par Claudio Bolzman , Rosita Fibbi et Michelle Guillon
Dans les pays développés le vieillissement de la population concerne aussi les immigrés ; c’est surtout vrai en Europe occidentale, où de nombreux travailleurs ont été recrutés hors des frontières pendant les décennies de la croissance et arrivent à l’âge de la retraite. Parce que les immigrés étaient globalement plus jeunes que les populations nationales, et aussi parce que le retour de ces travailleurs dans leur région d’origine pour, comme Ulysse, « vivre entre ses parents le reste de son âge »1 apparaissait à tous, immigrés et habitants des pays d’accueil, comme une évidence, ce thème a été largement négligé jusqu’à un passé récent. Il est aujourd’hui abordé comme un phénomène nouveau. Pourtant d’autres vagues migratoires ont précédé celle, massive, de ces décennies prospères, et déjà nombre de mineurs polonais, de tailleurs juifs, de maçons italiens, d’ouvriers agricoles espagnols… ont vieilli et sont morts en Allemagne, en Belgique, en France, en Suisse, pays où vivent leurs descendants. Ce n’est pas d’aujourd’hui que l’installation d’une partie des immigrés est durable, et que le processus de leur incorporation dans leur nouveau pays s’étire sur un arc temporel qui se décline en générations et non pas en années. Est-ce l’absence de mémoire sur les phénomènes migratoires qui explique la « redécouverte » de la question depuis le début des années quatre-vingt-dix, constatée par la note documentaire publiée à la fin de ce volume ? Ou bien la comparaison a-t-elle perdu son sens alors que les conditions de la vieillesse ont tant changé ? La durée de la vie s’est allongée, l’État-providence est venu relayer ou au moins soulager les familles dans la prise en charge de leurs ascendants (régimes de retraite, prise en charge des soins, systèmes d’aide sociale), enfin le développement des transports facilite la double résidence et le va-et-vient des vieux immigrés entre leur espace d’installation et leur espace d’origine. C’est autour de ces questions que s’organise le dossier rassemblé par la REMI.
Les problématiques étudiées sont étroitement liées aux politiques migratoires des pays d’arrivée ; pour cette raison la question des immigrés âgés a d’abord été traitée souvent en Europe comme celle de leur non-retour dans leur pays d’origine. L’immigration dans le vieux continent a été conçue pendant de longues années comme un phénomène transitoire ; cette conception a fait écran à la prise de conscience de la sédentarisation progressive d’une partie des immigrés. Le faible intérêt porté à la question des immigrés âgés est le reflet de l’absence de volonté d’intégration à l’égard des migrants de la première génération.
Dans les dix dernières années par contre, l’intérêt pour cette question s’est fortement développé en Europe, de sorte que l’on peut compter aujourd’hui sur une vaste littérature. C’est principalement par le biais du travail social et sanitaire que cette problématique commence à occuper une place plus importante, quand on découvre les conditions de vie particulièrement précaires d’une population qui, contrairement aux prévisions, n’est pas retournée après la retraite dans son pays d’origine. Nourrissant la réflexion sur les enjeux sociaux et politiques liés à la prise en charge de ces populations, cette littérature naît de l’urgence de se confronter avec un nouveau problème social, d’autant plus redouté qu’il surprend les observateurs et les décideurs et qu’il étend le champ d’intervention des politiques visant l’intégration des immigrés.
Pour ce numéro thématique, on a pris l’option de montrer dans quelle mesure la question des immigrés âgés ne relève pas exclusivement du traitement de la vieillesse immigrée comme « problème social ». Pour cette raison, et en guise d’hommage à son importante contribution, nous proposons comme entrée en jeu un texte d’Abdelmalek Sayad, qui fut le premier sociologue francophone des migrations à travailler sur la question des générations et de la vieillesse. Il explique le faible intérêt pour cette question par le fait que l’on a construit socialement l’immigré comme un travailleur ; dès lors, la cessation de l’activité professionnelle place l’immigré en situation de « vacance », sa présence dans la société de résidence pose problème, qui trouve sa nécessaire solution dans un retour rapide dans son pays d’origine. En quelque sorte, les politiques migratoires rendaient la figure de l’immigré âgé impensable.
À cet égard, l’article de Émile Témime met en évidence que si historiquement on a assisté déjà au vieillissement de divers groupes d’immigrés en France, leur sédentarisation étant un processus connu et ancien, cela n’a pas donné lieu par le passé à l’émergence d’une question sociale, dans la mesure où l’installation durable de ces populations était escomptée voire souhaitée. Son texte montre dès lors que l’actuelle « nouveauté » de la vieillesse immigrée en France tient essentiellement au fait qu’elle concerne aujourd’hui des travailleurs qui, contrairement aux flux précédents, ont été maintenus et ont vécu dans un état de précarité sociale très forte, en vue du retour.
L’article de Claudio Bolzman, Rosita Fibbi et Maria Vial souligne qu’au cours des années de séjour et de travail en Suisse, les immigrés sont parvenus à accumuler des ressources leur permettant d’asseoir leur présence dans le pays d’immigration sur d’autres sources de légitimité que le seul travail. La formation de leur propre famille dans la société de résidence, notamment, est une source d’ancrage qui facilite la création des liens permanents avec cette société, y compris après la retraite.
L’article de Maria Dietzel-Papakyriakou sur la situation en Allemagne survole les différents enjeux posés par le vieillissement et met en valeur les multiples facettes de la population immigrée âgée. À côté de la figure traditionnelle du travailleurs originaire du sud de l’Europe, elle examine d’autres cas : celui des réfugiés, celui tout à fait singulier, les Aussiedler, ces descendants d'Allemands, aujourd'hui de moins en moins souvent germanophones, installés dans l’Est européen où ils habitaient depuis de nombreuses décennies, voire des siècles. Ils ont retrouvé automatiquement en « revenant » dans leur pays la nationalité allemande et les droits qui s’y rattachent. Les similitudes entre ces populations quant à leur condition d’immigré, contrastent avec le clivage de l’appartenance nationale faisant ainsi émerger l’importance cruciale du regard, des opportunités sociales et des droits que la société d’immigration porte et offre aux divers flux migratoires.
En fait, la manière dont la retraite des immigrés est envisagée est fortement tributaire du contexte socio-politique dans lesquels ils se situent. Si en Europe cette question reste relativement associée à la question du retour, tel n’est pas le cas en Amérique du Nord. L’article de Oscar Firbank met en évidence qu’au Québec l’interrogation dominante tourne autour des difficultés rencontrées par les immigrés lors du passage à la retraite, les situations variant très fortement, selon les origines et les trajectoires professionnelles de cette population hétérogène.
L’article de Rosita Fibbi, Claudio Bolzman, et Maria Vial aborde la question de la mémoire et de sa transmission, qui se pose lorsque la présence immigrée devient permanente et que les générations se succèdent sur le territoire de leur nouveau pays. Les anciens font partie d’une génération qui a choisi de se rendre aussi « invisible » que possible pour échapper à la stigmatisation, mais que l’on a aussi voulu invisible et muette, puisque privée de légitimité sociale, dans les limbes d’un provisoire qui dure. Les récits de ces histoires personnelles et collectives s’inscrivent désormais dans l’histoire de la société de résidence.
Marc Bernardot observe l’émergence de phénomènes nouveaux liés à la transformation de l’usage social des foyers pour travailleurs immigrés en France. Construits il y a trente ou quarante ans, en pleine crise du logement, pour répondre aux besoins de logement d’une population de jeunes célibataires, ils hébergent aujourd’hui à côté de leurs premiers locataires que l’âge et les infirmités ont fait quitter le monde du travail, des populations de plus en plus composites, souvent précarisées, donnant lieu à des interactions insoupçonnées et complexes, des conflits ou des pratiques de solidarité, finement observées et décrites.
Fanny Schaeffer, dans une recherche en cours, participe d’un regard nouveau sur la vieillesse des immigrés en soulignant la créativité dont ces derniers font preuve dans le façonnement d’un mode de vie spécifique, fait d’allers et retours entre deux espaces, celui de la société d’origine et celui de la société de résidence. L’auteure met ainsi en évidence la construction d’une continuité spatiale par delà les frontières politiques ; de plus, elle montre comment la dialectique entre le respect des codes sociaux du pays d’origine peut s’articuler de manière originale avec un ancrage dans la modernité. La chercheuse restitue ainsi aux immigrés âgés le rôle d’acteurs sociaux, parfois sous-estimé lorsqu’on aborde la vieillesse immigrée comme un problème social.
Enfin Djemila Zeneidi-Henry nous décrit une catégorie tout à fait particulière d’immigrés, vieillards marocains qui se déplacent pour venir réclamer leur dû à la France qu’ils ont servi sous les armes. Ces anciens combattants, qui ne bénéficiaient dans leur pays que d’une pension très réduite, peuvent depuis quelques années disposer d’un revenu plus important à condition de résider dans leur ancienne métropole. Comme Fanny Schaeffer, Djemila Zeneidi-Henry décrit les stratégies de ces « immigrés » particuliers pour faire bénéficier leurs proches de cette situation, jouant leur rôle traditionnel de chefs de famille.
L’ensemble des recherches réunies dans ce numéro concerne les immigrés qui vivent totalement ou à temps partiel dans le pays dans lesquels ils ont travaillé. Il ne s’agit là que d’une face du phénomène : il laisse de côté les émigrés retournés dans leur pays d’origine, leurs difficultés de réadaptation comme leur rôle dans des sociétés dans lesquelles ils cherchent avec plus ou moins de bonheur à réinvestir leur expérience en même temps que leurs économies, pour retrouver la place prééminente attribuée aux personnes âgées.
Notes
1 ‑Ainsi que l’exprime le poète de la Renaissance Joachim du Bellay, dans un sonnet des Regrets que tant d’écoliers de France ont appris à réciter.
Source : REMI