par Jean-Louis Sagot-Duvauroux
« Dis-nous d’où tu viens ? » Que se joue-t-il lorsqu’une institutrice bien intentionnée pose cette inévitable question au petit Mamadou, né à Montreuil, dans une famille d’origine africaine ? À partir de cet exemple, Jean-Louis Sagot-Duvauroux analyse les pièges du métissage culturel et de l’identité des jeunes Noirs de France. Un texte cinglant, politique, excellente introduction à son passionnant essai On ne naît pas Noir, on le devient.
L’enfant naît à Montreuil, dans la périphérie parisienne. Son père le prénomme Mamadou. Mamadou Diawara. À la maison, la langue qui prédomine est la langue du village originel, la langue soninké. Le soninké n’est pas sans gloire. Au premier millénaire de l’ère chrétienne, il a été l’idiome du puissant empire du Wagadou, également appelé Ghana. Au temps où les Barbares dépècent l’empire romain, le Wagadou tient l’Afrique de l’Ouest dans la paix et la prospérité. Le soninké n’est pas non plus sans perspectives contemporaines. Il est largement parlé dans les villes et les villages de la vallée du fleuve Sénégal. De l’autre côté de l’Équateur, à Poto-Poto, immense marché de Brazzaville, si tu parles soninké, tu es chez toi. Le soninké, tu l’entends sans peine sur les lignes du métro parisien qui ramènent les travailleurs dans les cités des banlieues pauvres. C’est aussi une langue qui peut servir quand on prend un taxi à New York. Mais tout ça ne va pas suffire. Lorsque le petit Mamadou Diawara commence à parler, ce n’est pas dans la langue qui prédomine à la maison, mais dans celle de la crèche et de la télé. En français. Devant ses parents déçus et médusés, Mamadou Diawara interrompt sans retour le fil linguistique qui reliait son père à son lointain pays. Il s’engloutit dans une autre lignée, ou plutôt il est englouti par elle, relié par elle non plus à Koumbi Saleh, la capitale disparue du Wagadou, mais à Rome et Lutèce. De Mamadou Diawara, on dira communément qu’il est un « métis culturel ».
L’autre enfant naît près de là, à Vincennes, dans le « bon Val-de-Marne ». Son père se nomme Jean-Jacques. Jean-Jacques Dupuis. Il appelle son fils Kévin. Il choisit pour son fils un prénom à l’américaine dont la terminaison ne se prononce pas comme le « vin » de Bourgogne, mais comme s’il était au féminin. Kévine. Dupuis senior est cadre dans une transnationale américaine. Il sait l’importance décisive de parler l’anglais fluently. Il fait tout pour que Dupuis junior jouisse de cet avantage. Très tôt, senior trouve le moyen d’envoyer junior outre-Manche pour que l’enfant s’y fasse l’oreille. La baby-sitter est une jeune Irlandaise au pair. Quand Kévin demande à voir un dessin animé de la firme Disney, c’est en version originale qu’on le lui passe. Tant et si bien qu’à l’âge de cinq ans, Kévin est parfaitement bilingue. On dit de lui qu’il a de l’avenir.
Pas besoin de dessin pour comprendre la différence entre Mamadou le métis culturel et Kévin le parfait bilingue. Elle est le fruit somme toute bien classique des phénomènes par lesquels la différenciation sociale se reproduit avec une imperturbable régularité statistique. Sauf qu’en l’occurrence, la situation nous sert 40 % de produit gratuit en plus.
La culture de Mamadou s’est constituée après soustraction du soninké. Mais quand le résultat de l’opération se représente sous les traits du « métissage culturel », ça provoque rarement l’interrogation critique. L’addition d’anglais chez Kévin se dispense sans dommage de toute référence au mélange des races.
« D’où viens-tu ? »
Le père de Mamadou veut le bien de ses enfants. L’école publique a recraché son premier fils sans diplôme. Le benjamin doit réussir. Il le place à Notre-Dame-de-la-Providence, à Vincennes. C’est un peu loin de Montreuil, mais pas trop. Un peu cher, mais tenu. Un peu catholique, mais n’y a-t-il pas qu’un seul Dieu ? Les chemins de Kévin et de Mamadou vont se croiser.
Dupuis junior est le premier fils de Dupuis senior. Tout naturellement, il entre à l’école où ses parents ont fait leurs classes : l’institution Notre-Dame-de-la-Providence, à Vincennes. Sœur Bénigne, religieuse dans la congrégation de la Providence, est leur maîtresse à tous deux.
« ‘Kévine’, tu habites où, mon grand ?
- Rue Diderot, ma sœur. »
Tapotement machinal de la tête blonde.
Puis silence. Puis inclinaison du visage en direction de Mamadou. Mine impliquée. Bienveillance massive :
« Et maintenant, Mamadou, va nous dire d’où il vient ?
- Moi ?
- Oui, toi, mon petit chéri, dis-le nous ! »
Amorce de tapotement.
« Moi ? Je viens de la rue de Vincennes, à Montreuil. »
Embarras du tapotement.
Ce que Mamadou remarque, c’est la mine de sœur Bénigne. Il remarque la différence entre d’un côté la placidité de sœur Bénigne s’interrogeant sur Kévin, son manque de concentration face à Kévin, et de l’autre l’intense attention, la surabondante mansuétude qu’elle lui témoigne à lui, Mamadou. Puis le rapide et bizarre désagrément qui traverse le visage de la religieuse quand Mamadou lui répond sa réponse, la furtive hésitation du tapotement occipital. Mamadou comprend qu’il n’a pas bon. Tapotement ? Pas tapotement ? Donc, les deux questions pourtant si proches, celle qu’on pose à Kévin et celle qu’on lui pose à lui, n’appelleraient pas des réponses analogues ? Pas facile d’être métis culturel !
Sœur Bénigne, c’était pour les petits. Kévin et Mamadou grandissent. Ils entrent dans la classe du réputé M. Boutron. À cet âge avancé, Mamadou sait enfin ce qu’il aurait dû répondre à sœur Bénigne pour combler son attente :
« Et maintenant, Mamadou, explique-nous d’où tu viens !
- Moi, ma sœur, je viens du Mali, en Afrique.
- Comme c’est intéressant ! »
Mamadou sait aussi que la baguette magique à transformer le sens des questions selon qu’on est métis culturel ou parfaitement bilingue ne va pas s’arrêter en si bon chemin. Et pour tout dire, il trouve ça bien lourd. Tellement lourd que le mot lourd lui semble léger et qu’il l’alourdit en « relou » pour mieux approcher l’effet produit. M. Boutron : « Aujourd’hui, Mamadou va nous parler de sa culture. » Mamadou pense : « Relou, Boutron ! » Mais ça ne se dit pas. Pas à l’institution Notre-Dame-de-la-Providence. Alors Mamadou rentre la tête dans les épaules et s’enfonce dans un silence obstiné, au risque de passer pour un abruti.
« Sa » culture et « La » culture
Les frottements que signale l’émergence de l’expression « métissage culturel » ne se produisent pas dans le ciel des idées, mais s’inscrivent dans la chair d’enfants pour le bénéfice de qui elle est supposée fonctionner : les jeunes Français des quartiers populaires nés dans des familles d’origine coloniale. « Métissage culturel » est, le plus souvent, une notion bienveillante qui vise à réparer la brutalité du dommage causé par la dépréciation impériale des identités vaincues. Parler de métissage culturel à propos des enfants de cette histoire, ce serait leur reconnaître une fonction noble et spécifique : la mise en cause de l’européocentrisme et la fécondation du fonds commun par la culture spontanée que porterait la descendance des anciens colonisés. Objectif : l’invention d’une culture métisse universelle à l’image de notre planète mondialisée. Reconnaissons que la métaphore est réellement séduisante. Et c’est une des raisons pour laquelle elle prend. Elle peut en effet consoler. Elle part de bons sentiments. Elle signale plutôt une tension positive. À travers elle passe forcément quelque chose de ces bons sentiments, de cette tension positive. En tant qu’elle est un vœu, elle fait en effet partie de ce que peuvent souhaiter les individus et les collectifs engagés contre les dominations issues du colonialisme. Observons néanmoins avec un peu de précision les situations actuelles qu’elle prétend aussi décrire.
Quand M. Boutron demande à Mamadou « Parle-nous de ta culture », quel est le mot qui compte ? Le substantif « culture », ou bien « ta », adjectif possessif, adjectif distinctif ? M. Boutron saurait-il donner une réponse pertinente si on lui renvoyait la question qu’il soumet à Mamadou ? Pourquoi, lui, l’enseignant, demande-t-il à son élève d’enseigner la classe sur « sa » culture, tandis que chaque élève attend du maître qu’il les initie à « la » culture ?
Mamadou est placé devant un faisceau bien troublant de paradoxes. D’un côté, « sa » culture devient subitement le centre d’intérêt général. Mais en même temps, elle est dépossédée de l’autorité que la voix du maître confère à « la » culture : fables de La Fontaine, tables de multiplication, histoire de France. Par certains côtés, « sa » culture à Mamadou est plutôt attrayante. Elle n’exige aucun effort. Pas d’exercices. Donc pas de remontrances, pas de mauvaises notes. Mais il y a le revers de la médaille. Ce dont Mamadou est invité à témoigner n’est-il pas dépourvu d’importance ? Simple curiosité récréative. Entracte. D’ailleurs, « sa » culture que l’enfant parvient à verbaliser quand on lui tire les vers du nez n’est en effet pas vraiment comparable avec « la » culture qui s’estime en bulletins scolaires et se traduit en carrières professionnelles. Mamadou dit : boubous, bissap, animaux sauvages, peut-être balafon… Guère plus. Et on revient aux choses sérieuses. « Sa » culture à Mamadou, c’est trois petits tours et puis s’en vont.
La culture imprimée dans le corps
Il y a plus lourd. Plus relou. Mamadou est bien contraint de s’interroger sur les raisons qui provoquent à son encontre un tel déplacement des questions et des mots. Et parmi les raisons qu’il devine, il en est une qu’il sent massive, celle avec laquelle il apprend à vivre depuis ce voile qui est passé sur le visage de sœur Bénigne quand il a répondu comme Kévin à une question qui lui semblait analogue. Cette raison, c’est son corps. Son corps à peau sombre. Son corps qui lui taille un costume de Noir, de Nègre. Demain, un costume de Black. Tout se passe comme si le corps clair de Kévin était un récipient neutre capable de recueillir la langue anglaise, l’algèbre arabe, la soie de Chine ou le maïs aztèque sans changer de nature. Un corps qui se suffit à lui-même et qu’aucun apport extérieur ne déforme. Tout se passe comme si le corps sombre de Mamadou, sa race, portait une culture sui generis, témoignait de cette culture sans effort ni préparation, comme s’ils faisaient corps avec leur culture, comme si le corps noir de Mamadou constituait par lui-même une curiosité culturelle. Comme si le corps, la race de Mamadou étaient culture. Tout se passe comme si, pour Mamadou, le mot race et le mot culture portaient le même sens.
Kévin est une marmite, un faitout qu’aucun mélange culturel ne déforme, qui reste imperturbablement lui-même quoiqu’on mette au pot. Mamadou, c’est le contraire. Mamadou n’est pas une marmite. Mamadou est dans la marmite. Il est au mieux un des ingrédients du pâté. Il le colore. Il le pimente. Mais la forme du pâté, ce n’est pas lui qui l’imprime, c’est Kévin.
L’appétit qui aujourd’hui détermine la forme prise par la rencontre des cultures n’est pas l’amour, c’est la faim du marché capitaliste impérial. Et s’il faut à tout prix en décrire le fonctionnement d’une métaphore biologique, à « métissage », on préférera « digestion ». Attention Mamadou, mon neveu, j’écris ça pour toi. Ne laisse pas les mots en l’état, sinon tu vas te faire bouffer !
Essayiste (Pour la gratuité, Ed. Desclée de Brouwer,1995, Héritiers de Caïn, Ed. la Dispute, 1997), auteur de pièces de théâtre, chroniqueur pour la presse écrite, Jean-Louis Sagot-Duvauroux est aussi cofondateur de BlonBa, structure malienne de création artistique avec laquelle il a monté plusieurs pièces dont une adaptation d’Antigone de Sophocle, jouée à Bamako et à Paris, ainsi que Le Retour de Bougouniéré. Il travaille actuellement sur des actions de terrain avec des collégiens de Seine-Saint-Denis.
Source : Africultures