Le terme griot désigne, en principe, une personne appartenant à une «caste» spécialisée de musiciens de l'Afrique de l'Ouest.
Cependant, ce terme est également utilisé pour désigner n'importe quel musicien ou chanteur africain, voire toute personne qui, en Afrique ou ailleurs, est amenée à faire l'éloge fervente d'une autre. Ainsi, l'on parle des «griots» qui récitent le mvett (chant épique du peuple fang du Gabon), bien qu'ils ne se recrutent pas dans une catégorie sociale déterminée, des «griots» d'un parti ou d'un homme politique. Les porte-parole, généalogistes et musiciens attachés aux cours des rois africains sont très souvent qualifiés de «griots», quel que soit leur statut social.
Les griots, au sens strict du terme (chanteurs-musiciens castés), se trouvent dans une dizaine de sociétés africaines, chez les Mandingues (Malinké, Bambara, Dioula, Khassonké...), Soninké, Wolof, Toucouleurs, Songhay, la majorité des populations peules et maures, chez certaines populations dan, dogon, sérères, susu et touarègues. Ainsi, on les rencontre au Mali, en Guinée, en Guinée-Bissau, en Côte d'Ivoire, au Sénégal, en Gambie, en Mauritanie, au Niger, au Burkina Faso, et très peu nombreux au Cameroun, en Sierra Leone et au Libéria. Leur aire de répartition correspond ainsi à l'Afrique occidentale soudano-sahélienne, ainsi qu'aux zones limitrophes du Sahara et de la forêt.
La majorité des sociétés évoquées sont constituées par trois catégories sociales hiérarchisées: les gens «nobles» ou «libres», qui sont associés aux principales activités de subsistance de la société (culture ou élevage); les «gens de caste», qui comprennent, en plus des griots, différentes catégories d'artisans: travailleurs des métaux, du bois ou du cuir, tisserands et potières; les captifs et descendants de captifs. Les gens de caste, et notamment les griots, peuvent en général s'occuper de la culture, de l'élevage et du commerce, mais les activités artisanales et musicales qui leur sont dévolues sont interdites aux nobles. Les gens de caste étaient écartés du pouvoir politique et dépendaient ainsi de la protection des nobles mais, à la différence de ces derniers, ils ne pouvaient en aucun cas devenir captifs.
Les gens «nobles» ou «libres» forment en général la grande majorité de la population. L'usage concomitant des termes «noble» et «libre» dans la littérature européenne correspond à une réelle difficulté de traduction, dans la mesure où le statut le plus fréquent est ressenti comme extrêmement prestigieux. Dans les sociétés où les «castes» sont les mieux développées, les «gens de caste» forment entre cinq et dix pour cent de la population.
Le mariage entre nobles et gens de caste est interdit, mais le mariage entre castes différentes est parfois possible. Ainsi, les griots mandingues et soninké nouent souvent des alliances matrimoniales avec des forgerons. Les gens de caste, comme les hommes libres, pouvaient prendre des captives comme concubines; les enfants appartenaient alors à la catégorie sociale du père. Cependant, cette pratique était assez rare.
Mise à part l'endogamie elle-même, les gens de caste étaient soumis à peu de comportements d'évitement. Ils habitaient, en général, des quartiers ou des hameaux distincts, mais ils pouvaient, le plus souvent, entrer dans les maisons des nobles et manger avec eux. Toutefois, certaines castes, dont celles des griots, étaient exclues des sociétés d'initiation (sociétés de masques), qui étaient les institutions les plus importantes des religions traditionnelles. Et, bien que cela ne leur ait pas toujours été interdit, ils ne gravissaient que rarement les plus hauts échelons du savoir islamique. Il est possible qu'à certaines époques, les gens de caste aient été soumis à une ségrégation sociale plus sévère. Ainsi, selon les récits de voyageurs européens des XVIe et XVIIe siècles, les griots wolof ne pouvaient entrer dans les maisons des nobles, et jusqu'au début du XXe siècle, on leur refusait les honneurs funéraires habituels.
L'institution des griots est fort ancienne en Afrique occidentale. Le voyageur arabe Ibn Battuta a décrit la présence vers 1350, à la cour du Mali, des musiciens-interprètes dont les rôles ressemblent de près à ceux des griots mandingues et qui étaient déjà connus par le même terme (jeli). Valentim Fernandes, imprimeur installé à Lisbonne, rapporte vers 1500 des descriptions de musiciens ? porte-parole wolof, dont le statut et la dénomination (gaul; orthographe actuelle: géwél) correspondent à ceux des griots wolof modernes. Deux chroniques arabes de Tombouctou, le Ta'rikh al-Fattsh et le Ta'rikh al-Sudn, confirment la présence des griots en milieu peul et songhay au XVIe siècle. Les fortes ressemblances entre les institutions de «caste» de différentes populations est l'indice d'un fond culturel commun. L'analyse des désignations pour les gens de caste, qui révèle un nombre important d'emprunts, d'une part, celle des traditions orales, d'autre part, montre que l'ensemble des «castes» de l'Afrique occidentale se sont développées à partir de trois foyers tout au plus, situés en milieu mandingue, soninké et/ou wolof. Les déplacements des gens de caste, liés ou non à des mouvements de populations plus vastes, expliquent leur répartition actuelle.
Les rôles poétique et musical du griot sont indissociables, et ceux-ci à leur tour ne peuvent être compris qu'à la lumière de sa fonction sociale. Les rois, les chefs et les notables entretenaient une ou plusieurs familles de griots. Ces liens se perpétuaient sur plusieurs générations: chaque lignée de griots était en principe attachée à une famille noble. Les griots étaient chargés de transmettre les généalogies et les traditions historiques de la famille (ou de la dynastie) à laquelle ils étaient attachés, et de contribuer à sa renommée en répandant ses louanges. Ils servaient aussi de conseillers, de porte-parole et de messagers aux rois et aux chefs, et amplifiaient leurs discours, car un chef important ne s'adressait jamais directement à ses sujets ou subordonnés. Ils divertissaient les cours des rois et des notables par leur musique et leurs propos. Ils assistaient les gens de condition plus modeste dans les difficiles négociations liées au mariage, aux disputes inter- ou intrafamiliales et animaient leurs réjouissances. Bien qu'interdits du port d'armes, ils accompagnaient les nobles sur les champs de bataille afin de les encourager en rappelant les hauts faits de leurs ancêtres. Chaque perfomance ou service important du griot était recompensé publiquement par des cadeaux. En effet, la supériorité des nobles vis-à-vis des griots (et d'autres gens de caste) trouvait son expression matérielle dans le circuit des dons, les inférieurs recevant des supérieurs. Un griot insatisfait pouvait se retourner contre son maître, le couvrant de ses sarcasmes.
Les chants de louanges et les épopées sont l'apanage exclusif des griots. Chant de louange et épopée sont intimement liés, dans la mesure où les épopées sont émaillées de ces chants, et qu'en milieu traditionnel le griot s'adressait en premier lieu à la famille noble à laquelle il était attaché. En milieu mandingue, l'épopée s'est développée à partir de chants des louanges, qui sont d'ailleurs désignés par le même terme (fasa). Ces épopées sont de très longs récits, qui peuvent compter plusieurs milliers de vers (que ceux-ci soient définis comme unités de sens ou unités d'énonciation). Ils portent sur les hauts faits des rois et des héros d'antan, et sont caractérisés par un langage très recherché qui valorise l'image et les mots rares. Des effets sonores sont aussi exploités, particulièrement les allitérations et les jeux de tons. Dans beaucoup de parlers mandingues, où la majorité de mots sont composés de syllabes ouvertes brèves, la poésie fondée sur la quantité syllabique est impossible et la rime ne présente que peu d'intérêt. La poésie écrite peule se modèle sur les schèmes métriques et rythmiques de la poésie arabe, mais rime et mètre ne sont qu'exceptionnellement exploités dans la poésie épique.
Le griot qui récite une épopée ou chante des éloges s'accompagne toujours de son instrument de musique. Il peut éventuellement être accompagné d'un ou plusieurs élèves ou assistants et aujourd'hui, en ville, certains griots disposent d'un orchestre. On a l'habitude de dire que «le griot chante», mais en fait il récite ou déclame le plus souvent. Les griottes accompagnent les hommes en chantant et en dansant, mais (sauf chez les Maures) elles ne jouent pas d'instrument de musique. Les griots aussi peuvent danser pour marquer les moments forts de leurs récits. Les instruments de musique les plus fréquents sont: en milieu malinké, la kòra (harpe luth, instrument qui comportait plus de vingt cordes), le bala (xylophone) et le ntamanin (tambour d'aisselle); en milieu bambara et maninka, le ngòni, guitare à trois ou quatre cordes; chez les Peuls du Macina (Mali), le hoddu, guitare qui est en fait identique au ngòni bambara; chez les Maures, l'ardin (harpe comportant dix à douze cordes) et le tidinit (luth à quatre cordes). Les orchestres de griots urbains comptent tant des instruments électriques que des instruments traditionnels.
L'épopée malinké de Sunjata, qui raconte la fondation de l'empire du Mali, est certainement la plus connue; plus de vingt versions ont été publiées. Plusieurs épisodes des épopées malinké de Gambie, des épopées bambara de Ségou et des épopées peules du Macina ont été publiées, de même que quelques extraits des épopées wolof et une épopée soninké. La légende soninké de Wagadu (qui raconte la fondation, puis la dissolution, de l'empire de Ghana/Wagadu, le plus ancien de l'Afrique de l'Ouest) n'est pas en général transmise sous forme épique, mais les griots sont souvent parmi ses meilleurs connaisseurs. Les Dogon n'ont pas d'épopée, mais leurs griots peuvent réciter des chants de louanges très longs, atteignant plusieurs centaines de vers.
Le griot apprenait le plus souvent son métier auprès d'un proche parent, mais il pouvait compléter cette formation par des séjours auprès d'autres familles de griots, voire en visitant les villages et autres lieux mentionnés dans les épopées. L'analyse textuelle des épopées montre qu'elles ne sont pas mémorisées: le griot les recrée à chaque performance, à partir des structures et des formules maîtrisées de manière subconsciente au cours d'une longue pratique, selon les processus décrits par Milman Parry et Albert Lord pour les épopées yougoslaves et également appliqués à l'interprétation des épopées homériques.
Le fait que les épopées se transmettent presque exclusivement par voie orale soulève évidemment la question de la relation entre les versions actuelles et leurs modèles, ainsi que celle de la valeur des épopées comme sources historiques. Un griot expérimenté ne se contredit jamais concernant le fond d'un épisode, et il reprend plusieurs images et expressions d'une récitation à l'autre, mais deux performances ne sont jamais identiques. De récents travaux ont montré que l'épopée de Sunjata (qui est probablement la plus ancienne) a acquis une forme très proche de ses réalisations actuelles avant l'éclatement de l'empire du Mali au seizième siècle, et qu'elle n'a subi que des modifications mineures depuis cette date; qu'elle repose sur des faits authentiques et que ses déformations idéologiques reflètent les conditions de l'empire du Mali. Cependant, d'autres auteurs, arguant précisément des déformations idéologiques et d'une transmission insuffisamment contrôlée, ont contesté toute valeur historique aux épopées (sauf les noms de personnages, qui sont confirmés par les sources écrites arabes ou européennes).
Jusqu'ici, nous avons parlé des griots attachés à des familles nobles, musiciens, conseillers et porte-parole appréciés. Cependant, certains griots ne sont pas attachés à des familles, et ils ne récitent pas des épopées. Ce sont surtout les gawulo, griots peuls d'origine wolof, que l'on rencontre également en milieu bambara. Ils chantent, parlent et se comportent d'une manière considérée comme obscène, afin d'obliger les nobles à leur faire des cadeaux. Les gawulo cessent leurs spectacles dès qu'ils estiment avoir reçu assez de cadeaux. Leur rôle dans la société a été analysé en termes de défoulement, car dans la majorité des sociétés soudanaises, les nobles, les griots de famille et beaucoup d'artisans sont tenus à se conformer à des codes de bienséance assez stricts.
Les funè (également appelés fina ou fino) forment une catégorie à part. Etroitement associés à la religion musulmane, ils récitent les éloges des marabouts, des saints et du Prophète, ainsi que le Coran. La littérature qu'ils transmettent n'est pas purement orale, car ils disposent de documents écrits et ils récitent tant en arabe qu'en mandingue. Leur désignation pourrait d'ailleurs provenir de l'arabe (racine fann, «art», «technique»). Cependant, en milieu animiste, ils abandonnent leur vocation religieuse. «Parleurs» marginalisés, ils sont considérés comme les spécialistes des injures! Les funè n'ont jamais d'instrument de musique.
Ainsi, dans la majorité des sociétés soudanaises, l'essentiel des traditions musicales et les genres littéraires les plus prestigieux reposent sur les griots. Cependant, chaque catégorie sociale a sa part dans la production littéraire et musicale. Les hommes nobles n'ont pas, en général, le droit de chanter ou de jouer un instrument de musique en public, mais les femmes, elles, peuvent chanter lors de danses ou dans le cadre de leurs travaux quotidiens. Les hommes mandingues chantent et jouent des instruments de musique dans le cadre des sociétés d'initiation animistes. Les animateurs des danses de possession songhay se recrutent parmi les hommes libres. Certaines castes d'artisans ont une musique spécifique. Dans tous les cas, les instruments de musique utilisés diffèrent de ceux des griots. Dans l'ensemble des sociétés soudanaises, le chant est plutôt du côté des femmes, et l'instrument du côté des hommes. La danse est du ressort de tous, mais chaque catégorie sociale peut avoir ses danses propres. Les contes merveilleux peuvent être dits par des hommes et des femmes de n'importe quelle catégorie sociale, pourvu qu'ils aient atteint un âge approprié.
Chez les Maures, les hommes du statut le plus élevé composent des morceaux de musique, ainsi que des poèmes et des traités de théorie musicale, mais ils laissent en général aux griots le soin de les exécuter. Le répertoire de ceux-ci comporte des chansons arabes classiques et des panégyriques de leur propre cru, ainsi que des chants appris auprès des peuples soudanais. Dans l'ensemble des sociétés sahariennes et soudanaises, les hommes de statut noble peuvent réciter des chants religieux musulmans, qui, en général, n'exigent pas d'accompagnement musical.
L'héritage musical et littéraire des griots n'a cessé d'inspirer la littérature africaine moderne, d'expression anglaise ou française. Le romancier guinéen Camara Laye et l'écrivain malien Massa Makan Diabaté, qui ont publié des adaptations souvent très libres de l'épopée de Sunjata, en fournissent les exemples les plus célèbres. Le rôle du griot lui-même est étudié avec beaucoup de soin dans plusieurs romans et récits africains modernes, notamment L'Etrange destin de Wangrin d'Amadou Hampaté Bâ. Certains auteurs antillais, notamment Guy Tirolien, se sont également inspirés du personnage du griot ou de la littérature qu'il transmet.
Tal Tamari
CNRS, Paris
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Source: http://www.ditl.info/arttest/art2093.php