LE TEMPS DE LA RUPTURE
Après 1960, le créateur négro-africain passe de l'admiration sans retenue de son environnement à un discours critique. La nature cesse d'être contemplée et n'a plu droit aux éloges. Le temps de la rupture est caractérisé par le rejet, au nom du progrès, des tabous d'antan qui favorisaient le maintien de l'équilibre environnemental. Ainsi, certains créateurs brisent l'image d'un environnement édénique diffusé jusque-là. En effet, dans son recueil intitulé Poèmes de la mer par exemple, Jean-Baptiste Tati-Loutard perçoit la mer comme complice des départs en esclavage. Pis, la mer ayant englouti les esclaves morts durant leur traversée vers l'Amérique, il la considère comme un charnier :
La mer a rassemblé tous les os
Sous les croix des polypiers ;
Ils dorment leur noir sommeil marin
Dans le lourd cercueil du silence des fonds[11]
Ou comme une hydre dévorante qui :
engloutit dans ses fronces l'homme tombé en son sein[12]
Cependant, la rupture ne se manifeste pas de la même manière chez les romanciers. Dorénavant, ceux-ci se font plus circonspects. Ainsi, nombre de créateurs, au nom du modernisme, dénoncent les croyances traditionnelles relatives à l'environnement. Ils optent pour le progrès au détriment des tabous et interdictions qui faisaient de la nature une chose sacrée.
Le chant du lac (1965) d'Olympe Bhêly-Quenum est le roman qui illustre le mieux cette rupture. Il décrit le rapport entre les divinités lacustres et le peuple du bourg de Wêsê. Le lac où résident les dieux devient un lieu sacré qu'on ne peut aménager sans commettre un sacrilège et ainsi s'attirer la colère des groupes de féticheurs. L'impossibilité de tout aménagement rend très dangereux le déplacement sur le lac qui est pourtant l'unique voie de communication dans la localité. L'héroïne Noussi Ounéhou part pour une foire avec ses enfants (Codjo et Gbénoumi) et son piroguier Fanouvi. Mais les dieux du lac se déchaînent ; Noussi et sa famille s'efforcent de se défendre : les dieux censés être invulnérables, sont tués et on constate qu'ils sont de simples monstres aquatiques. L'héroïne et son mari Cocou Ounéhou avancent des idées modernes qui touchent à l'aménagement du lac, à la construction de phares et à l'emploi de bateaux à moteur. Véritable appel à la révolution des mentalités, Le chant du lac démythifie certaines croyances liées à l'environnement tout comme Aké Loba le fera dans Les fils de Kouretcha (1970). Ici, c'est toute une tribu, celle des fils de Kouretcha "dont le nom vient du fleuve divinisé qui fertilise des nombreux et opulents villages", qui mena une lutte acharnée "pour empêcher la profanation du fleuve, au risque de mettre la vie de tous en jeu" ; la profanation en question est en fait un projet de construction d'un barrage qui devait alimenter la région en électricité. Une frange de cette tribu mit donc tout en oeuvre (machinations, menaces, sabotages...) pour empêcher la profanation du "fleuve-dieu" mais en fin de compte la construction du barrage fut effective au grand mécontentement de beaucoup de fils de Kouretcha.
On peut dire que ces romans visent fondamentalement à briser les mythes et tabous institués par la croyance traditionnelle en vue de préserver, en leur conférant un statut sacré, des éléments essentiels de la nature.
Les écrivains voient en ces tabous un frein pour le développement ; c'est ce qui explique l'élan iconoclaste qu'ils impriment à leurs oeuvres. Mais très tôt, les écrivains sentirent la nécessité de tempérer leurs ardeurs progressistes, de réviser la tendance à rejeter systématiquement les anciennes pratiques. En 1971, Jean Pliya repose dans L'arbre fétiche la question fondamentale : faut-il détruire les traditions et valeurs culturelles ancestrales au nom du modernisme et du développement ? L'arbre dit fétiche que tout le monde craignait d'abattre pour permettre l'avancement des travaux de construction d'une route sera finalement abattu par Dossou le bûcheron téméraire. Mais dans sa chute, il ne manqua pas d'écraser le bûcheron. Cet abattage provoqua aussi bien la colère des adorateurs de l'iroko que celle de la nature : "L'orage qui couvait depuis le matin éclata, avec des explosions de tonnerre et des éclairs aveuglants. Le dieu Hêviosso [13] exprimait sa colère en crachant le feu".[14] C'est dire que l'écrivain considère l'acte comme "un déicide" et semble, de ce fait, pencher pour la préservation des traditions et leur intégration dans le processus de développement.
Ce revirement de l'écrivain négro-africain va s'accélérer. Progressivement, on assiste à une sorte de volte-face car le progrès souhaité au détriment de l'équilibre environnemental commence par être décrié. Le progrès a provoqué la rupture de l'équilibre environnemental et accéléré la dégradation de la nature. De plus en plus conscients du danger, les écrivains dénoncent les facteurs qui contribuent à la dégradation de cette nature. Le contenu des créations littéraires de ces derniers temps reflète bien cette mutation qui s'apparente à la recherche d'un paradis perdu.