inconnu, où il ne peut s’orienter, où il se trouve désorienté au sens fort du terme (perdre l’‘orient’ comme on dit « perdre le nord », s’égarer au couchant, le gharb ; ce qu’est elghorba, l’exil). L’acception du mot s’accorde ainsi avec toute une série d’homologies structurales, qui lient amjah à elkhali (le vide, le néant, le désert, le ruiné et le ruineux), à elwhch (la frayeur que suscitent la nature sauvage, la forêt, la nuit, la solitude), à elghorba (l’émigration et la terre d’émigration), à elburr (la triche, la stérilité) ou à angarr (la faillite, l’extinction de la lignée).
7 ‑En effet, dans la mesure où ils n’ont pas partagé les soucis communs au plus grand nombre des émigrés de leur temps, dans la mesure où ils semblent « avoir tourné le dos » à leur pays, les émigrés du type jayah sont aussi très fréquemment qualifiés d’oublieux (ils ont oublié les leurs, leur pays, leur honneur, etc.), et d’indifférents (ils rejettent derrière leur dos ce qu’ils devraient tenir sous le regard), de froids (ils ont le « cœur froid », ils ont « froid au cœur »).
8 ‑Nous retrouvons là, telles qu’elles peuvent être attestées par les quelques cas significatifs d’émigrés âgés qu’il nous a été donné de rencontrer, les caractéristiques sociales d’origine ainsi que les caractères d’itinéraire des émigrés du type jayah : petite scolarisation, plusieurs années de service militaire, période longue de travail salarié effectué hors de l’univers familier ; ces émigrés partent très jeunes, souvent avant de se marier ; ils ont tendance, de plus en plus fréquemment, à faire venir leur famille auprès d’eux quand ils en ont une ou à en fonder une en France au sein de la communauté immigrée à laquelle ils appartiennent.
9 ‑On ne comprendrait pas autrement ce témoignage que rapportent, sur un ton amusé et étonné, les animateurs d’un club de troisième âge de la région marseillaise : comptant parmi leurs pensionnaires trois vieux émigrés algériens, ils furent déroutés par les réactions de ces derniers qui, volontairement, s’excluaient de toutes les activités proposées qu’ils estimaient indignes de leur âge ; en tous points semblables aux autres pensionnaires, ayant rompu depuis leur première émigration avec leur famille et leur pays, ils refusèrent avec indignation, en grand étonnement de tous, de participer an jeu de cartes auquel on les conviait, car « si par le passé il leur est arrivé de jouer, de se tromper, de pécher, c’était fautes de jeunesse excusables ; mais aujourd’hui, il leur est impardonnable de participer à une activité répréhensible, compte tenu de leur grand âge ».
10 ‑Ce sont souvent les mêmes émigrés, vivant en France avec leur famille, qui ont laissé leur maison vide, ne la réparent et ne l’entretiennent que par souci d’honneur, qui aujourd’hui se font construire une nouvelle maison destinée, selon toute probabilité, à rester, elle aussi, inhabitée ; paradoxe de l’immigration : à vouloir être trop manifestement « présents » en dépit de leur absence ou à vouloir rappeler trop manifestement et par deux fois leur « présence » (la présence de l’absent) au village — ce sont là le sens et aussi l’un des effets de la construction d’une deuxième maison —, les émigrés signalent doublement leur absence.
11 ‑Ils ne sont pas tous célibataires au sens littéral du terme, mais les mariages contractés antérieurement sont tellement exceptionnels ou tellement anciens qu’ils peuvent être volontairement ignorés, ce qui place les émigrés âgés candidats au mariage dans une situation tout à fait analogue, à la différence d’âge près, à celle des jeunes mariés.
12 ‑Alors que sa famille, c’est-à-dire principalement la veuve de son père, son jeune frère et ses sœurs, se soucie de le remarier afin de le réinsérer, même sur le tard dans la communauté qu’il avait quittée à vingt-trois ans, Ath... S. ne cesse de s’interroger dans sa solitude sur ce que sera son avenir immédiat : « Tu me vois, moi, à mon âge, à soixante ans, aller au village pour deux mois au maximum, me marier, célébrer mon mariage — inviter du monde, chanter, danser, prendre une femme — et revenir tout joyeux en France comme un jeune de vingt ans... Dans la situation présente, je ne vois rien, je ne sais que faire... Est-ce qu’il faut rester ici ? Ça, non. Est-ce qu’il faut retourner au pays ? Je ne sais... tout est incertain... Si je ne trouve pas à m’installer (pour sa retraite) à Alger, Bougie, Skikda, Bône, ou quelque part ailleurs (sous-entendu : en ville), je crois que ce ne sera ni ici (en France), ni là-bas (au pays), mais toujours entre ici et là-bas... ».
13 ‑On retrouve cela aussi bien dans l’opinion commune et même dans l’opinion des milieux éclairés, qui fait de l’» intégration » des immigrés, par exemple, un problème de pure volonté de ces derniers et un problème de volonté individuelle — « ils ne veulent pas s’intégrer, ils ne veulent pas s’intégrer à nous » —, que dans l’expression plus autorisée de juristes soucieux de l’autonomie et de la capacité de décision de l’individu sujet de droit : c’est sans doute à cette notion nécessaire d’autonomie que se réfère implicitement le législateur qui aimerait, en matière d’acquisition de la nationalité française, par exemple, subordonner le « droit au sol » (le jus soli) à la capacité autonome de l’individu explicitement formulée ou, pour le moins, faire confirmer celui-ci par celle-là.
Source : REMI