A - Le contexte de la migration dans la vallée du fleuve Sénégal
1) Un contexte local favorable à la migration
4 - Bien que partagée entre le Mali, le Sénégal et la Mauritanie, la région de la vallée du fleuve Sénégal, dite aussi "des trois frontières", présente une certaine homogénéité géographique, économique et culturelle.
5 - Elle est occupée par deux grands familles ethniques ce qui est relativement inhabituel en Afrique Subsaharienne : les Manding, majoritaires, représentés principalement par l'ethnie Soninké, et les Haal Poular qui regroupent les Toucouleur et les Peul.
6 - Les membres de ces ethnies se répartissent principalement dans des communautés rurales dont la création remonte parfois à plusieurs centaines d'années. L'attachement à la communauté et à son terroir est fort.
7 - Les communautés villageoises dans la région se caractérisent par une organisation et hiérarchisation sociale rigide, en particulier chez les Soninké. La naissance, l'âge et le sexe sont les principaux critères qui déterminent la place et le rôle de chaque membre à l'intérieur de la communauté. Les villages sont dirigés par un chef aidé par un conseil de notables. Tous appartiennent à la classe des nobles, c'est-à-dire aux descendants des membres fondateurs du village et ont en général entre 40 et 70 ans. Leurs principaux rôles sont d'assurer le relais avec l'administration (notamment pour le paiement de l'impôt), et de maintenir la cohésion sociale et l'ordre villageois établi. Viennent ensuite dans la hiérarchie sociale les gens de "castes"2 puis les descendants d'esclaves. Ces derniers ont dans l'ensemble un pouvoir d'initiative limité et sont cantonés à un rôle d'exécutant. Cette organisation hiérarchique est reproduite au niveau de l'unité de production, de consommation et d'habitat : le Ka3 chez les Soninké et le Gallé chez les Haal Poular. Elle repose sur la dépendance des cadets par rapport aux aînés et des femmes par rapport aux hommes.
8 - Les Soninké et les Haal Poular vivent essentiellement de l'agriculture (Mil, Sorgho, maïs, arachide) et de l'élevage, dont le produit sert à la subsistance des familles ainsi qu'à fournir des revenus pour les dépenses courantes (santé, habillement, etc..), rituelles (cérémonies; dot; funérailles) et à payer les impôts notamment au Mali où la pression fiscale est forte. Comme dans la plupart des sociétés africaines traditionnelles, la gestion de la terre chez les Soninké et les Haal Poular est collective. On distingue deux grandes catégories de terres mises en valeur : d'une part, les terres claniques, situées à proximité du fleuve en zone inondable, qui sont sous la responsabilité du chef de clan ou de lignage et ne peuvent être morcelées ni divisées et, d'autre part, les terres du diéri qui sont d'accès libre. Cette dernière catégorie est néanmoins placée sous le contrôle du chef de village (Condé et al., 1986 : 28-29).
9 - Ce système agro-pastoral est largement dépendant des conditions climatiques. Située dans la zone climatique caractérisée de soudano-sahélienne, la région des trois frontières connaît un approvisionnement en eau irrégulier. Ce phénomène s'est aggravé ces trente dernières années avec une baisse significative du niveau des précipitations annuelles, notamment avec les deux grandes périodes de sécheresses : celles de 1969-74 et de 1983-85. Le déficit en eaux pluviales n'est que faiblement compensé par l'irrigation à partir du fleuve Sénégal et de ses affluents.
10 - Il existe, en effet, peu d'aménagements du fleuve Sénégal. On peut tout de même citer la création en 1972 de l'Organisation de la Mise en Valeur du Fleuve Sénégal à l'initiative des trois États concernés dont l'objectif était de mener des opérations d'aménagement de la vallée afin de favoriser une agriculture intensive irriguée à double récolte annuelle 4 (Condé, 1986:30). Ce projet tripartite en faveur du développement de la région reste cependant exceptionnel. En effet, la région des trois frontières se caractérise par la faiblesse de l'initiative publique. Depuis l'indépendance, la politique de développement économique de ces Etats a dans l'ensemble accordé peu d'importance au secteur rural traditionnel si ce n'est pour prélever l'impôt comme au Mali. Malgré le passage de la voie ferrée "Dakar-Niger", la région du fleuve Sénégal reste fortement enclavée. Elle continue d'être largement dépourvue d'infrastructures sociales (écoles), sanitaires (dispensaires) et de transport (routes, voies de navigation).
11 - La dégradation progressive des conditions écologiques et la persistance de l'enclavement de la région ont contribué à introduire puis à aggraver le déséquilibre entre la production vivrière et les besoins de la population. Pour assurer leur subsistance, les ménages des communautés rurales de la région vont avoir de plus en plus recours à la migration de travail comme stratégie de diversification des sources de revenus de l'économie familiale.
2) Les migrations de travail dans la vallée du fleuve Sénégal
12 - Le bassin du fleuve Sénégal est une région de grande tradition migratoire. La mobilité de certaines ethnies de la région est très ancienne. Celle des Soninké remonte à l'époque pré-coloniale lorsque les marchands de cette ethnie dominaient les échanges commerciaux au Sahel (Condé: 1986; Daum 1993). Mais les migrations de main-d'oeuvre sont apparues dans la région des trois frontières avec la colonisation française à la fin du siècle dernier. La mise en place de l'ordre colonial a destabilisé le fonctionnement traditionnel des sociétés de la vallée du fleuve Sénégal, en particulier les communautés villageoises Soninké. Ainsi, en prenant le contrôle du commerce sahélien, l'administration française a contraint les membres de cette ethnie à se cantonner dans une agriculture vivrière et a renforcé les structures sociales traditionnelles. Au même moment, la pénétration de l'économie monétaire, au travers de l'impôt, a conduit les ménages à introduire la migration de travail dans leur stratégie de survie.
13 - Celle-ci a d'abord pris un caractère régional et saisonnier. Ce type de migration, appelé le "navetanat", s'orientait principalement vers les plantations d'arachides de Sénégambie et permettait aux migrants de revenir cultiver leurs champs pendant la saison humide. De nos jours, la migration saisonnière a perdu de son importance au profit de migrations de plus longues durées vers des destinations plus lointaines principalement la Côte-d'Ivoire, et la France.
3) La migration de travail en France
14 - La migration en France des habitants de la vallée du fleuve Sénégal est apparue au cours des années 50 (Tab. 1). Elle a été favorisée par la mise en place des premiers réseaux migratoires ainsi que par une politique migratoire française très favorable à l'immigration. Elle s'est rapidement développée au cours des deux décennies suivantes apparaissant aux yeux des habitants de la vallée comme la meilleure stratégie pour faire face à l'aggravation des conditions de vie des familles de la vallée. Aujourd'hui, le Sénégal, le Mali et la Mauritanie constituent la principale région d'émigration vers la France en Afrique subsaharienne.
Tab. 1 : Distribution du flux de migrants de la vallée du Fleuve Sénégal par période de départ
Période de départ | Part dans le flux |
1950-59 | 1 % |
1960-69 | 22 % |
1970-74 | 26 % |
1975-79 | 18 % |
1980-81 | 28 % |
1982 | 5 % |
Total | 100 % |
D'après Condé, 1986, p. 89
Le dernier recensement français, effectué en 1990, dénombrait 88.000 immigrés provenant de ces trois pays dont 43.692 Sénégalais, 37. 693 Maliens et 6.632 Mauritaniens, soit près de la moitié des immigrés originaires d'Afrique Noire (Daum, 1995:13). Ces derniers ne représentent toutefois que 2,45 % de la population étrangère. Cependant, ce chiffre ne capte que la partie visible de ce phénomène. Le durcissement de la politique migratoire en 1975 et l'appel migratoire provoqué par la régularisation de 1982, se sont traduits par l'augmentation de la migration clandestine. Ainsi, certaines sources estiment entre 50.000 et 100.000 les immigrés maliens en France. Ces migrants proviennent en grande partie de la région du fleuve Sénégal. Ils se concentrent principalement dans la région parisienne et dans les deux principales villes de Normandie : Rouen et Le Havre, où ils occupent des emplois peu qualifiés dans l'industrie et les services et, dans une moindre mesure, dans le bâtiment et les travaux publics (Condé, 1986; Daum, 1993).
15 - Pour des raisons culturelles, comme nous le verrons plus loin, La migration est effectuée presque exclusivement par les hommes jeunes. Cependant, les facilités accordées au regroupement familial à partir de 1981, ont quelque peu rajeuni et féminisé le flux. Au début des années 80 la durée moyenne de séjour en France des migrants de la vallée du Fleuve Sénégal était de 7,7 ans, ce chiffre cachant d'importantes disparités. Condé et Diagne (1986) notaient déjà une tendance chez les migrants à prolonger leur séjour jusqu'à l'âge de la retraite. Cela s'explique par le changement de la politique migratoire qui a mis fin à la migration tournante adoptée jusque là et a considérablement augmenté la durée de séjour des migrants de la vallée du fleuve Sénégal. Cette longue période en France est entrecoupée de retour au pays d'origine tous les 3 à 5 ans pour une durée de 1 à 6 mois.
16 - Plusieurs études effectuées auprès de migrants de la région des trois frontières ont constaté l'importance de la variable ethnique dans la propension à émigrer et dans les stratégies migratoires adoptées (Findley, 1990 ; Condé, 1986). Deux ethnies ont une longue tradition migratoire dans la région : les Soninké et les Toucouleur. Leur forte participation dans l'activité migratoire est à rattacher à leur histoire et à leur organisation sociale.
17 - Les pratiques migratoires diffèrent d'une ethnie à une autre. Ainsi, les Soninké, ont progressivement abandonné le "navetanat", et migrent depuis les années 50 vers la France alors que les Toucouleur et les Peul ont maintenu la migration vers les principales destinations africaines. Cela tient en partie à des raisons historiques. Les Soninké ont été mobilisés dans l'armée française lors de la deuxième guerre mondiale. A la fin des hostilités, quelques uns sont restés en France et ont favorisé progressivement l'établissement de réseaux migratoires. Ainsi, au début des années 80, près de 70% des immigrés en France provenant du Sénégal, du Mali et de la Mauritanie appartenaient à l'ethnie Soninké suivi de loin par les Toucouleur avec 16,5 % (Condé, 1986:58).
18 - La composante ethnique des immigrés, et plus particulièrement la forte cohésion des ethnies de la région des trois frontières, est un élément essentiel dans le fonctionnement de la migration vers la France. Elle garantit la structuration et l'organisation de la communauté d'immigrés ainsi que leur attachement au lieu d'origine. Ces éléments favorisent une importante circulation de personnes, d'argent, de biens et d'informations entre les différents points du circuit migratoire ainsi que la mise en place de véritables communautés transnationales (Rouse, 1992; Goldring, 1992). La solide organisation communautaire des immigrés du bassin du fleuve Sénégal, combinée à l'évolution des contextes du pays d'accueil et de la zone de départ, vont favoriser l'émergence au sein de la communauté d'immigrés du bassin du fleuve Sénégal en France d'associations tournées vers le développement de la région d'origine.