En juin 1992, prenant conscience du caractère nocif de certaines pratiques actuelles et des risques qu'elles font peser sur l'environnement, la Communauté Internationale a adopté, lors de la Conférence des Nations Unies sur l'Environnement et le Développement (CNUED ou "Sommet de la Terre"), un programme d'actions pour le développement durable intitulé "Agenda 21", véritable manifeste qui vise, d'ici au XXIème siècle, à neutraliser tous les éléments qui concourent à la dégradation de l'environnement.
Si la Communauté Internationale a dû faire montre de cette mobilisation, c'est que la dégradation de l'environnement a atteint une ampleur telle qu'il est urgent de recourir aux grands moyens pour y remédier. Dans ce cadre, il est souhaitable que toutes les ressources, aussi bien matérielles qu'intellectuelles, soient sollicitées pour cette gigantesque bataille.
Le présent article se propose d'explorer la manière dont le créateur négro-africain perçoit l'environnement. L'artiste ou le créateur est un témoin ouvert aux courants de son temps, un témoin qui se charge d'exprimer la pensée de ses contemporains. On peut donc, à travers la production littéraire, cerner la philosophie qui fonde les rapports entre le négro-africain et son environnement, depuis le contexte traditionnel jusqu'à nos jours. Il est procédé ici à une sorte d'état des lieux qui révèle l'importance de l'environnement dans la création littéraire et une conscience réelle des problèmes que posent son aménagement et sa protection dans l'intérêt général.
Notre étude distingue trois grands moments :
- le temps de la stabilité
- le temps de la rupture
- le temps de la recherche d'un paradis perdu.
LE TEMPS DE LA STABILITE
Il s'agit ici d'analyser comment l'environnement était perçu à travers la sensibilité du créateur dans l'Afrique traditionnelle.
En Afrique traditionnelle, ce n'est pas une relation de domination que l'homme entretient avec son environnement mais plutôt une relation de soumission. La raison en est que la tradition africaine, les croyances religieuses se fondent presque toujours sur des éléments de l'environnement. On parle de dieu de l'eau, de la pluie ; la forêt, le feu et d'autres éléments de l'environnement ont des attributs divins, sacrés. En témoigne ce poème :
Vous qui commandez aux eaux, esprits des eaux
Vous tous qui m'obéissez, c'est moi qui vous appelle,
Venez, venez à l'appel de votre chef,
Répondez sans tarder, répondez aussitôt.
J'enverrai l'éclair qui passe en fendant le ciel,
J'enverrai le vent de la tempête qui passe en arrachant les bananiers,
J'enverrai l'orage qui tombe de la nuée et balaie tout devant lui.
Et tous répondront à la voix de leur chef.
Vous tous qui m'obéissez, indiquez-moi le chemin
Le chemin qu'ont pris ceux qui se sont enfuis.
Esprits des eaux, répondez.[1]
C'est dire que le monde est conçu comme un réseau de forces entre lesquelles l'homme doit apprendre à se glisser. La nature est généreuse si l'on se soumet à ses règles et si l'on est attentif à ses suggestions. Participant à la vie du cosmos, compagnon du règne végétal, animal et minéral, l'Homme est un hôte accepté, mais pas un maître.
A la lumière de ce qui précède, il apparaît que les us et coutumes étaient sous-tendus par des principes qui entretenaient une dynamique interne de protection de l'environnement. Il y avait des tabous et des interdictions diffusés au niveau de la conscience collective dans le but de sauvegarder l'environnement. Ainsi, telle forêt est déclarée sacrée par souci d'assumer une couverture végétale adéquate.
Dans cette optique, la création littéraire et artistique étant dans les sociétés à tradition orale une véritable école, on comprend que la littérature orale soit mise à contribution. Les différents genres de la littérature orale traditionnelle regorgent de préceptes, d'anecdotes qui éduquent véritablement au respect de l'environnement. L'ouvrage intitulé Le thème de l'arbre dans les contes africains de G. Galame-Griaule est très édifiant à ce sujet. [2] En guise d'illustration, voici un conte dont le contenu exprime, par le biais de l'arbre, le rapport de la société traditionnelle à son environnement :
Dites-moi "xay"
-Xay [3]
Hyène et Oncle [4] Lièvre décidèrent, pendant une famine
d'aller chercher de la nourriture pour leurs femmes.
Oncle Hyène partit mais ne trouva que des vieilles
peaux d'animaux.
Oncle Lièvre partit lui aussi. Il marcha longtemps, longtemps et
finit par "rencontrer" un arbre. Il s'arrêta sous son ombre et dit :
- Arbre, que ton ombre est fraîche !
- Tu as goûté mon ombre mais tu n'as pas goûté mes feuilles.
Alors Lièvre prit une feuille et la goûta.
- Arbre, que tes feuilles sont bonnes !
- Tu as goûté mes feuilles mais tu n'as pas goûté mon écorce.
Lièvre prit un bout d'écorce et la mit dans sa bouche. Il dit :
- Arbre, que ton écorce est bonne !
- Tu as goûté mon écorce mais tu n'as pas goûté ce qu'il y a
dans mon ventre.
- Comment en avoir ?
- Si tu dis "dunwari", je m'ouvrirai. Si tu dis "dungiccina",
je me fermerai.
Lièvre dit "dunwari". Alors l'arbre s'ouvrit. Il entra et mangea,
mangea tout son soûl. Quand il fut rassasié, il prit de la nourriture
et la rapporta à sa femme.
Une fois de retour au village, Lièvre dit à Oncle Hyène qu'il avait
"rencontré" un arbre, qu'il avait mangé tout son soûl et qu'il avait
rapporté de la nourriture à sa femme. Hyène dit :
- Montre-moi où tu as trouvé cet arbre. J'irai à mon tour demain
matin. Quand je serai rassasié, je rapporterai de la nourriture à ma
femme.
- Oui, répondit Lièvre, je te montrerai demain matin.
Lorsqu'ils partirent le lendemain, Lièvre indiqua le chemin :
- Tu marcheras, marcheras jusqu'à atteindre cet arbre là-bas.
Tu t'arrêteras dessous en disant "que ton ombre est bonne ! ".
Hyène marcha jusqu'à l'arbre en question. Il dit :
- Arbre, que ton ombre est bonne !
- Tu as goûté mon ombre mais tu n'as pas goûté mes feuilles.
Hyène prit une feuille et la mit dans sa bouche.
- Arbre, que tes feuilles sont bonnes !
- Tu as goûté mes feuilles mais tu n'as pas goûté mon écorce.
Hyène prit un bout d'écorce et la mit dans sa bouche. Il dit :
- Arbre, que ton écorce est bonne !
- Tu as goûté mon écorce mais tu n'as pas goûté ce qu'il y a
dans mon ventre.
- Comment en avoir ?
- Si tu dis "dunwari" je m'ouvrirai.
Lièvre dit "dunwari" et l'arbre s'ouvrit. Il y entra et mangea,
mangea tout son soûl. Quand il sortit; il dit "dungicci" et l'arbre
se referma. Hyène se dit alors : "Ah ! si j'avais quelqu'un pour
m'aider à porter cet arbre !" L'arbre lui répondit :
- Tu n'as pas besoin d'un porteur, je peux t'aider moi-même.
Mets ton coussinet sur la tête.
Hyène s'exécuta puis mit l'arbre sur sa tête et l'emporta au village.
En arrivant, il appela :
- Siya ! Siya. [5] J'ai rapporté quelque chose de la brousse ! viens
m'aider à me débarrasser de ce fardeau !
Siya vint mais ne réussit pas à l'aider.
- Et bien ! Dis à des gens de venir !
Elle appela des gens mais ils ne réussirent pas davantage.
- Et bien ! Appelle la moitié du village !
La moitié du village vint mais tout le monde échoua.
- Appelle tout le village !
- Le village entier se déplaça mais en vain.
Hyène resta écrasé sous le poids de l'arbre. Il finit par en mourir.
Alors l'arbre partit et retourna à sa place.
Je remets le conte là où je l'ai trouvé." [6]
D'après Monique Chastanet, ce conte soninké traditionnel, recueilli à Bakel (Sénégal) en 1982, "témoigne d'une valorisation ancienne et quelque peu oubliée du milieu végétal". [7] "L'arbre, dont l'espèce n'est pas précisée, représente à lui seul tous les arbres, mais aussi, dans ce contexte de famine, toutes les plantes de "la brousse". Son ombre, ses feuilles, son écorce évoquent de façon assez réaliste les multiples usages des arbres en Afrique... Sans doute peut-on en tirer une leçon au sens littéral sur le bon usage des plantes de "la brousse". D'autant plus qu'en dehors du monde des contes, les arbres déracinés retournent rarement à leur place...".[8]
Ce conte qui met en exergue l'utilité de "l'arbre", représentant privilégié du monde végétal, n'est pas sans suggérer par conséquent le respect que la collectivité est implicitement invitée à vouer à son environnement. Mais en plus de ce rôle hautement didactique du créateur négro-africain, il faut noter l'impact des traditions qui font des éléments de l'environnement des divinités. La présence de divinités entraîne le respect de l'environnement : un monde plein de personnages sacrés ne peut être investi et exploité comme une chose sans maître. Aussi l'homme en usait-il sans anarchie, faisant ainsi de l'Afrique traditionnelle un monde de stabilité, d'équilibre environnemental dans lequel le créateur en littérature orale rassurait et conviait ses congénères à l'admiration, à la contemplation de la nature.
Quand le créateur négro-africain passa de l'univers de la littérature orale à celui de la littérature écrite, l'attitude contemplative demeura pour un temps. En effet, les premiers écrivains de la littérature négro-africaine d'expression française ont, d'une façon générale, continué de présenter dans leurs oeuvres une nature paradisiaque. Dans Batouala (1921), L'esclave (1929), Doguicimi (1938)..., ils s'attardent à magnifier longuement la nature. C'est dans le même esprit que Camara Laye prit plaisir à décrire les savanes et les verdures enivrantes de sa Guinée (L'enfant noir, 1953) ; O. Bhêly-Quenum ne s'est pas privé non plus de mettre longuement en exergue les multiples paysages de son pays (Un piège sans fin, 1960). De même, relatant dans Kocoumbo, l'étudiant noir (1960) le parcours de son héros qui quitte son village pour la France, Aké Loba présente une description largement dithyrambique de l'environnement du village africain. On ne saurait non plus passer sous silence les auteurs dits de la négritude dont les oeuvres célèbrent l'Afrique traditionnelle. Les poèmes de Senghor foisonnent d'images idylliques. Le poète qui aime confondre son enfance et l'Eden écrit :
Mais, s'il faut choisir à l'heure de l'épreuve
J'ai choisi le verset des fleuves, des vents et des forêts
L'assonance des plaines et des rivières, choisi le rythme
de sang de mon corps dépouillé.[9]
Parfois le ton devient plaintif lorsqu'il évoque :
les mains blanches qui abattirent la forêt de rôniers
qui dominait l'Afrique, au centre de l'Afrique...
Elles abattirent la forêt noire pour en faire des traverses
de chemins de fer. [10]
C'est un aspect identique que présente l'évocation de l'environnement chez d'autres poètes tels que Birago Dio qui, dans Leurres et lueurs (1960) n'a pas manqué non plus de célébrer les sources ancestrales.
Au total, la dégradation de l'environnement ne semble pas avoir retenu l'attention des écrivains de la première génération ; du moins, elle n'a pas fait l'objet d'une préoccupation majeure. Cela s'explique évidemment par le contexte colonial qui imposait d'autres priorités. Mais une fois les indépendances acquises, le regard des écrivains sur l'environnement va très vite évoluer vers une certaine rupture.
LE TEMPS DE LA RUPTURE
Après 1960, le créateur négro-africain passe de l'admiration sans retenue de son environnement à un discours critique. La nature cesse d'être contemplée et n'a plu droit aux éloges. Le temps de la rupture est caractérisé par le rejet, au nom du progrès, des tabous d'antan qui favorisaient le maintien de l'équilibre environnemental. Ainsi, certains créateurs brisent l'image d'un environnement édénique diffusé jusque-là. En effet, dans son recueil intitulé Poèmes de la mer par exemple, Jean-Baptiste Tati-Loutard perçoit la mer comme complice des départs en esclavage. Pis, la mer ayant englouti les esclaves morts durant leur traversée vers l'Amérique, il la considère comme un charnier :
La mer a rassemblé tous les os
Sous les croix des polypiers ;
Ils dorment leur noir sommeil marin
Dans le lourd cercueil du silence des fonds[11]
Ou comme une hydre dévorante qui :
engloutit dans ses fronces l'homme tombé en son sein[12]
Cependant, la rupture ne se manifeste pas de la même manière chez les romanciers. Dorénavant, ceux-ci se font plus circonspects. Ainsi, nombre de créateurs, au nom du modernisme, dénoncent les croyances traditionnelles relatives à l'environnement. Ils optent pour le progrès au détriment des tabous et interdictions qui faisaient de la nature une chose sacrée.
Le chant du lac (1965) d'Olympe Bhêly-Quenum est le roman qui illustre le mieux cette rupture. Il décrit le rapport entre les divinités lacustres et le peuple du bourg de Wêsê. Le lac où résident les dieux devient un lieu sacré qu'on ne peut aménager sans commettre un sacrilège et ainsi s'attirer la colère des groupes de féticheurs. L'impossibilité de tout aménagement rend très dangereux le déplacement sur le lac qui est pourtant l'unique voie de communication dans la localité. L'héroïne Noussi Ounéhou part pour une foire avec ses enfants (Codjo et Gbénoumi) et son piroguier Fanouvi. Mais les dieux du lac se déchaînent ; Noussi et sa famille s'efforcent de se défendre : les dieux censés être invulnérables, sont tués et on constate qu'ils sont de simples monstres aquatiques. L'héroïne et son mari Cocou Ounéhou avancent des idées modernes qui touchent à l'aménagement du lac, à la construction de phares et à l'emploi de bateaux à moteur. Véritable appel à la révolution des mentalités, Le chant du lac démythifie certaines croyances liées à l'environnement tout comme Aké Loba le fera dans Les fils de Kouretcha (1970). Ici, c'est toute une tribu, celle des fils de Kouretcha "dont le nom vient du fleuve divinisé qui fertilise des nombreux et opulents villages", qui mena une lutte acharnée "pour empêcher la profanation du fleuve, au risque de mettre la vie de tous en jeu" ; la profanation en question est en fait un projet de construction d'un barrage qui devait alimenter la région en électricité. Une frange de cette tribu mit donc tout en oeuvre (machinations, menaces, sabotages...) pour empêcher la profanation du "fleuve-dieu" mais en fin de compte la construction du barrage fut effective au grand mécontentement de beaucoup de fils de Kouretcha.
On peut dire que ces romans visent fondamentalement à briser les mythes et tabous institués par la croyance traditionnelle en vue de préserver, en leur conférant un statut sacré, des éléments essentiels de la nature.
Les écrivains voient en ces tabous un frein pour le développement ; c'est ce qui explique l'élan iconoclaste qu'ils impriment à leurs oeuvres. Mais très tôt, les écrivains sentirent la nécessité de tempérer leurs ardeurs progressistes, de réviser la tendance à rejeter systématiquement les anciennes pratiques. En 1971, Jean Pliya repose dans L'arbre fétiche la question fondamentale : faut-il détruire les traditions et valeurs culturelles ancestrales au nom du modernisme et du développement ? L'arbre dit fétiche que tout le monde craignait d'abattre pour permettre l'avancement des travaux de construction d'une route sera finalement abattu par Dossou le bûcheron téméraire. Mais dans sa chute, il ne manqua pas d'écraser le bûcheron. Cet abattage provoqua aussi bien la colère des adorateurs de l'iroko que celle de la nature : "L'orage qui couvait depuis le matin éclata, avec des explosions de tonnerre et des éclairs aveuglants. Le dieu Hêviosso [13] exprimait sa colère en crachant le feu".[14] C'est dire que l'écrivain considère l'acte comme "un déicide" et semble, de ce fait, pencher pour la préservation des traditions et leur intégration dans le processus de développement.
Ce revirement de l'écrivain négro-africain va s'accélérer. Progressivement, on assiste à une sorte de volte-face car le progrès souhaité au détriment de l'équilibre environnemental commence par être décrié. Le progrès a provoqué la rupture de l'équilibre environnemental et accéléré la dégradation de la nature. De plus en plus conscients du danger, les écrivains dénoncent les facteurs qui contribuent à la dégradation de cette nature. Le contenu des créations littéraires de ces derniers temps reflète bien cette mutation qui s'apparente à la recherche d'un paradis perdu.
LE TEMPS DE LA RECHERCHE D'UN PARADIS PERDU
C'est le temps où les oeuvres des écrivains participent d'un projet de défense et de réhabilitation de l'environnement. Dans ce cadre, les écrivains lancent dans les oeuvres un appel à la sauvegarde de l'environnement en dénonçant les méfaits du progrès. C'est pourquoi Sembène Ousmane dans Niiwam nous fait la peinture d'un Dakar où l'écologie est menacée. Voici l'atmosphère qui règne dans un marché de la ville : dans "le marché Sandaga, de style soudano-sahélien... des odeurs puantes de poissons pourris, séchés, de viande avariée, de chats et chiens crevés, en état de décomposition, d'eaux stagnantes, croupies, de senteur de piment, de poivre, d'oignons, de papiers mouillés, de pieds infectés de plaies incurables, de transpiration, d'huile de moteur, se mêlaient, voltigeaient, plafonnaient pour embaumer l'air".[15]
Si Sembène Ousmane dénonce la pollution qui prévaut en ville, Etienne Goyémidé va plus loin dans Le silence de la forêt (1984) où il réhabilite la vie en forêt au détriment de celle de la ville. L'oeuvre relate l'histoire d'un inspecteur de l'enseignement primaire, Gonaba, qui décide de renoncer à la vie en ville, suite à une conversation qu'il eut avec Manga, un pygmée. C'est l'occasion pour lui de faire l'expérience d'une vie dans un environnement vierge : le village des Babingas (pygmées), situé dans une clairière en plein coeur de la forêt. On y vit dans des huttes faites d'écorces d'arbres ; on dort sur des tas de feuilles ; on se nourrit de fruits et on se soigne avec des feuilles et des racines. Bref, on est loin du monde moderne dit civilisé. Et cette absence de contact avec le monde moderne a permis aux peuples de la forêt de connaître un bonheur naturel, intense, et de développer un humanisme extraordinaire. Cette forêt équatoriale, domaine des Pygmées où l'on vit heureux, a donc servi de cadre à ce récit initiatique qui est en même temps une chaleureuse réhabilitation d'un environnement méprisé.
Quant à Jean Pliya, par ailleurs diététicien et nutritionniste de renom, il engage une véritable croisade en faveur de la nature. Dans son dernier roman, Les tresseurs de corde, il exprime avec ferveur sa passion pour les moyens naturels de traitement en même temps qu'il célèbre les vertus des éléments de notre environnement. Par le biais d'un personnage qui n'est autre que son porte-parole, Jean Pliya fait un plaidoyer pour le pouvoir curatif de l'argile.
Je ne suis pas hostile au progrès scientifique... Accepter ce qu'il y a de positif dans la médecine moderne ne m'empêche nullement de profiter des apports de la nature ou de la médecine traditionnelle. La solution idéale n'est-elle pas d'associer sans préjugé les diverses méthodes ?... La nature nous offre des moyens précieux qui guérissent sans nuire, selon l'excellent principe d'Hippocrate. Malheureusement, on s'en détourne au profit des seuls produits de laboratoire. L'argile n'est pas de la saleté... Les femmes africaines enceintes en croquent pour satisfaire les besoins en minéraux de leur organisme. C'est un remède puissant, à l'action multiforme.[16]
Par la suite, Trabi le héros du roman parvient à soigner entièrement, à l'aide de l'argile, une plaie profonde qui exigeait l'amputation de la jambe du vieux Boussa.
Le souci de Jean Pliya et de tous les écrivains que nous avons évoqués dans le cadre de la recherche d'un paradis perdu, est manifestement d'éveiller, d'une manière ou d'une autre, notre attention aux possibilités et richesses insoupçonnées de notre milieu environnemental.
D'autre part, il faut noter que tous les écrivains ne voient pas dans la dégradation de l'environnement les méfaits du progrès. Aussi, certains parmi eux choisissent-ils de mettre l'accent sur des phénomènes naturels dévastateurs, tels l'avancée du désert, les éruptions volcaniques, pour nous faire prendre davantage conscience de la nécessité de s'occuper de l'environnement.
C'est le lieu d'évoquer l'EACE (l'Ensemble Artistique et Culturel des Etudiants) du Bénin qui a fait du problème de l'environnement la trame essentielle d'une de ses pièces de théâtre intitulée Le temple vert, et a su, avec art, traiter de trois dimensions essentielles du problème de la désertification : les faits, les causes et les solutions.
Les faits :
Baïto : (depuis les coulisses, tousse longuement jusqu'au milieu de la scène) Que d'enterrements ces jours-ci! Et puis ce désert qui avance, avec lui s'établissent la faim, la soif, la misère. La peau reste le dernier habit qui colle à nos squelettes vivants.
Les causes :
Paysans : Ah ! Il est mort. C'est notre faute. Oui, c'est notre faute. S'il est encore possible à nous de parler, c'est de nous repentir d'avoir saccagé la nature. Brûler pendant des décennies d'immenses forêts. Nous avons abattu nos arbres en commençant par les plus grands. Nous les avons découpés, vendus, pour de maigres recettes.
Chef des chasseurs : Et nous, dames! Nous autres chasseurs, nous avons sans ménagement tué en toutes saisons, éléphants, hyènes, lièvres, crocodiles... Mais combien en avons-nous sur 17 réellement consommés nous et nos épouses, enfants et amis ? Presque rien. Mais nous avons vendu défenses d'éléphants, peaux de panthères. Nous avons même vendu lionceaux, pythons et éléphanteaux. Qu'en avons-nous obtenu ? Et désolation.
Intellectuels : Où sont-ils passés nos charmants clients ? Acheteurs dévoués et bon payeurs ? Où sont-ils passés nos bailleurs, prêteurs et vendeurs? Ceux qui, pour de l'argent ont enfoui dans nos sols et déversé dans nos eaux des déchets toxiques.
Et enfin
les solutions dans la scène finale :
.... La pure nature est ta religion. Tu prieras désormais au nom de la terre sacrée, de l'air pur, de la faune et de la flore. (Bruitage, tonnerre + éclairs).
Voix-off (masculin) : Voici les dix commandements du Temple Vert que tu dirigeras.
Homme !
I - Tu aimeras la nature pure comme ton prochain.
II - Tu n'égorgeras point d'arbre pour assouvir ta soif de
destruction.
III - Tu ne pollueras point l'atmosphère.
IV - Tu préserveras la couche d'ozone qui entoure la terre.
V - Tu sauvegarderas les espèces rares.
VI - A la naissance de chaque enfant, tu planteras un arbre.
VII - Tu n'assassineras point les animaux des mers, des cours d'eau,
des forêts.
VIII - Tu ne convoiteras point la terre de ton prochain.
IX - Tu n'utiliseras ni armes chimiques, ni armes bactériologiques,
ni armes nucléaires pour dominer la terre.
X - La nature sera ta religion.
Poète : Pour que vive le Temple Vert, nous nous engageons : au nom de la Terre sacrée, de l'Air pur, de la Faune et de la Flore.
Fidèles : Amen [17]
Dans Magalor, Barnabé Laye nous sensibilise aux méfaits d'une avancée du désert qui fait fuir les populations. On y lit :
L'horizon était un rideau d'arbres calcinés. La terre, un arpent de lune déchirée en mille cratères. Le soleil, boule de feu, comme une malédiction... Alors, les femmes peules, les femmes bellahs, les femmes touaregs sortirent de la tente... C'est un adieu au Sahel que leurs pas écriront sur la peau du désert.
Le récit de cet exode qui surgit dans l'oeuvre par intermittence, se fait poignant par endroits :
Les femmes peules, les femmes bellahs, laissant errer leurs espérances comme des troupeaux à l'horizon d'un songe. Elles marchaient depuis ce matin-là, par temps de soleil, par temps de vents, par temps de sable. Dieu ! où mènent les chemins dans la nuit de leurs rêves.
Quant à Jérôme Carlos, il évoque, dans Fleur du désert (1960), un phénomène affreux :
Les habitants de Nyassan ont été surpris dans leur sommeil, cette nuit, par des émanations d'un gaz mortel. Le petit lac de la localité s'est mis à bouillir, projetant, de temps à autre, des matières en fusion.
L'auteur poursuit avec les conséquences du phénomène sur l'environnement :
Monumentale calvitie que celle de ce plateau qui a perdu ses arbres et ses arbustes. Nyassan n'est plus qu'un pelé, un galeux, un tondu plongé dans le deuil. Le souvenir s'égare à rechercher ce qui fut un pâturage ou un champ, un bosquet ou une futaie. Seules les cases en torchis aux toits de paille, dérisoires témoins dans cette immense solitude, rappellent que la vie avait visité ce cimetière.
Au regard de tout ce qui précède, on peut dire que la recherche du paradis perdu que nous venons d'évoquer consiste en un vaste mouvement dont l'objectif est de remédier à la situation actuelle de l'environnement. Chez Sembène Ousmane, E. Goyémidé, Jérôme Carlos, Barnabé Laye, Jean Pliya et l'EACE, le souci est d'amener les uns et les autres à jeter un nouveau regard sur notre environnement, de nous tirer de notre indifférence vis-à-vis de l'état de plus en plus inquiétant de notre cadre de vie. Bref, leur message nous invite à prendre conscience de la richesse, de l'importance de l'environnement pour notre vie et ipso facto nous amener à envisager des comportements adéquats pour sa protection.
L'étude révèle une conception de l'environnement qui a évolué dans le temps et l'espace. Dans le contexte traditionnel, la production littéraire servait de moyen à la diffusion des comportements que l'éthique sociale s'était librement assignés vis-à-vis de l'environnement. Vint ensuite le temps du conflit ente tradition et modernisme. Le créateur négro-africain bat alors en brèche la conception traditionnelle et appelle ses congénères à la dépasser. Mais bien vite, cette attitude connaît une évolution et débouche sur une troisième étape qui se caractérise par une recherche du paradis perdu. Ainsi, les créations littéraires de ces derniers temps se rejoignent dans la nécessité de tirer la sonnette d'alarme. On est passé de la contemplation à l'engagement parce que dorénavant les oeuvres font le constat du sort inacceptable reservé à l'environnement. Pendant que les uns stigmatisent la qualité de la vie en ville par rapport à la vie dans un environnement vierge, d'autres enseignent les vertus thérapeutiques que recèle la nature ; d'autres encore évoquent les problèmes naturels (désertification, émanations toxiques...). Tous s'accordent donc à aborder les multiples facettes d'un seul et même problème : la sauvegarde de l'environnement.
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Notes
[1]. Makhily Gassama. Kuma : interrogation sur la littérature nègre de langue française. Nouvelles Editions Africaines, 1978, pp. 113-114
[2]. Geneviève Calame-Griaule (ed.). Le thème de l'arbre dans les contes africains. Paris: Bibliothèque de la SELAF, 3 volumes : 1969, 1970, 1974.
[3]. Formule par laquelle commencent les contes soninké.
[4]. Terme qui renvoie à un rapport de familiarité comme celui qui existe entre l'oncle maternel et ses neveux.
[5]. Siya est le nom de la femme de l'hyène dans les contes. C'est une déformation du prénom Sira, que la hyène ne peut prononcer correctement.
[6]. Formule par laquelle s'achèvent les contes soninké.
[7]. "Du bon usage de l'arbre nourricier". Afrique contemporaine no.161, janv.-mars 1992.
[8]. Ibidem.
[9]. Cf. "Que m'accompagnent kôras et balafongs". Chants d'ombre. 1945.
[10]. Cf. "Neige sur Paris". Chants d'ombre.
[11]. Jean-Baptiste Tati-Loutard. Poèmes de la mer. Yaoundé: Ed. CLE, 1968.
[12]. Jean-Baptiste Tati-Loutard. Les normes du temps. Kinshasa: Ed. du Mont Noir, 1974.
[13]. Dieu du tonnerre.
[14]. Jean Pliya. L'arbre fétiche. Yaoundé: Ed. CLE, 1971.
[15]. Sembène Ousmane. Niiwan suivi de Taaw. Paris: Présence Africaine, 1987.
[16]. (Jean) Pliya. Les tresseurs de corde. Paris: Ed. Hatier, Collection Monde Noir Poche, 1987.
[17]. Le temple vert. Création collective des étudiants de l'EACE (Université Nationale du Bénin, Cotonou, Bénin), 1993.
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Pr. Guy Ossito Midiohouan est enseignant, critique littéraire et spécialiste de la nouvelle africaine. (cf voir le numéro 9 de Mots Pluriels dirigé avec le Pr Vincent Engel & Michel Guissard). Au nombre de ses publications les plus récentes, on relèvera : Bilan de la nouvelle d'expression française (Cotonou: SPU, 1994); Aimé Césaire pour aujourd'hui et pour demain (Saint Maur: Sépia, 1995); Maraboutique (Cotonou: Editions du Flamboyant, 1996); "Les 'tirailleurs dahoméens' ou la dignité des esclaves" Africultures 11 (octobre 1998), pp.20-24. Guy Ossito Midiohouan enseigne à l'Université Nationale du Bénin.
Source :http://motspluriels.arts.uwa.edu.au/MP1199gom.html