Tamari, Tal. – Les castes de l’Afrique occidentale. Artisans et musiciens endogames. Nanterre, Société d’ethnologie, 1997, 463 p., bibl.
Voilà un livre qui va faire parler de lui. Tout d’abord parce que c’est un monument d’érudition, ensuite parce qu’il témoigne d’une belle audace et même, disons-le, d’un certain donquichottisme. Il est consacré à l’ensemble des groupes d’artisans et de musiciens endogames – appelés « castes » dans la littérature – de l’Afrique occidentale soudano-sahélienne. L’auteur, après avoir fourni une présentation synthétique des connaissances relatives à ces groupes (ch. 1), entreprend de reconstruire leur histoire – une reconstruction conduite en deux temps, utilisant des méthodes et des sources très différentes. D’une part, elle entend montrer que ces castes se sont développées depuis le xiiie siècle à partir d’un petit nombre de foyers, situés dans les régions mandingue, soninké et wolof (ch. 2 et 4). D’autre part, elle se risque à proposer quelques hypothèses sur leur origine (ch. 3).
Les chapitres 2 et 4 reposent essentiellement sur une argumentation linguistique : les mots qui désignent ces groupes sont empruntés d’une langue à l’autre et un grand nombre d’entre eux semblent effectivement se rattacher à des racines mandingues (je simplifie outrageusement des développements beaucoup plus complexes). Sur le plan strictement linguistique, il n’y a rien à redire à l’argumentation de l’auteur, dont la compétence en la matière est incontestable. Mais le lecteur sera en droit d’objecter que la migration d’un mot ne témoigne pas nécessairement d’une migration concomitante de l’institution qu’il désigne. Prévoyant l’objection, l’auteur a combiné l’enquête linguistique avec l’étude des traditions orales. Ces traditions sont-elles des documents fiables ? On veut bien l’admettre lorsqu’elles se rapportent à des périodes récentes. Ainsi, il paraît raisonnable de penser, à la lumière des documents examinés, que les artisans et les bardes présents en pays minyanka ou sénoufo s’y sont installés au cours du siècle dernier. De même, on convient volontiers que les castes sahariennes (maures ou touarègues) ont pour le moins été influencées par des modèles soudanais. Peut-on accorder la même confiance aux traditions faisant état de déplacements anciens ? Sans doute, mais à condition peut-être de dire, comme Dumont, que « la caste est […] un état d’esprit qui se traduit par l’émergence, dans diverses situations, de groupes de divers ordres auxquels on donne généralement le nom de “castes” » 1. Rien n’interdit de considérer, en effet, que l’expansion de certains termes est l’indice de l’expansion d’un tel état d’esprit.
Venons-en au deuxième volet de l’ouvrage, le plus hasardé mais le plus fascinant. Pour l’auteur, l’institution de la caste remonte à des événements historiques circonscrits, à savoir le conflit entre Sunjata, le fondateur de l’empire du Mali, et Sumanguru, son adversaire sosso. Les princes malinké vainqueurs et les Sosso vaincus auraient passé un pacte d’alliance, au terme duquel les seconds utiliseraient désormais, en faveur des premiers, les talents magiques qu’ils tenaient de leur familiarité avec les arts du feu. S’appuyant pour l’essentiel sur l’épopée de Sunjata, l’auteur tire aussi argument de l’existence d’autres institutions soudanaises ; elle suggère que le processus postulé procède d’une forme de pensée implicite notamment dans les parentés à plaisanterie entre clans ou la relation entre maîtres de la terre et gens du pouvoir.
La construction fait appel à toutes les ressources de l’érudition, ainsi qu’à une riche imagination sociologique. Mais il est évident qu’une hypothèse aussi audacieuse soulève des objections. Tout d’abord, peut-on parler de l’origine d’une institution ? On pense ici à un mot de Bonald, qu’on nous permettra de citer en l’extrayant de son contexte, c’est-à-dire en le trahissant un peu : « Ce serait une autre erreur de vouloir assigner avec la précision d’un chronologiste un commencement à certaines lois, mêmes fondamentales, que l’on voit en usage dans la société. […] À quelque instant que les hommes les écrivent, elles viennent toujours de plus loin, et comme l’homme lui-même, elles étaient avant de naître » 2. De cela, l’auteur est conscient, et d’ailleurs sa construction a quelque chose de bonaldien, si l’on peut dire, puisque sa fondation hypothétique de la caste présuppose en fait son existence : il faut en effet que les arts du feu soient déjà chargés d’un pouvoir sacré pour que les premiers rois malinké aient cru devoir prendre tant de précautions face à leurs adversaires sosso. Plus qu’une fondation de la caste, ce dont l’auteur fait en réalité état serait plutôt la consolidation d’institutions jusque-là plus informelles, ou, pour employer le langage de Dumont, la transformation d’un fait de valeur en un fait de morphologie sociale. L’entreprise n’est pas injustifiée et a d’ailleurs au moins un précédent honorable : Dumont ne fait-il pas de même lorsqu’il affirme que l’aspiration au renoncement a contribué à rigidifier un système des castes à l’origine moins formalisé ?
Le problème est alors de savoir si l’épopée de Sunjata est une source historiquement fiable. N’ayant pas la naïveté de croire que la réponse à cette question va de soi, l’auteur consacre de longues pages à argumenter dans le sens d’une réponse positive, notamment dans la remarquable annexe qu’elle consacre à l’examen critique des sources. On lui concède sans peine que les ouvrages des historiens arabes établissent avec un degré raisonnable de vraisemblance qu’un personnage qui pourrait s’appeler Sun Jata ou Mari Jata a bien joué un rôle éminent au xiiie siècle dans des guerres opposant les Malinké aux Sosso. S’ensuit-il qu’il y a un noyau de vérité historique dans les faits attribués au Sunjata de l’épopée ? C’est évidemment plus incertain, et on ne tranchera pas l’affaire dans ce compte rendu. Notons simplement que certains arguments de l’auteur sont assez troublants. Ainsi, ni al-Bakri ni al-Idrisi, qui écrivent respectivement au xie siècle et au xiie siècle, ne font mention de griots à la cour du Ghana. Sans doute est-il dangereux de raisonner ab abstentia, mais ce silence contraste de façon frappante avec les longs passages que al-’Umari et Ibn Battutah (xiiie et xive siècles) consacrent aux « poètes » et aux « interprètes » de la cour du Mali. Et ceci d’autant plus qu’Ibn Battutah rapporte que le roi du Mali ne s’adresse à ses interlocuteurs que par l’intermédiaire de son « interprète », là où al-Idrisi assure que le roi du Ghana s’entretient directement avec son peuple. Faut-il penser qu’une institution nouvelle est apparue dans la région entre le xiie et le xiiie siècle ? Autre remarque suggestive de l’auteur : maints fondateurs d’empire, tels Samory ou Sheiku Amadou, ont porté un intérêt particulier aux castes, et les ont parfois enrôlées dans leurs entreprises. On peut donc admettre qu’un conquérant malinké du xiiie siècle, qu’il s’appelât Sunjata ou comme l’on voudra, a manifesté une attention particulière vis-à-vis de groupes d’artisans ou de bardes dont le statut était alors plus imprécis qu’il l’est devenu par la suite. C’est là, me semble-t-il, tout ce que l’historien peut tirer de l’épopée de Sunjata s’il veut rester dans les limites du plausible.
Il aurait été possible de la lire non plus en historien mais en sociologue et d’y voir l’exposé d’une conception soudanaise de l’imperium et de ses relations avec la caste. Dans cette optique, l’épopée de Sunjata, semblable en cela à la légende des rois de Rome, aurait été vue comme le témoignage d’une certaine configuration d’idées et non plus comme le souvenir d’événements historiques. Cette lecture « dumézilienne », Tal Tamari l’envisage mais pour l’exclure aussitôt, ce qu’on regrette un peu. Son ouvrage est pourtant riche d’intuitions sociologiques qui se seraient bien accordées à une telle lecture. C’est le cas notamment lorsqu’elle suggère que la relation entre l’imperium et la caste est homologue à la relation existant entre certains clans, ou à celle établie entre gens du pouvoir et maîtres de la terre. C’est aussi le cas dans l’introduction, où elle situe brièvement la caste de l’Afrique occidentale par rapport à d’autres institutions connues sous le même nom, et notamment la caste indienne : la caste indienne, nous dit-elle, c’est le jati plus le varna. La formule est abrupte, mais correspond assez bien aux analyses de Dumont. On sait que celui-ci voit dans la caste la combinaison de deux logiques : d’une part l’opposition du pur et de l’impur, dont nous dirions que c’est son côté jati ; d’autre part, la subordination du pouvoir à la hiérarchie, qui est affirmée dans la théorie des varna. Et pour lui, c’est cette désacralisation du pouvoir qui a rendu possible le luxurieux développement de la caste indienne. Or, tout l’ouvrage de Tal Tamari le montre, les castes ouest-africaines tirent leur spécificité de leur cohabitation avec un pouvoir sacré, et soucieux de ménager les forces magiques dont elle sont dépositaires. Faut-il penser que cette sacralité du pouvoir a interdit à la caste ouest-africaine de prendre le même essor que son homologue indienne ? Tal Tamari semble le penser, ce qui aboutit à constituer la caste africaine comme un objet sociologique de plein droit et prépare à une comparaison avec la caste indienne. Si à cela se résumaient les mérites de cet ouvrage, ils seraient déjà immenses.
Notes
1 Dumont, L., Homo Hierarchicus. Essai sur le système des castes et ses implications, Paris, Gallimard, 1966 : 52.
2 Bonald, L. de, Législation primitive considérée par la raison, Paris, Jean-Michel Place, 1988 [1802] : 51-52.
Dominique Casajus, Tamari, Tal. – Les castes de l’Afrique occidentale. Artisans et musiciens endogames. Nanterre, Société d’ethnologie, 1997, 463 p., bibl., Cahiers d'études africaines, 165, 2002
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