Vers le milieu des années 1970, un jeune candidat au doctorat du nom de Donald Ray étudiait des projets d'établissement rural en Zambie. « Un des projets a soudainement pris fin lorsque le chef du village est apparu et a intimé aux ouvriers l'ordre de cesser les travaux », explique-t-il. « Il était chargé de l'administration des terres et n'avait pas été consulté. » Plusieurs années après, dans ses recherches en vue de la rédaction d'un ouvrage sur le Ghana, Ray a été frappé par le pouvoir des chefs traditionnels dans le nord du pays. Lors de la révolution du 31 décembre 1981, qui a porté Jerry Rawlings au pouvoir, « [il a] pu constater que les dirigeants de la révolution populaire étaient incapables de vaincre la résistance des chefs ».
Se fondant sur ces expériences, Ray, présentement professeur de sciences politiques à l'Université de Calgary, a mené un nouveau projet sur le rôle des chefs traditionnels dans la gouvernance locale en Afrique. Bien qu'il soient souvent ignorés par les organismes de développement international, les chefs traditionnels ont encore un pouvoir considérable dans de nombreux pays d'Afrique en dépit de l'ascension des gouvernements élus, des bureaucraties et autres appareils de l'État postcolonial.
La participation des chefs
« Comme les chefs continuent d'avoir de l'influence et qu'il existe toujours des obstacles à la bonne marche des projets de développement, on faciliterait le processus du développement en favorisant la participation des chefs », a fait valoir Ray lors d'une communication devant le Centre de recherches pour le développement international (CRDI). « Mais dans quelles conditions devrait-on inciter les chefs à participer ? Qu'est-ce que les chefs traditionnels ont de particulier qui les autorise à participer au développement et à mobiliser leurs collectivités ? »
Grâce au financement du CRDI, Ray et ses collègues de trois pays d'Afrique — le Ghana, le Botswana et l'Afrique du Sud — ont entrepris d'analyser le rôle et l'apport des chefs traditionnels à la réforme de l'éducation et de la santé ainsi que l'utilisation des terres en guise de protection sociale de dernier recours. Partant des résultats de leurs travaux, les chercheurs espèrent formuler des recommandations de principes susceptibles d'améliorer la sensibilité, l'efficacité et l'équité des politiques sociales. Les résultats de leurs recherches seront diffusés sur l'Internet par l'intermédiaire du site Web du Traditional Authority Applied Research Network (TAARN) — réseau de recherches appliquées sur les autorités traditionnelles qui hébergera bientôt un groupe de discussion dirigé appelé CHIEFSNET — et dans des publications imprimées.
Une solide légitimité
Il existe en Afrique différents genres de chefs et de chefferies, souligne le professeur Ray. Dans cette étude, les chercheurs s'intéressent surtout aux chefs traditionnels dont les fonctions remontent à l'époque précoloniale, « ce qui leur confère une légitimité plus solide aux yeux de la population », dit-il. « Bien sûr, les choses changent avec le temps. Les chefs traditionnels de ces pays doivent en quelque sorte se soumettre à un référendum quotidien sur leur performance. L'appui accordé à un chef peut s'éroder ou se raffermir. »
Selon Ray, la légitimité des chefs africains a son origine en partie dans l'histoire précoloniale, en partie dans les croyances religieuses et en partie dans la culture. Les origines de l'État contemporain, en revanche, se trouvent dans le système judiciaire, la Constitution, les luttes nationalistes et les élections démocratiques. « Lorsqu'il entreprend divers types de projets de développement, l'État précolonial a peut-être tendance à laisser pour compte les chefs traditionnels », ajoute-t-il. « Il nous a semblé qu'un bon moyen de remédier à cette situation consisterait à mettre en place, le cas échéant, des mécanismes qui consacrent la légitimité de l'État comme celle des chefs traditionnels, de façon à inciter un plus grand nombre de citoyens à prendre part aux programmes de développement, quels qu'ils soient. »
Les Chambres des chefs
Les chercheurs ont donc entrepris l'étude des structures institutionnelles qui existent pour les chefs traditionnels dans chacun des pays. En vertu des lois constitutionnelles du Ghana et du Botswana, les chefs ne peuvent pas faire office de parlementaires ou de ministres du Cabinet par crainte qu'ils puissent exercer une trop grande influence. (L'Afrique du Sud n'a pas de règles constitutionnelles semblables.) Toutefois, il y a au Botswana des bureaux de l'administration tribale qui prévoient la participation des chefs à certains aspects de l'administration locale et judiciaire. Le Ghana a, pour sa part, un système fort perfectionné de Chambres des chefs, qui regroupent plusieurs centaines de conseils traditionnels, dont chacun élit les membres d'une des dix Chambres régionales des chefs, lesquelles nomment à leur tour cinq membres qui siègent à la Chambre nationale des chefs. Le personnel administratif est fourni par le gouvernement du Ghana; en outre, une Division des chefferies rattachée au Cabinet du Président assure la liaison avec les Chambres des chefs.
Au Ghana, les Chambres des chefs ont pris part aux discussions entourant la délicate question de la propriété foncière. Des investisseurs étrangers et nationaux se sont plaints qu'il était difficile d'obtenir des titres fonciers. Ils ont exercé des pressions auprès du gouvernement afin que le système en vigueur basé sur la tenure collective, selon laquelle les terres sont la propriété du chef de village ou du chef d'une famille étendue, soit remplacé par un régime de propriété particulière. Pour donner suite à ces revendications, « le gouvernement a chargé la Chambre nationale des chefs de se pencher sur la question », rapporte Ray. « Elle a conclu de son examen que, pour diverses raisons, un changement de régime perturberait la vie sociale puisqu'il aurait pour effet de créer une classe de paysans sans terre. » Presque tous les Ghanéens ont le droit de posséder une parcelle de terrain. Sans ce régime foncier coutumier, le Ghana aurait fait face à une situation impossible lorsqu'il a fallu voir au rétablissement du million de Nigérians expulsés de leur pays en 1983.
La question des terres
En Afrique du Sud, selon Ray, la situation est encore plus compliquée qu'au Ghana, puisque durant l'apartheid et à l'époque coloniale, les gouvernements contrôlés par les Blancs se sont emparés des terres des autochtones. « Il reste encore pas mal de terres dans certaines régions d'Afrique du Sud dont la propriété est régie par un système foncier coutumier », fait remarquer Ray. « La question est de savoir comment l'État et les autorités traditionnelles de ces régions peuvent travailler en collaboration afin de permettre au plus grand nombre d'avoir accès à la terre. »
Outre cette épineuse question des terres, certains chefs de village cherchent à faire progresser le dossier de la santé. En partenariat avec les Nations Unies, le Ghana a mis au point une stratégie nationale de lutte contre le sida. Ainsi, l'été dernier, plusieurs ateliers de deux jours ont été organisés dans la région de d'Asante, un pour le roi Osei Tutu II et les princes (chefs suprêmes), deux pour les « reines mères » de la région et deux pour ses chefs de division. « Le roi d'Asante a été très franc lors des discussions, il a exposé clairement le problème et déclaré que le VIH et le sida étaient la pire des menaces pour les Ghanéens. Dorénavant, on fera appel aux chefs traditionnels, hommes et femmes, d'Asante pour mobiliser l'opinion publique et amener les gens à modifier leur comportement », poursuit Ray.
Les avocats populaires
Les chefs jouent souvent le rôle d'avocats populaires, souligne encore Ray. « Très souvent, aux nouvelles présentées en soirée au Ghana, il est question de dirigeants politiques venus rendre visite à des chefs traditionnels lors de leur séjour au pays. Les chefs profitent de ces occasions pour exprimer l'espoir que le gouvernement construise une route dans une région donnée, ouvrent un hôpital ou modernisent l'école. Les chefs de village agissent constamment comme porte-parole de la collectivité. C'est une façon de faire connaître les besoins locaux. »
Le professeur Ray et ses collègues espèrent que leur recherche incitera les chefs traditionnels à nouer des liens étroits entre eux et avec leurs gouvernements. Ils espèrent aussi, grâce au site Web du TAARN, stimuler les discussions sur le rôle des chefs traditionnels parmi les universitaires, les chercheurs, les chefs de village, les dirigeants politiques et les étudiants partout dans le monde.
Le modèle africain
« Je souhaite que le Canada puisse apprendre de l'Afrique, surtout en ce qui a trait à la Chambre nationale des chefs », conclut Ray. « J'aimerais que les chefs des Premières nations du Canada puissent rencontrer les chefs traditionnels du Ghana, du Botswana et de l'Afrique du Sud pour examiner le fonctionnement des Chambres des chefs en Afrique et voir s'il peut être utile d'importer chez nous le modèle africain. Il serait peut-être intéressant d'avoir au Canada une troisième chambre du Parlement — une Chambre des Premières nations — et instaurer l'équivalent dans les provinces. Nous ne faisons que lancer l'idée en espérant qu'elle fera son chemin. Ensuite, bien sûr, la décision revient aux Premières nations. »
Source : John Eberlee est rédacteur au magazine électronique Explore.