LE TEMPS DE LA RECHERCHE D'UN PARADIS PERDU
C'est le temps où les oeuvres des écrivains participent d'un projet de défense et de réhabilitation de l'environnement. Dans ce cadre, les écrivains lancent dans les oeuvres un appel à la sauvegarde de l'environnement en dénonçant les méfaits du progrès. C'est pourquoi Sembène Ousmane dans Niiwam nous fait la peinture d'un Dakar où l'écologie est menacée. Voici l'atmosphère qui règne dans un marché de la ville : dans "le marché Sandaga, de style soudano-sahélien... des odeurs puantes de poissons pourris, séchés, de viande avariée, de chats et chiens crevés, en état de décomposition, d'eaux stagnantes, croupies, de senteur de piment, de poivre, d'oignons, de papiers mouillés, de pieds infectés de plaies incurables, de transpiration, d'huile de moteur, se mêlaient, voltigeaient, plafonnaient pour embaumer l'air".[15]
Si Sembène Ousmane dénonce la pollution qui prévaut en ville, Etienne Goyémidé va plus loin dans Le silence de la forêt (1984) où il réhabilite la vie en forêt au détriment de celle de la ville. L'oeuvre relate l'histoire d'un inspecteur de l'enseignement primaire, Gonaba, qui décide de renoncer à la vie en ville, suite à une conversation qu'il eut avec Manga, un pygmée. C'est l'occasion pour lui de faire l'expérience d'une vie dans un environnement vierge : le village des Babingas (pygmées), situé dans une clairière en plein coeur de la forêt. On y vit dans des huttes faites d'écorces d'arbres ; on dort sur des tas de feuilles ; on se nourrit de fruits et on se soigne avec des feuilles et des racines. Bref, on est loin du monde moderne dit civilisé. Et cette absence de contact avec le monde moderne a permis aux peuples de la forêt de connaître un bonheur naturel, intense, et de développer un humanisme extraordinaire. Cette forêt équatoriale, domaine des Pygmées où l'on vit heureux, a donc servi de cadre à ce récit initiatique qui est en même temps une chaleureuse réhabilitation d'un environnement méprisé.
Quant à Jean Pliya, par ailleurs diététicien et nutritionniste de renom, il engage une véritable croisade en faveur de la nature. Dans son dernier roman, Les tresseurs de corde, il exprime avec ferveur sa passion pour les moyens naturels de traitement en même temps qu'il célèbre les vertus des éléments de notre environnement. Par le biais d'un personnage qui n'est autre que son porte-parole, Jean Pliya fait un plaidoyer pour le pouvoir curatif de l'argile.
Je ne suis pas hostile au progrès scientifique... Accepter ce qu'il y a de positif dans la médecine moderne ne m'empêche nullement de profiter des apports de la nature ou de la médecine traditionnelle. La solution idéale n'est-elle pas d'associer sans préjugé les diverses méthodes ?... La nature nous offre des moyens précieux qui guérissent sans nuire, selon l'excellent principe d'Hippocrate. Malheureusement, on s'en détourne au profit des seuls produits de laboratoire. L'argile n'est pas de la saleté... Les femmes africaines enceintes en croquent pour satisfaire les besoins en minéraux de leur organisme. C'est un remède puissant, à l'action multiforme.[16]
Par la suite, Trabi le héros du roman parvient à soigner entièrement, à l'aide de l'argile, une plaie profonde qui exigeait l'amputation de la jambe du vieux Boussa.
Le souci de Jean Pliya et de tous les écrivains que nous avons évoqués dans le cadre de la recherche d'un paradis perdu, est manifestement d'éveiller, d'une manière ou d'une autre, notre attention aux possibilités et richesses insoupçonnées de notre milieu environnemental.
D'autre part, il faut noter que tous les écrivains ne voient pas dans la dégradation de l'environnement les méfaits du progrès. Aussi, certains parmi eux choisissent-ils de mettre l'accent sur des phénomènes naturels dévastateurs, tels l'avancée du désert, les éruptions volcaniques, pour nous faire prendre davantage conscience de la nécessité de s'occuper de l'environnement.
C'est le lieu d'évoquer l'EACE (l'Ensemble Artistique et Culturel des Etudiants) du Bénin qui a fait du problème de l'environnement la trame essentielle d'une de ses pièces de théâtre intitulée Le temple vert, et a su, avec art, traiter de trois dimensions essentielles du problème de la désertification : les faits, les causes et les solutions.
Les faits :
Baïto : (depuis les coulisses, tousse longuement jusqu'au milieu de la scène) Que d'enterrements ces jours-ci! Et puis ce désert qui avance, avec lui s'établissent la faim, la soif, la misère. La peau reste le dernier habit qui colle à nos squelettes vivants.
Les causes :
Paysans : Ah ! Il est mort. C'est notre faute. Oui, c'est notre faute. S'il est encore possible à nous de parler, c'est de nous repentir d'avoir saccagé la nature. Brûler pendant des décennies d'immenses forêts. Nous avons abattu nos arbres en commençant par les plus grands. Nous les avons découpés, vendus, pour de maigres recettes.
Chef des chasseurs : Et nous, dames! Nous autres chasseurs, nous avons sans ménagement tué en toutes saisons, éléphants, hyènes, lièvres, crocodiles... Mais combien en avons-nous sur 17 réellement consommés nous et nos épouses, enfants et amis ? Presque rien. Mais nous avons vendu défenses d'éléphants, peaux de panthères. Nous avons même vendu lionceaux, pythons et éléphanteaux. Qu'en avons-nous obtenu ? Et désolation.
Intellectuels : Où sont-ils passés nos charmants clients ? Acheteurs dévoués et bon payeurs ? Où sont-ils passés nos bailleurs, prêteurs et vendeurs? Ceux qui, pour de l'argent ont enfoui dans nos sols et déversé dans nos eaux des déchets toxiques.
Et enfin
les solutions dans la scène finale :
.... La pure nature est ta religion. Tu prieras désormais au nom de la terre sacrée, de l'air pur, de la faune et de la flore. (Bruitage, tonnerre + éclairs).
Voix-off (masculin) : Voici les dix commandements du Temple Vert que tu dirigeras.
Homme !
I - Tu aimeras la nature pure comme ton prochain.
II - Tu n'égorgeras point d'arbre pour assouvir ta soif de
destruction.
III - Tu ne pollueras point l'atmosphère.
IV - Tu préserveras la couche d'ozone qui entoure la terre.
V - Tu sauvegarderas les espèces rares.
VI - A la naissance de chaque enfant, tu planteras un arbre.
VII - Tu n'assassineras point les animaux des mers, des cours d'eau,
des forêts.
VIII - Tu ne convoiteras point la terre de ton prochain.
IX - Tu n'utiliseras ni armes chimiques, ni armes bactériologiques,
ni armes nucléaires pour dominer la terre.
X - La nature sera ta religion.
Poète : Pour que vive le Temple Vert, nous nous engageons : au nom de la Terre sacrée, de l'Air pur, de la Faune et de la Flore.
Fidèles : Amen [17]
Dans Magalor, Barnabé Laye nous sensibilise aux méfaits d'une avancée du désert qui fait fuir les populations. On y lit :
L'horizon était un rideau d'arbres calcinés. La terre, un arpent de lune déchirée en mille cratères. Le soleil, boule de feu, comme une malédiction... Alors, les femmes peules, les femmes bellahs, les femmes touaregs sortirent de la tente... C'est un adieu au Sahel que leurs pas écriront sur la peau du désert.
Le récit de cet exode qui surgit dans l'oeuvre par intermittence, se fait poignant par endroits :
Les femmes peules, les femmes bellahs, laissant errer leurs espérances comme des troupeaux à l'horizon d'un songe. Elles marchaient depuis ce matin-là, par temps de soleil, par temps de vents, par temps de sable. Dieu ! où mènent les chemins dans la nuit de leurs rêves.
Quant à Jérôme Carlos, il évoque, dans Fleur du désert (1960), un phénomène affreux :
Les habitants de Nyassan ont été surpris dans leur sommeil, cette nuit, par des émanations d'un gaz mortel. Le petit lac de la localité s'est mis à bouillir, projetant, de temps à autre, des matières en fusion.
L'auteur poursuit avec les conséquences du phénomène sur l'environnement :
Monumentale calvitie que celle de ce plateau qui a perdu ses arbres et ses arbustes. Nyassan n'est plus qu'un pelé, un galeux, un tondu plongé dans le deuil. Le souvenir s'égare à rechercher ce qui fut un pâturage ou un champ, un bosquet ou une futaie. Seules les cases en torchis aux toits de paille, dérisoires témoins dans cette immense solitude, rappellent que la vie avait visité ce cimetière.
Au regard de tout ce qui précède, on peut dire que la recherche du paradis perdu que nous venons d'évoquer consiste en un vaste mouvement dont l'objectif est de remédier à la situation actuelle de l'environnement. Chez Sembène Ousmane, E. Goyémidé, Jérôme Carlos, Barnabé Laye, Jean Pliya et l'EACE, le souci est d'amener les uns et les autres à jeter un nouveau regard sur notre environnement, de nous tirer de notre indifférence vis-à-vis de l'état de plus en plus inquiétant de notre cadre de vie. Bref, leur message nous invite à prendre conscience de la richesse, de l'importance de l'environnement pour notre vie et ipso facto nous amener à envisager des comportements adéquats pour sa protection.
L'étude révèle une conception de l'environnement qui a évolué dans le temps et l'espace. Dans le contexte traditionnel, la production littéraire servait de moyen à la diffusion des comportements que l'éthique sociale s'était librement assignés vis-à-vis de l'environnement. Vint ensuite le temps du conflit ente tradition et modernisme. Le créateur négro-africain bat alors en brèche la conception traditionnelle et appelle ses congénères à la dépasser. Mais bien vite, cette attitude connaît une évolution et débouche sur une troisième étape qui se caractérise par une recherche du paradis perdu. Ainsi, les créations littéraires de ces derniers temps se rejoignent dans la nécessité de tirer la sonnette d'alarme. On est passé de la contemplation à l'engagement parce que dorénavant les oeuvres font le constat du sort inacceptable reservé à l'environnement. Pendant que les uns stigmatisent la qualité de la vie en ville par rapport à la vie dans un environnement vierge, d'autres enseignent les vertus thérapeutiques que recèle la nature ; d'autres encore évoquent les problèmes naturels (désertification, émanations toxiques...). Tous s'accordent donc à aborder les multiples facettes d'un seul et même problème : la sauvegarde de l'environnement.
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Notes
[1]. Makhily Gassama. Kuma : interrogation sur la littérature nègre de langue française. Nouvelles Editions Africaines, 1978, pp. 113-114
[2]. Geneviève Calame-Griaule (ed.). Le thème de l'arbre dans les contes africains. Paris: Bibliothèque de la SELAF, 3 volumes : 1969, 1970, 1974.
[3]. Formule par laquelle commencent les contes soninké.
[4]. Terme qui renvoie à un rapport de familiarité comme celui qui existe entre l'oncle maternel et ses neveux.
[5]. Siya est le nom de la femme de l'hyène dans les contes. C'est une déformation du prénom Sira, que la hyène ne peut prononcer correctement.
[6]. Formule par laquelle s'achèvent les contes soninké.
[7]. "Du bon usage de l'arbre nourricier". Afrique contemporaine no.161, janv.-mars 1992.
[8]. Ibidem.
[9]. Cf. "Que m'accompagnent kôras et balafongs". Chants d'ombre. 1945.
[10]. Cf. "Neige sur Paris". Chants d'ombre.
[11]. Jean-Baptiste Tati-Loutard. Poèmes de la mer. Yaoundé: Ed. CLE, 1968.
[12]. Jean-Baptiste Tati-Loutard. Les normes du temps. Kinshasa: Ed. du Mont Noir, 1974.
[13]. Dieu du tonnerre.
[14]. Jean Pliya. L'arbre fétiche. Yaoundé: Ed. CLE, 1971.
[15]. Sembène Ousmane. Niiwan suivi de Taaw. Paris: Présence Africaine, 1987.
[16]. (Jean) Pliya. Les tresseurs de corde. Paris: Ed. Hatier, Collection Monde Noir Poche, 1987.
[17]. Le temple vert. Création collective des étudiants de l'EACE (Université Nationale du Bénin, Cotonou, Bénin), 1993.
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Pr. Guy Ossito Midiohouan est enseignant, critique littéraire et spécialiste de la nouvelle africaine. (cf voir le numéro 9 de Mots Pluriels dirigé avec le Pr Vincent Engel & Michel Guissard). Au nombre de ses publications les plus récentes, on relèvera : Bilan de la nouvelle d'expression française (Cotonou: SPU, 1994); Aimé Césaire pour aujourd'hui et pour demain (Saint Maur: Sépia, 1995); Maraboutique (Cotonou: Editions du Flamboyant, 1996); "Les 'tirailleurs dahoméens' ou la dignité des esclaves" Africultures 11 (octobre 1998), pp.20-24. Guy Ossito Midiohouan enseigne à l'Université Nationale du Bénin.
Source :http://motspluriels.arts.uwa.edu.au/MP1199gom.html
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