En juin 1992, prenant conscience du caractère nocif de certaines pratiques actuelles et des risques qu'elles font peser sur l'environnement, la Communauté Internationale a adopté, lors de la Conférence des Nations Unies sur l'Environnement et le Développement (CNUED ou "Sommet de la Terre"), un programme d'actions pour le développement durable intitulé "Agenda 21", véritable manifeste qui vise, d'ici au XXIème siècle, à neutraliser tous les éléments qui concourent à la dégradation de l'environnement.
Si la Communauté Internationale a dû faire montre de cette mobilisation, c'est que la dégradation de l'environnement a atteint une ampleur telle qu'il est urgent de recourir aux grands moyens pour y remédier. Dans ce cadre, il est souhaitable que toutes les ressources, aussi bien matérielles qu'intellectuelles, soient sollicitées pour cette gigantesque bataille.
Le présent article se propose d'explorer la manière dont le créateur négro-africain perçoit l'environnement. L'artiste ou le créateur est un témoin ouvert aux courants de son temps, un témoin qui se charge d'exprimer la pensée de ses contemporains. On peut donc, à travers la production littéraire, cerner la philosophie qui fonde les rapports entre le négro-africain et son environnement, depuis le contexte traditionnel jusqu'à nos jours. Il est procédé ici à une sorte d'état des lieux qui révèle l'importance de l'environnement dans la création littéraire et une conscience réelle des problèmes que posent son aménagement et sa protection dans l'intérêt général.
Notre étude distingue trois grands moments :
- le temps de la stabilité
- le temps de la rupture
- le temps de la recherche d'un paradis perdu.
LE TEMPS DE LA STABILITE
Il s'agit ici d'analyser comment l'environnement était perçu à travers la sensibilité du créateur dans l'Afrique traditionnelle.
En Afrique traditionnelle, ce n'est pas une relation de domination que l'homme entretient avec son environnement mais plutôt une relation de soumission. La raison en est que la tradition africaine, les croyances religieuses se fondent presque toujours sur des éléments de l'environnement. On parle de dieu de l'eau, de la pluie ; la forêt, le feu et d'autres éléments de l'environnement ont des attributs divins, sacrés. En témoigne ce poème :
Vous qui commandez aux eaux, esprits des eaux
Vous tous qui m'obéissez, c'est moi qui vous appelle,
Venez, venez à l'appel de votre chef,
Répondez sans tarder, répondez aussitôt.
J'enverrai l'éclair qui passe en fendant le ciel,
J'enverrai le vent de la tempête qui passe en arrachant les bananiers,
J'enverrai l'orage qui tombe de la nuée et balaie tout devant lui.
Et tous répondront à la voix de leur chef.
Vous tous qui m'obéissez, indiquez-moi le chemin
Le chemin qu'ont pris ceux qui se sont enfuis.
Esprits des eaux, répondez.[1]
C'est dire que le monde est conçu comme un réseau de forces entre lesquelles l'homme doit apprendre à se glisser. La nature est généreuse si l'on se soumet à ses règles et si l'on est attentif à ses suggestions. Participant à la vie du cosmos, compagnon du règne végétal, animal et minéral, l'Homme est un hôte accepté, mais pas un maître.
A la lumière de ce qui précède, il apparaît que les us et coutumes étaient sous-tendus par des principes qui entretenaient une dynamique interne de protection de l'environnement. Il y avait des tabous et des interdictions diffusés au niveau de la conscience collective dans le but de sauvegarder l'environnement. Ainsi, telle forêt est déclarée sacrée par souci d'assumer une couverture végétale adéquate.
Dans cette optique, la création littéraire et artistique étant dans les sociétés à tradition orale une véritable école, on comprend que la littérature orale soit mise à contribution. Les différents genres de la littérature orale traditionnelle regorgent de préceptes, d'anecdotes qui éduquent véritablement au respect de l'environnement. L'ouvrage intitulé Le thème de l'arbre dans les contes africains de G. Galame-Griaule est très édifiant à ce sujet. [2] En guise d'illustration, voici un conte dont le contenu exprime, par le biais de l'arbre, le rapport de la société traditionnelle à son environnement :
Dites-moi "xay"
-Xay [3]
Hyène et Oncle [4] Lièvre décidèrent, pendant une famine
d'aller chercher de la nourriture pour leurs femmes.
Oncle Hyène partit mais ne trouva que des vieilles
peaux d'animaux.
Oncle Lièvre partit lui aussi. Il marcha longtemps, longtemps et
finit par "rencontrer" un arbre. Il s'arrêta sous son ombre et dit :
- Arbre, que ton ombre est fraîche !
- Tu as goûté mon ombre mais tu n'as pas goûté mes feuilles.
Alors Lièvre prit une feuille et la goûta.
- Arbre, que tes feuilles sont bonnes !
- Tu as goûté mes feuilles mais tu n'as pas goûté mon écorce.
Lièvre prit un bout d'écorce et la mit dans sa bouche. Il dit :
- Arbre, que ton écorce est bonne !
- Tu as goûté mon écorce mais tu n'as pas goûté ce qu'il y a
dans mon ventre.
- Comment en avoir ?
- Si tu dis "dunwari", je m'ouvrirai. Si tu dis "dungiccina",
je me fermerai.
Lièvre dit "dunwari". Alors l'arbre s'ouvrit. Il entra et mangea,
mangea tout son soûl. Quand il fut rassasié, il prit de la nourriture
et la rapporta à sa femme.
Une fois de retour au village, Lièvre dit à Oncle Hyène qu'il avait
"rencontré" un arbre, qu'il avait mangé tout son soûl et qu'il avait
rapporté de la nourriture à sa femme. Hyène dit :
- Montre-moi où tu as trouvé cet arbre. J'irai à mon tour demain
matin. Quand je serai rassasié, je rapporterai de la nourriture à ma
femme.
- Oui, répondit Lièvre, je te montrerai demain matin.
Lorsqu'ils partirent le lendemain, Lièvre indiqua le chemin :
- Tu marcheras, marcheras jusqu'à atteindre cet arbre là-bas.
Tu t'arrêteras dessous en disant "que ton ombre est bonne ! ".
Hyène marcha jusqu'à l'arbre en question. Il dit :
- Arbre, que ton ombre est bonne !
- Tu as goûté mon ombre mais tu n'as pas goûté mes feuilles.
Hyène prit une feuille et la mit dans sa bouche.
- Arbre, que tes feuilles sont bonnes !
- Tu as goûté mes feuilles mais tu n'as pas goûté mon écorce.
Hyène prit un bout d'écorce et la mit dans sa bouche. Il dit :
- Arbre, que ton écorce est bonne !
- Tu as goûté mon écorce mais tu n'as pas goûté ce qu'il y a
dans mon ventre.
- Comment en avoir ?
- Si tu dis "dunwari" je m'ouvrirai.
Lièvre dit "dunwari" et l'arbre s'ouvrit. Il y entra et mangea,
mangea tout son soûl. Quand il sortit; il dit "dungicci" et l'arbre
se referma. Hyène se dit alors : "Ah ! si j'avais quelqu'un pour
m'aider à porter cet arbre !" L'arbre lui répondit :
- Tu n'as pas besoin d'un porteur, je peux t'aider moi-même.
Mets ton coussinet sur la tête.
Hyène s'exécuta puis mit l'arbre sur sa tête et l'emporta au village.
En arrivant, il appela :
- Siya ! Siya. [5] J'ai rapporté quelque chose de la brousse ! viens
m'aider à me débarrasser de ce fardeau !
Siya vint mais ne réussit pas à l'aider.
- Et bien ! Dis à des gens de venir !
Elle appela des gens mais ils ne réussirent pas davantage.
- Et bien ! Appelle la moitié du village !
La moitié du village vint mais tout le monde échoua.
- Appelle tout le village !
- Le village entier se déplaça mais en vain.
Hyène resta écrasé sous le poids de l'arbre. Il finit par en mourir.
Alors l'arbre partit et retourna à sa place.
Je remets le conte là où je l'ai trouvé." [6]
D'après Monique Chastanet, ce conte soninké traditionnel, recueilli à Bakel (Sénégal) en 1982, "témoigne d'une valorisation ancienne et quelque peu oubliée du milieu végétal". [7] "L'arbre, dont l'espèce n'est pas précisée, représente à lui seul tous les arbres, mais aussi, dans ce contexte de famine, toutes les plantes de "la brousse". Son ombre, ses feuilles, son écorce évoquent de façon assez réaliste les multiples usages des arbres en Afrique... Sans doute peut-on en tirer une leçon au sens littéral sur le bon usage des plantes de "la brousse". D'autant plus qu'en dehors du monde des contes, les arbres déracinés retournent rarement à leur place...".[8]
Ce conte qui met en exergue l'utilité de "l'arbre", représentant privilégié du monde végétal, n'est pas sans suggérer par conséquent le respect que la collectivité est implicitement invitée à vouer à son environnement. Mais en plus de ce rôle hautement didactique du créateur négro-africain, il faut noter l'impact des traditions qui font des éléments de l'environnement des divinités. La présence de divinités entraîne le respect de l'environnement : un monde plein de personnages sacrés ne peut être investi et exploité comme une chose sans maître. Aussi l'homme en usait-il sans anarchie, faisant ainsi de l'Afrique traditionnelle un monde de stabilité, d'équilibre environnemental dans lequel le créateur en littérature orale rassurait et conviait ses congénères à l'admiration, à la contemplation de la nature.
Quand le créateur négro-africain passa de l'univers de la littérature orale à celui de la littérature écrite, l'attitude contemplative demeura pour un temps. En effet, les premiers écrivains de la littérature négro-africaine d'expression française ont, d'une façon générale, continué de présenter dans leurs oeuvres une nature paradisiaque. Dans Batouala (1921), L'esclave (1929), Doguicimi (1938)..., ils s'attardent à magnifier longuement la nature. C'est dans le même esprit que Camara Laye prit plaisir à décrire les savanes et les verdures enivrantes de sa Guinée (L'enfant noir, 1953) ; O. Bhêly-Quenum ne s'est pas privé non plus de mettre longuement en exergue les multiples paysages de son pays (Un piège sans fin, 1960). De même, relatant dans Kocoumbo, l'étudiant noir (1960) le parcours de son héros qui quitte son village pour la France, Aké Loba présente une description largement dithyrambique de l'environnement du village africain. On ne saurait non plus passer sous silence les auteurs dits de la négritude dont les oeuvres célèbrent l'Afrique traditionnelle. Les poèmes de Senghor foisonnent d'images idylliques. Le poète qui aime confondre son enfance et l'Eden écrit :
Mais, s'il faut choisir à l'heure de l'épreuve
J'ai choisi le verset des fleuves, des vents et des forêts
L'assonance des plaines et des rivières, choisi le rythme
de sang de mon corps dépouillé.[9]
Parfois le ton devient plaintif lorsqu'il évoque :
les mains blanches qui abattirent la forêt de rôniers
qui dominait l'Afrique, au centre de l'Afrique...
Elles abattirent la forêt noire pour en faire des traverses
de chemins de fer. [10]
C'est un aspect identique que présente l'évocation de l'environnement chez d'autres poètes tels que Birago Dio qui, dans Leurres et lueurs (1960) n'a pas manqué non plus de célébrer les sources ancestrales.
Au total, la dégradation de l'environnement ne semble pas avoir retenu l'attention des écrivains de la première génération ; du moins, elle n'a pas fait l'objet d'une préoccupation majeure. Cela s'explique évidemment par le contexte colonial qui imposait d'autres priorités. Mais une fois les indépendances acquises, le regard des écrivains sur l'environnement va très vite évoluer vers une certaine rupture.
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