C - Les associations d'immigrés : acteurs significatifs dans le développement de la vallée du Fleuve Sénégal
1) Les initiatives des associations d'immigrés dans leur région d'origine
41 - L'enquête réalisée par l'Institut Panos en 1991 sur la dynamique associative des immigrés Sahéliens en France, montre que les premières associations ont été enregistrées en France au début des années 80 (Daum, 1993). Depuis lors, elles ont connu une évolution quantitative et qualitative remarquable. En effet, à partir de 1985, le phénomène s'est rapidement répandu à l'ensemble de la communauté des immigrés originaires de la vallée du fleuve Sénégal témoignant d'un véritable phénomène d'entraînement. Aujourd'hui, 70% des immigrés de la vallée du fleuve Sénégal sont regroupés dans un peu plus de 400 associations essentiellement tournées vers le développement des villages et des régions d'origine (Daum, 1993:38). Une analyse géographique des zones d'implantation de ces organisations montre que l'ensemble des régions de départ sont couvertes.
42 - Il existe deux grands types d'associations d'immigrés de la vallée du fleuve Sénégal : les associations villageoises et les associations intervillageoises. Les premières ont une approche limitée à l'échelle locale. Les secondes sont apparues au cours de la deuxième moitié des années 80. Elles regroupent plusieurs villages d'une même région ou qui ont un intérêt commun afin d'intervenir sur une réalité plus vaste et complexe.
43 - Dans un premier temps, les immigrés du bassin du fleuve Sénégal se sont regroupés au sein d'associations villageoises. Cette période est marquée par la constitution des anciennes caisses de solidarité villageoise en personne morale (Association loi 1901). l'acquisition d'un statut juridique officiel doit permettre aux nouvelles organisations d'immigrés de déposer des demandes de financements et d'établir des partenariats avec des institutions publiques et des ONG des pays concernés (Daum, 1993). Ainsi, à partir des années 80, la relation entre la communauté d'immigrés et les villages d'origine ne s'inscrit plus dans un rapport d'exclusivité; dorénavant, la reconnaissance des pouvoirs publics et le partenariat avec d'autres institutions sont recherchés.
44 - Durant les premières années de leur existence, les associations ont opéré le plus souvent seules : leur faible reconnaissance par les pouvoirs publics et les ONG mais aussi une certaine défiance des immigrés vis-à-vis de ces derniers expliquent la faiblesse des partenariats engagés entre ces différents acteurs du développement (Daum, 1995; Quiminal, 1991).
45 - Les résultats obtenus par ces associations n'en sont pas moins remarquables. Une étude réalisée en 1991, auprès de 105 associations d'immigrés originaires de la région du fleuve Sénégal donne toute la mesure du dynamisme de ces structures (Daum, 1993 : 43). Les immigrés du bassin du fleuve Sénégal ont financé, en un peu plus de 10 ans, 334 réalisations diverses pour un budget total de 43.5 millions de francs français (autour de 8 millions de Dollars U.S.) dont 38.5 millions de francs sur leur épargne et 5 millions de francs apportés par des ONG avec l'aide de bailleurs de fonds internationaux.
46 - Ces structures ont rapidement couvert l'ensemble des secteurs de la vie des villages. A défaut d'être en mesure de rénover les moyens de production, elles se sont d'abord concentrées sur les projets améliorant les conditions de vie des villageois (Daum, 1995). Ainsi, elles ont, dans un premier temps, tenté de suppléer aux carences des pouvoirs publics dans la région de la vallée du fleuve Sénégal dans les secteurs de la santé (dispensaires) et de l'éducation (écoles). Dans la partie Malienne de la vallée du fleuve Sénégal, on leur attribue 64% des infrastructures sociales existant dans les villages (Libercier,1996:11). Les communautés étant menacés depuis le durcissement des conditions écologiques par les pénuries d'eau et de nourriture, plus du tiers des réalisations et le quart des financements couvrent les secteurs de la consommation villageoise (Banques de céréales, magasins coopératifs) et de l'eau (puits).
Tab. 3 : Les projets des associations d'immigrés de la vallée du fleuve Sénégal en France
Types de projets | Nombre de projets | % | Coût (en million de Francs) | % |
Mosquée | 41 | 12.3 | 8 | 18.5 |
alimentation en eau potable | 57 | 20.9 | 3.5 | 25.3 |
Santé | 70 | 16.5 | 11 | 16.5 |
Education | 55 | 18.6 | 7.2 | 16.1 |
Consommation | 62 | 17 | 7 | 8 |
Agriculture | 24 | 7.2 | 2.3 | 5.3 |
Autres | 25 | 7.5 | 4.5 | 10.3 |
Totaux | 334 | 100 | 43.5 | 100 |
D'après Daum, 1993, pp. 44-45
47 - Depuis quelques années, les associations s'orientent de plus en plus vers des projets ayant un impact économique plus direct et durable. Elles se proposent, d'une part, d'articuler production vivrière et production marchande en modernisant l'activité agricole et, d'autre part, de promouvoir des activités génératrices de revenus monétaires; le but étant dans les deux cas de mettre en place les conditions socio-économiques indispensables à la fixation des populations dans leur région d'origine. Pour atteindre cet objectif, les associations villageoises tendent de plus en plus à se fédérer par région et à engager des partenariats avec les autres acteurs du développement.
48 - Le regroupement des associations villageoises par arrondissement et par région favorise, d'une part, la coordination des actions des immigrés au niveau régional, d'autre part, une meilleure maîtrise des terroirs (notamment en matière de gestion de l'eau). Par ailleurs, il permet le dépassement des obstacles inhérents au localisme des micro-projets tels que les problèmes de distribution en l'absence de routes, les coûts de transport, la saturation du marché en l'absence d'étude sur l'ampleur de la demande solvable, etc. (Quiminal, 1994). Elles se proposent d'intervenir sur plusieurs fronts : au niveau de la communication et des transports (route), de la maîtrise de l'eau (irrigation, barrage, puits), des infrastructures au niveau régional, de la valorisation des transferts des migrants par la mise en place de structures régionales d'épargne et de crédit et par la formation des paysans locaux (radio rurale) (Daum, 1993; Quiminal, 1994).
49 - La technicité et la complexité du montage de ces projets rendent nécessaire la recherche de collaboration avec d'autres partenaires. Ainsi la mise en place d'infrastructures sociales comme les dispensaires ou les écoles nécessitent pour fonctionner la reconnaissance et la contribution des gouvernements (envoi d'un maître d'école, de médecin, d'infirmiers, approvisionnement en médicaments, etc.). De même, des projets d'amélioration de la production, d'irrigation ou de commercialisation nécessitent une assistance technique fournie le plus souvent par des ONG (étude de faisabilité; réalisation technique; formation des paysans aux nouvelles techniques, etc.). Par ailleurs, la dimension de certaines initiatives requiert des financements extérieurs. La difficulté rencontrée par les associations d'immigrés pour obtenir des fonds publics les oblige souvent à passer par l'intermédiaire d'ONG amies.
50 - Les associations inter-villageoises ont ainsi une approche plus intégrée du développement des régions d'origine que les associations villageoises qui leur permet d'envisager des actions visant au désenclavement des villages de la région de la vallée du fleuve Sénégal. Cependant, elles se heurtent encore à la faible reconnaissance de leur rôle dans le développement de leur région d'origine par les autres acteurs de la coopération internationale. Cet aspect ne leur a pas permis encore de mettre en place des projets agricoles permettant l'autosuffisance alimentaire ni de créer véritablement des emplois (Daum, 1993).
2) Dynamisation des sociétés locales
51 - Les initiatives des associations d'immigrés seraient condamnées à l'échec sans l'appropriation par les populations locales des projets. L'un des plus grands mérites de ces associations est d'avoir réussi à mettre en place les conditions socio-culturelles nécessaires pour une prise en charge par les habitants du développement de leur village et région. La mobilisation locale a pu être obtenue grâce à la volonté des immigrés d'intégrer les villageois dans leurs actions afin qu'ils deviennent eux aussi acteurs de leur développement et, surtout, grâce à leur maîtrise de l'échelle locale qui confère aux associations de migrants un avantage certain sur les autres acteurs du développement.
52 - Ainsi, les populations locales sont mises à contribution avant même la mise en oeuvre du projet. Le plus souvent, après avoir analysé la situation locale, les immigrés font une proposition de projet qu'ils soumettent à l'approbation des villageois. La bonne connaissance de la société locale mais aussi l'utilisation des savoir-faire politiques acquis à l'étranger permettent aux responsables des associations de négocier l'introduction de changements dans le lieu d'origine auprès des différentes composantes de la société locale et, tout particulièrement, des notables. Le plus souvent, l'accord des autorités villageoises aux projets des immigrés s'obtient sur la base d'un compromis. Tel fut le cas pour la mise en place d'un magasin coopératif dans le village de Gagny au Mali : les immigrés réaffirment leur respect aux anciens; en échange ces derniers reconnaissent leur besoin d'être assisté dans leur rôle en acceptant que les immigrés, par l'intermédiaire des associations puissent exercer le contrôle d'une partie de leur épargne. Ainsi "le respect n'exprime plus la dépendance mais une prise en main de l'avenir par le truchement d'une action collective à l'échelle du village" (Quiminal, 1994 : 331).
53 - Une fois le projet accepté localement, les émigrés et les villageois se partagent les tâches. Dans le cas des coopératives d'achat, les responsables du projet en France se chargent du financement du magasin et du stock, et les villageois de la construction et de la mise en place de la structure de gestion (Daum, 1993:48).
54 - Pour assurer la pérennité de leurs actions, les immigrés favorisent la création d'une association parallèle dans le village. Plus de la moitié de ces associations dans le bassin du fleuve Sénégal sont à mettre directement à l'actif des immigrés. Les autres ont été pour la plupart stimulées par les initiatives des immigrés. Leur organisation et fonctionnement sont semblables à ceux des associations de migrants : l'adhésion y est libre et leurs responsables sont choisis pour leurs compétences (savoir lire et écrire, gérer des projets, négocier avec les autorités locales, régionales, nationales, etc.) indépendamment de leur origine sociale, de leur âge ou de leur sexe. De plus, des efforts sont faits par les immigrés, bien qu'encore insuffisants, pour former les membres de ces structures à la gestion de ces organisations et des projets initiés depuis la France. De la sorte, les associations d'immigrés favorisent l'émergence de nouveaux acteurs sociaux auparavant prisonniers de la rigidité des hiérarchies villageoises, en particulier les descendants d'esclaves et les femmes.
55 - De plus, les réalisations des immigrés ont un effet stimulant sur l'initiative locale en induisant d'autres projets dans les villages et les régions d'origine. Ainsi, le fonçage d'un puits dans un village a favorisé la mise en culture d'un jardin maraîcher géré par les femmes. La mise en place d'une banque de céréales entraîne le démarrage d'un champ collectif dont la production est destinée à alimenter le stock (Daum, 1993). Par ailleurs, la réussite des projets des associations d'immigrés dans les villages d'origine peuvent stimuler l'initiative bien au-delà des zones où elles se produisent. Quiminal (1991) cite l'exemple d'une coopérative d'achat initiée par les associations d'immigrés dans leur village d'origine au Mali. La réussite de cette opération, relayée par les pouvoirs publiques et les médias, s'est traduite par la multiplication des magasins coopératifs dans les communautés environnantes. De plus, elle a augmenté le prestige du village dans la région renforçant ainsi l'adhésion des notables aux actions de l'association d'immigrés.
56 - Ainsi les initiatives des immigrés peuvent contribuer localement au déclenchement d'une dynamique positive du développement en permettant aux populations de prendre confiance en elles-mêmes et de réaliser l'ampleur de leur force collective (Libercier, 1996).