B - Genèse des associations d'immigrés du bassin du fleuve Sénégal en France
1) Une migration gérée par la communauté
19 - La migration des ressortissants de la vallée du fleuve Sénégal se caractérise par un fort contrôle des migrants par leur famille mais aussi par la communauté villageoise tout au long du processus migratoire. Ce contrôle s'explique, d'une part, par l'importance croissante que prend la migration dans les stratégies de subsistance des familles et de la communauté et, d'autre part, par la nécessité, en temps de crise, de maintenir la cohésion des communautés par le renforcement de l'ordre villageois et des hiérarchies sociales. De plus, si la migration apparaît rapidement comme l'unique alternative à la survie des villages, elle n'en constitue pas moins une menace pour les autorités traditionnelles qui vont voir progressivement leur pouvoir contesté par les migrants.
20 - En effet, dans les sociétés rigides de la région de la vallée du fleuve Sénégal (en particulier chez les Soninké), la migration offre aux différentes catégories de "sans droit" (les cadets, les descendants d'esclaves et les gens de castes et, dans une moindre mesure, les femmes) la possibilité d'échapper à l'autorité des hiérarchies traditionnelles et de revenir éventuellement considéré (Daum, 1995). L'importance que ces derniers vont rapidement prendre dans la survie des familles est mal vécue par les aînés : " Le paiement de la dot, des impôts, l'achat de grains lors des soudures difficiles ne reposaient plus seulement sur une gestion prévoyante des récoltes par les chefs de famille. Les aînés dépendaient en quelques sortes des cadets. Désormais ils n'avaient plus les moyens d'assumer les fonctions fondant leur autorité. Il leur fallait cacher la chose, la nier" (Quiminal, 1991, 79). De plus, les familles ne sont pas à l'abri d'un affaiblissement des relations qui les lient aux migrants, certains d'entre eux n'hésitant pas, une fois en France, à renoncer aux engagements pris vis-à-vis de leurs proches.
21 - Afin de maintenir leur contrôle sur les immigrés et les envois de fonds, les chefs de familles et les autorités villageoises se sont attachés par différents moyens à maintenir les migrants dans la référence familiale et villageoise.
22 - Ainsi, les familles Soninké ont mis en place un véritable système, appelé noria, qui assure la reproduction de la migration et surtout le contrôle du migrant par sa famille. Il s'agit d'une migration tournante dans laquelle le migrant est remplacé au bout d'un certain nombre d'années par un membre plus jeune de sa famille garantissant ainsi une continuité dans les envois de fonds. Le plus souvent, le migrant assure, en accord avec la famille, le départ de son successeur en lui envoyant de l'argent et contribue à son arrivée en France en subvenant à ses besoins et en l'aidant à trouver un travail. Le plus jeune se trouve donc dans une situation de totale dépendance vis à vis de sa famille et ne pourra conserver qu'une petite partie de son salaire. De même, les chefs de famille disposent souvent d'un autre relais dans le lieu d'accueil, en la personne d'un parent proche ou d'un autre membre de la communauté villageoise pour s'assurer que le jeune immigré remplisse ses devoirs envers la famille.
23 - Cette dépendance est renforcée lorsque le candidat à la migration est marié. Son épouse et ses enfants sont alors pris en charge au village par le chef de famille ou par un frère aîné (Findley, 1990). Quiminal montre aussi comment les aînés en diffusant une image négative de l'émigré, présenté comme un étranger dans sa communauté, développent chez lui un sentiment de culpabilité et arrivent de la sorte à éloigner la menace d'une plus grande autonomie en France des jeunes : "la pression morale, les risques sont tels pour l'émigré de se retrouver étranger de partout [...] qu'il considérera les demandes de ses aînés comme des obligations. [...] En construisant une image type de l'émigré, les chefs de famille pouvaient continuer à disposer de l'argent de leur fils, voire même accroître sans autres justification, leurs exigences" (1991:80).
24 - La présence du village dans la communauté d'immigrés va être renforcée par la création, à la fin des années 60, des foyers pour travailleurs immigrés qui vont favoriser le regroupement par lieu d'origine et l'émergence de véritables "communautés-bis" (Condé, 1986). En leur sein, les hiérarchies traditionnelles des villages vont être reproduites afin d'une part, d'organiser la vie dans les foyers, mais aussi d'assurer le maintien de l'ordre villageois parmi la communauté d'immigrés. Cette reproduction des formes d'autorité en France est vécue comme une nécessité par les chefs de village dont le pouvoir est d'autant plus menacé que leur dépendance à l'égard de l'argent envoyé est plus grande.
25 - Une des émanations de ce contrôle est le développement au sein des communautés-bis, de caisses de solidarité villageoise dont le rôle implicite est de veiller à ce que le séjour en France n'ait d'autre objectif que de préserver la famille et la communauté villageoise. Elles ont une double fonction : d'une part, d'aider les immigrés en difficulté (aides aux chômeurs, rapatriement, etc.) et de diminuer les charges du séjour en France; d'autre part, de répondre à des demandes exceptionnelles d'argent émanant du conseil du village pour la construction d'une mosquée, pour des cérémonies, pour payer des amendes imposées par l'État, etc. (Daum, 1993). Ces caisses villageoises sont gérées par les représentants des nobles en immigration en accord le plus souvent avec le conseil des notables du village : "(...) ces nouvelles institutions n'ont de sens qu'au regard du système villageois. Elles implantent le village, ses structures, ses valeurs, en région parisienne" (Quiminal, 1991:92). La contribution à celles-ci est obligatoire; toute tentative de s'y dérober est sanctionnée par une amende et peut aller jusqu'à l'exclusion de la communauté.
26 - Ainsi, les envois réguliers des immigrés à leur famille, auxquels s'ajoutent le remboursement de la dette contractée pour financer leur voyage et les contributions aux caisses villageoises, pèsent considérablement sur le budget des immigrés et leur laissent peu d'argent pour assurer la subsistance en France et épargner pour la réalisation d'un projet personnel. En fait, l'utilisation, en dehors du cadre familial et communautaire, de l'épargne des immigrés pour la réalisation d'un projet personnel dans le pays d'origine est rare. Ce type d'initiative est le plus souvent sanctionné par la famille ou la communauté villageoise. En revanche, les immigrés peuvent compter sur les liens et la solidarité communautaires pour faire face aux nombreuses difficultés qu'ils rencontrent dans le pays d'immigration (Chômage; logement; etc.).
27 - Ce système de contrôle des migrants par les familles et les autorités villageoises a permis d'assurer l'autosubsistance des communautés d'origine en particulier au moment de la grande sécheresse au début des années 70. L'aggravation de la dépendance des communautés villageoises vis-à-vis des transferts migratoires et le durcissement des conditions de vie et de travail des émigrés en France l'ont progressivement remis en question.
3) Une aggravation de la dépendance des communautés villageoises vis-à-vis de l'émigration
28 - A partir des années 70, l'aggravation des conditions économiques, notamment avec le durcissement des conditions climatiques, les effets de la croissance démographique et la faible intervention des États dans la région ont renforcé la dépendance des communautés émettrices vis-à-vis des transferts de fonds des immigrés en France.
29 - En effet, le flux de migrants originaires de la vallée du fleuve Sénégal s'est considérablement amplifié au cours des années 70. L'enquête de l'Institut du Sahel réalisée en 1983 révélait que plus des trois-quarts des immigrés provenant de la zone des trois frontières sont arrivés en France entre 1970 et 1982 afin de faire face à l'aggravation des conditions de subsistance mais aussi de bénéficier des mesures de régularisation entreprises par le gouvernement français en 1981 (Tab. 1). Cette même enquête évaluait en moyenne le nombre de migrants à 1,5 par ménage (Findley, 1990 : 5). Dans les communautés d'origine en 1991, les immigrés représentaient en moyenne 6 % de la population totale et 25 % de la population active masculine (Daum, 1993:32). D'autres estimations font état de 30 à 50 % des hommes actifs absents des villages (Quiminal, 1994 : 329).
30 - Le départ des éléments les plus dynamiques des communautés villageoises pour de longues périodes, combiné aux effets de la grande sécheresse de 1969-74, se sont traduits par une réduction importante des surfaces cultivées et une baisse de la production agricole et de sa qualité (Papazian et al., 1983 : 19). Le recours parfois à des travailleurs agricoles pour compenser le départ du migrant se révèle le plus souvent insuffisant. Ainsi, la migration, tout en permettant la subsistance des familles contribue à aggraver la situation de l'agriculture vivrière locale et à accroître de la sorte encore plus la dépendance des familles aux transferts de fonds.
31 - En effet, au début des années 80, entre 30 et 80% des besoins familiaux sont pris en charge par les envois de fonds (Daum, 1995:16). Ces derniers servent avant tout à l'entretien de la famille. Ils sont destinés pour l'essentiel aux dépenses de nourriture et d'habillement des familles. Dans la vallée du fleuve Sénégal, ces deux postes représentent 80% de l'utilisation de l'argent envoyé (Condé, 1986:143-44). Les transferts de fonds couvrent aussi les frais très élevés de scolarisation des enfants, et les soins de santé. Ces dernières dépenses sont particulièrement coûteuses dans la mesure où les infrastructures de santé font cruellement défaut dans la région. Les transferts de fonds servent aussi à couvrir les dépenses familiales lors des cérémonies de mariage, de baptême, de fiançailles et de funérailles, lors des grandes fêtes religieuses ou pour offrir des cadeaux à des proches. Ces dépenses font partie des charges, obligations et devoirs auxquels les familles de migrants ne peuvent déroger. De même, l'argent envoyé par les migrants à leur famille peut servir à rémunérer les travailleurs saisonniers auxquels certaines familles de la vallée du Sénégal ont recours pendant l'absence d'un de leurs membres ainsi qu'au paiement des impôts ou à résorber des dettes contractées pour financer le voyage migratoire. Dans l'ensemble, ces dépenses sont effectuées en dehors de la communauté et ont peu d'effets d'entraînement sur l'économie locale (Quiminal, 1991).
32 - En revanche, les transferts de fonds sont rarement investis dans les activités productives. Cela relève, comme nous l'avons vu, du durcissement des conditions de subsistance des familles au cours des années 70, mais aussi, des obstacles liés au manque de technicité des paysans locaux et à la commercialisation de leurs produits. Il faut ajouter, par ailleurs, les résistances des hiérarchies traditionnelles à tout changement dans l'organisation socio-économique des communautés de départ. Enfin, la détérioration des conditions de vie et de travail des migrants, à partir des années 70, pèse de plus en plus sur le budget des immigrés et sur leur capacité à transférer.
3) Les conditions de vie et de travail en France des immigrés de la vallée du fleuve Sénégal
33 - A partir des années 70, Plusieurs facteurs endogènes et exogènes à la communauté d'immigrés du bassin du fleuve Sénégal en France, vont contribuer à reconsidérer les liens entre les immigrés et leur village et contribuer à l'apparition d'associations de développement en direction des lieux d'origine.
34 - En effet, l'aggravation des conditions de vie et de travail des travailleurs africains en France et la modification de la politique française en matière d'immigration, d'abord en 1975 puis en 1982, vont rendre plus difficile la réalisation de la noria et la contribution des migrants à la subsistance des familles.
35 - La crise économique qui frappe la France à partir de 1974 touche durement cette population immigrée faiblement qualifiée. En effet, du fait de leur manque de qualification, les immigrés sahéliens restent cantonnés à des travaux faiblement rémunérateurs et sont les plus exposés aux licenciements. Au cours des années 70, leur salaire augmente peu alors que le coût de la vie en France ne cesse de croître. Par ailleurs, sur la même période, la proportion de chômeurs chez les immigrés de la vallée du fleuve Sénégal augmente rapidement en particulier parmi les nouveaux arrivants. Au début des années 80, 28.6 % des migrants originaires de la vallée du fleuve Sénégal sont au chômage soit un taux quatre fois plus élevé que dans la population française. Les groupes d'âge les plus jeunes sont les plus touchés : 85 % pour les 15-19 ans, 44.5 % pour les 20-24 ans et 30.5 % pour les 25-29 ans (Condé et al., 1986 : 64) . De même, le temps moyen mis par les immigrés pour trouver un travail après leur arrivée s'est considérablement allongé. Si au cours des années 50, la totalité des immigrés mettaient moins d'un mois pour trouver un emploi, ils sont moins de 3 % à pouvoir le faire en 1982 (Tab. 2).
Tab. 2 : Part des immigrés de la vallée du Fleuve Sénégal trouvant un emploi moins d'un mois après leur arrivée en France
Année d'arrivée | Taux d'emploi |
1950 - 59 | 100 |
1960 - 74 | 69 |
1975 - 79 | 22 |
1980 - 81 | 10 |
1982 | 3 |
D'après Condé, 1986, p.90
36 - Cette détérioration des conditions de vie et de travail en France des immigrés Sahéliens va peser de plus en plus sur leur budget. Ils vont devoir, dans un premier temps, réduire au minimum leurs dépenses de subsistance en France pour pouvoir répondre aux demandes de numéraires toujours plus importantes de leur famille.
37 - De plus, la fermeture des frontières aux flux des immigrés en 1975, suivi en 1982, par une grande vague de régularisation vont mettre fin à la noria et contraindre les immigrés à s'installer durablement en France. La remise en question des stratégies migratoires opérées jusqu'alors, va réinterroger les migrants et leur village, sur l'avenir de leur communauté.
38 - Parallèlement à l'aggravation en France des conditions de vie et de travail des immigrés de la vallée du fleuve Sénégal, d'importants changements vont s'opérer à l'intérieur de la communauté des immigrés de la vallée du fleuve Sénégal qui vont favoriser l'apparition de nouvelles solidarités et de nouveaux leaders au sein de la communauté d'immigrés.
39 - Dès le début des années 70, des conflits avec les sociétés gestionnaires des foyers vont apparaître. Les communautés d'immigrés vont devoir faire appel à leurs membres les mieux intégrés à la société française pour résoudre ces conflits de type nouveau. Ce sont pour la plupart des jeunes qui vont mettre leur maîtrise du Français, leur connaissance du fonctionnement et des institutions de la société d'accueil, etc., au service de la communauté pour la résolution de ces conflits. La gestion de la lutte permettra à ces nouveaux leaders d'acquérir de nouvelles compétences qu'ils utiliseront plus tard pour mettre en oeuvre les projets des associations. De plus, même si ces conflits se solderont dans l'ensemble par des échecs pour les immigrés, ils auront surtout permis de mieux intégrer la communauté d'immigrés du bassin du fleuve Sénégal dans la société d'accueil et de démocratiser son fonctionnement interne.
40 - La reconnaissance de ces nouveaux leaders et de leurs compétences marque un changement dans le fonctionnement des communautés d'immigrés de la vallée du Fleuve Sénégal et dans la relation qu'elles entretiennent avec leur village de départ. Désormais, l'origine sociale et l'âge ne sont plus les seuls critères qui déterminent la place de chacun à l'intérieur des groupes d'immigrés. Cette évolution est en grande partie à l'origine, au début des années 80, du passage des caisses de solidarité villageoise aux associations d'immigrants.