Par Véronique Petit : Maître de conférences, Université de Paris VIII
SAYAD Abdelmalek, La double absence. Des illusions aux souffrances de l’immigré. Préface de Pierre Bourdieu. Paris, Seuil, 1999, 448 p., ISBN 2-020385-96-1.
Sayad est décédé avant d’avoir pu achever le choix et l’organisation des textes qu’il voulait voir (re)paraître afin de rendre une cohérence à l’ensemble de ses analyses sur l’immigration / émigration à partir de l’exemple algérien, thème qu’il approfondira durant toute sa vie. C’est à Pierre Bourdieu qu’il confia son manuscrit avant de mourir et le soin de mener à terme l’objectif qu’il s’était fixé. La courte préface de ce dernier est suivie de treize chapitres qui reprennent des publications antérieures de Sayad, de 1976 à 1995. Les textes ne sont pas présentés selon un ordre chronologique mais selon un axe plus thématique qui rend compte de la forte cohérence de la pensée de Sayad. Une bibliographie complète de ses œuvres est également présentée. Soulignons d’emblée que les textes de Sayad se lisent avec plaisir en raison d’un style limpide, de la pertinence du choix des extraits d’entretiens qui donnent vie et relief à ses analyses.
Dans les premiers chapitres, l’auteur s’attache à construire l’émigration algérienne en tant qu’objet sociologique. À partir du récit d’un émigré kabyle, il rend compte des causes de l’émigration, de l’image de la France en Algérie, des logiques familiales et individuelles, des filières villageoises communautaires, des multiples difficultés de la vie en France. Il met en place les liens qui se tissent entre ceux d’ici et ceux de là-bas. La vie au village, les statuts des individus se définissent progressivement par rapport à l’émigration. Il identifie les éléments et les temps constitutifs de la vie d’un émigré.
Un des textes les plus connus de Sayad « les trois âges de l’émigration » (1977) est repris d’entrée en raison de son caractère fondateur. D’un point de vue méthodologique, il souligne la nécessité de reconstituer intégralement les trajectoires d’émigrés qui seules peuvent « livrer le système complet des déterminations qui, ayant agi avant l’émigration et continué d’agir, sous une forme modifiée, durant l’immigration, ont conduit l’émigré au point d’aboutissement actuel ». L’analyse de ces trajectoires permet de distinguer les variables d’origines et celles d’aboutissement et donc de renoncer à une vue partielle et ethnocentrique du phénomène migratoire. C’est le fil rouge de cet ouvrage. Sayad, à partir d’entretiens largement restitués, présente l’évolution du contexte, des causes de l’émigration algérienne au cours de trois générations. Ensuite, il cherche à montrer le caractère « exemplaire » de l’immigration algérienne en France. Cependant, on a plus le sentiment que c’est l’histoire, la profondeur de la dimension historique entre l’Algérie et la France qui est exemplaire, unique, plus que le modèle migratoire qui est développé ; les émigrés sont le « produits et victimes de cette double histoire » : histoire de la colonisation et de l’émigration-immigration. Il approfondit également la dimension politique dans la reconstruction historique de la migration. Néanmoins l’idée qu’émigrer est objectivement un acte fondamentalement politique est contestable, même si cette migration s’inscrit dans un cadre colonial. La dimension politique semble parfois être une rationalisation a posteriori. La rupture sociale, culturelle, économique, etc. qu’entraîne l’émigration n’est pas pensée par les acteurs au moment de la prise de décision, du départ et de la mise en œuvre. La rupture n’est pas un instant précis, c’est un processus. L’émigration ou plus exactement l’immigration peut être ou peut devenir politique, mais elle n’est pas par nature politique. L’immigration va favoriser l’éveil d’une conscience politique et sociale (mouvement associatif, syndicalisation, développement d’idées politiques dont le nationalisme. Sayad est cependant à nos yeux beaucoup plus intéressant quand il abandonne les grands déterminismes ou les grandes affirmations, et lorsqu’il met en évidence des figures, qu’il différencie les émigrés « "jayah" qui sont en rupture avec l’ordre commun de l’émigration, des émigrés qui sont conformes à la dox" de l’époque, c’est-à-dire conformés socialement de telle sorte qu’ils répondent aux besoins sociaux de moment et contribuant par cela même au maintien du statut quo ».
Après avoir présenté les conditions de la migration, Sayad s’intéresse aux conséquences de l’immigration en Algérie et aux discours qui sont tenus sur la « réinsertion » des immigrés dans « leur » société, « leur » économie, « leur » culture. De fait, Sayad reste au niveau des discours plus que dans l’analyse réelle de la situation dans les villages et les communautés. Il ne développe pas suffisamment les modifications structurelles qu’a pu engendrer l’immigration, notamment dans le fonctionnement des familles ou dans les relations entre hommes et femmes. Ces dernières dont d’ailleurs les grandes absentes des analyses proposées tout au long de l’ouvrage. Pourtant, si Sayad conteste la dichotomie migration de main d’œuvre/ migration de peuplement, pour lui dès le départ, les migrations sont des migrations de peuplement, son analyse reste centrée sur les hommes, les travailleurs, qu’ils soient en activité ou non. Femmes et familles sont absentes.
Sayad souligne dans un texte de 1981 combien la littérature relative à l’émigration est défaillante par rapport à celle produite sur l’immigration qui est riche et diversifiée, et combien la première est subordonnée à la seconde. Cette absence, ce manque de travaux sur l’émigration est l’expression d’une relation de domination politique et culturelle. Il explicite les conditions sociales d’une production scientifique, conditions qui dépendent à l’évidence du contexte politique et sociétal. L’Algérie (réification : derrière l’Algérie qui est concerné ? les hommes politiques, les sociologues ?) n’a pas réussi à faire de l’émigration et de l’émigré des catégories d’analyse, un objet scientifique. Il souligne avec justesse que les coûts parfois insoupçonnés et bénéfices de l’émigration (manque de données démographiques et économiques), le sens et la profondeur l’absence auraient du être des thèmes de recherche. Sayad démontre dans un court texte de 1988 le coût social de l’émigration : l’absence, le sentiment de culpabilité et de faute, la nostalgie, la solitude) en analysant un entretien mené en 1985 auprès d’un immigré algérien, alors qu’il était âgé de 51 ans et arrivé en France à l’âge de 19 ans. Cependant il faut souligner que depuis l’écriture de ce texte, les problématiques ont évolué et les regards se sont inversés : le pays d’origine devient un lieu de recherche sur les conséquences migrations internationales ; la migration est davantage pensée comme un système avec des va-et-vient, des échanges que comme un axe unidimensionnel. D’ailleurs la production scientifique de Sayad est elle-même symptomatique de cette absence. Elle est aussi révélatrice de l’évolution et de la richesse des thèmes d’étude liés à la compréhension des comportements des migrants internationaux.
À partir du chapitre 8, Sayad présente l’autre versant, celui des conditions de vie, d’être des immigrants en France. Son texte de 1986 « L’immigré, « OS à vie » a pour objectif de démontrer l’« identification presque totale qui se réalise entre la condition d’immigré et la position d’OS. […] Le travailleur immigré constitue la figure idéale de l’OS objectivement inséparables l’une de l’autre, les qualifications d’immigrés et d’OS se confondent totalement ; et non seulement en partie, dans la réalité matérielle, mais aussi dans les consciences individuelles, tant chez les immigrés, les premiers concernés, que chez les observateurs ». Qu’en est-il pour les OS qui ne sont pas immigrés, pour les cadres, pour le reste de la population ? La superposition OS-immigrés ne semble pas si évidente : il ne présente aucun chiffres. Sans doute vraie au niveau des représentations, mais l’est-elle au niveau des chiffres, est-ce que les usines automobiles de Boulogne-Billancourt et Flins sont représentatives de l’ensemble du monde industriel français ? On peut en douter. Mais si cela est vrai nous aimerions en avoir une preuve. Ce qui est gênant, ce n’est pas les idées ou les réflexions que produit Sayad, car au contraire elles sont riches et séduisantes, c’est parfois un malaise diffus concernant le lien entre un cas très précis et une affirmation générale. L’analyse qu’il fait de la relation immigrant-travail-perception de la réalité économique et sociale est par contre très instructive. Sayad prône l’interdisciplinarité mais lui-même reste enfermé dans une approche très sociologique. Il ne fait pas suffisamment appel à des données économiques et démographiques qui renforceraient son analyse. La stigmatisation sociale se traduit par l’impossibilité à communiquer : le corps donc la maladie va se substituer au langage. Sayad analyse institutionnellement le système de soin français et son incapacité à comprendre les mots des immigrés, à diagnostiquer les maux.
Tout au long de son œuvre, Sayad exprime sa volonté d’être constamment conscient du contexte et des conditions de la construction de son objet d’étude ; de même il veille à définir avec précision le sens des concepts qu’il utilise, ou qu’on utilise. On peut lui reprocher parfois l’utilisation abusive et trop facile du « on » ou de « la société », comme si l’intérêt et la précision attachés aux immigrés n’avaient pas d’équivalent pour les non-immigrés – autre absence –, un vocabulaire un peu trop « bourdieusien » parfois. Il n’empêche que son œuvre reste exemplaire.
Source : REMI