Nobles, griots, forgerons et esclaves, les castes africaines nourrissent, dans l’Ouest du continent, de séculaires incompatibilités maritales. Des réalités culturelles qui rendent souvent impossibles de belles histoires d’amour.
Difficile pour les Keita, Coulibaly, Sakho, Ba, Sy ou encore Ly - familles nobles - d’épouser des Sissokho, Kouyate, Diabaté, Kamissoko ou Dognon - griots ou esclaves - ou encore des Fane, Ballo, Bagayogo, Kane ou Koumare - forgerons - en Afrique de l’Ouest où le problème des castes reste toujours d’actualité. Les mariages entre forgerons et griots ne sont pas formellement interdits par la tradition, mais peuvent connaître des oppositions de la part de certains forgerons s’estimant socialement supérieurs. Des pratiques en voie de disparition en milieu urbain, mais qui persistent en milieu rural et parmi la diaspora.
« Les esclaves et les castes ne relèvent pas de la même catégorie, explique Gilles Holder, chercheur à l’Institut des études africaines d’Aix-en Provence (France). Esclave est un statut juridique défini par la propriété, tandis que les castes, ou plus exactement les artisans spécialisés endogames, relèvent d’une catégorie sociale. Les esclaves sont les descendants des prisonniers de guerre et portent le nom de leur maître. »
Les castes n’entravent pas les choix professionnels
« L’ancêtre des nobles et celui des griots étaient frères. Au cours d’un voyage particulièrement éprouvant, après être revenu bredouille de la chasse, l’aîné se serait coupé une partie de la cuisse pour nourrir son jeune frère, malade et épuisé. Reconnaissant, celui-ci lui aurait juré fidélité éternelle et lancé des malédictions aux descendants qui transgresseraient ce pacte », indique Younoussa Touré, socio-anthropologue à l’Institut des sciences humaines de Bamako (Mali). « C’est dans le but de préserver ce pacte de fidélité que le mariage est interdit entre les descendants des deux frères », poursuit-il.
Pour M. Touré, les castes que l’on peut trouver en Afrique de l’Ouest ne sont en rien comparables aux castes indiennes, plus connues du grand public. « Les castes ouest-africaines sont le fait de différenciations basées sur la spécialisation de la profession. Les basses castes peuvent toutefois accéder aujourd’hui à n’importe quelle profession. Par exemple, même s’ils doivent accomplir des tâches pour les nobles, principalement lors de mariage, les griots ne sont pas exclus tels des parias. Beaucoup occupent des postes importants dans la politique ou l’armée. » La Constitution du Mali consacre ainsi l’égalité de tous les citoyens devant la loi.
« Dans les villes, ces pratiques se sont estompées, à quelques exceptions près. Cependant, en milieu rural, les traditions sont bien ancrées et persistent », explique Younoussa Touré. Et il semblerait que chacun accepte naturellement le statut qui lui est conféré. Aminata Sakho, noble de part son nom, nous raconte son expérience dans son village au Sénégal pendant ses vacances, alors qu’elle n’avait pas une connaissance exhaustive des coutumes : « Je me suis assise sur une chaise et j’ai proposé à un voisin en face de moi de venir s’asseoir à côté de moi. On m’a immédiatement rétorqué qu’il ne pouvait pas s’asseoir au même niveau que moi et qu’il devait me servir. Mon incompréhension a été totale, je n’ai pas supporté et je suis partie ».
Des traditions toujours ancrées dans la diaspora
Aussi étonnant que cela puisse paraître, ces mêmes pratiques sont appliquées par les populations africaines immigrées et de façon très rigoureuse. Il est rare d’en entendre parler lorsque l’on n’appartient pas à cette communauté, d’autant que le sujet demeure tabou entre les familles africaines. Tous deux d’origine sénégalaise, Hamidou Sissokho et Hawa Coulibaly, contraints d’abandonner leur projet conjugal commun, ont bien connu cette situation en France.
Hamidou ne reconnaît pas ce système social qu’il trouve insensé : « Il paraît que je suis esclave », dit-il d’un air ironique. « Je voulais me marier avec Hawa, qui est soit-disant ‘noble’. C’est alors que les problèmes ont commencé. On m’a dit que ce ne serait pas possible, parce que nous sommes de statuts différents et qu’elle risquerait de perdre sa prétendue ‘noblesse’ ». Comme beaucoup, les parents d’Hamidou n’avaient pas jugé utile de transmettre cette fraction de la culture du pays. « Je n’étais pas au courant, je ne savais pas qu’il y avait une stratification sociale dans ma culture. Je l’ai appris à mes dépens. Mes parents ne m’ont jamais parlé de ça, ils m’ont dit par la suite qu’ils considéraient ces traditions comme archaïques », raconte-t-il. Un sentiment que ne partageait pas la famille de sa bien-aimée.
« Je suis musulman, et je pensais que c’était le plus important », poursuit-il d’un air dépité. « Par la suite, il y a eu beaucoup de problèmes entre les familles, qui se connaissaient déjà, et des éléments extérieurs qui aiment se mêler de ce qui ne les regarde pas. J’ai préféré m’arrêter là et passer à autre chose. Mais je me demande toujours comment une personne qui a travaillé dans les chantiers avec mon père, qui a vécu en tant qu’immigré de la même manière que lui et qui a subi, lui aussi, la discrimination raciale en France, peut se trouver une quelconque noblesse. » Hamidou nous confiera qu’il n’est pas le seul à avoir souffert du problème des castes. « Une femme s’est même suicidée au Sénégal car elle ne pouvait pas se marier avec l’homme qu’elle aimait », explique-t-il. Il a aussi entendu parler de querelles entre familles pouvant aller jusqu’au meurtre. « J’espère que mes enfants n’entendront jamais parler de ces bêtises », dit-il avec émoi.
Choisir entre sa famille et son ami(e)
Hawa, qui a failli devenir son épouse trouve, elle aussi, ces coutumes difficiles, mais elle a préféré respecter la tradition. « Choisir entre un homme et ma famille... La famille est quand même sacrée », explique-t-elle. Contrairement à Hamidou, Hawa a été informée dès son plus jeune âge du titre dont elle bénéficiait. « Je mettrais quand même mes enfants au courant des traditions, mais ils resteront maîtres de leur choix », affirme-t-elle. Le jour où Hawa annonce qu’elle désire se marier avec Hamidou, on lui demande d’y renoncer, au risque de subir une immense humiliation. « Tu seras déchue de ton titre, tu seras destinée à servir les nobles lors de cérémonies et tu devras participer aux préparatifs. As-tu pensé à cela ? », lui disent alors ses parents. Aujourd’hui, Hawa s’est mariée avec un noble. Hamidou, quant à lui, s’est lui aussi marié avec une noble. Les parents de celle-ci ne veulent plus la revoir...
Ibrahima Ba, noble sénégalais, nous révèle que les peuhles sont très à cheval sur ces us et coutumes. « Les peuhls sont connus pour être des gens qui tiennent au respect des règles et qui y tiennent avec une très grande rigueur », dit-il fermement. Il nous apprend que les nobles ne peuvent se marier qu’avec des nobles pour la raison suivante : « Les nobles sont connus pour avoir une bonne éducation. Il est arrivé dans des villages que des nobles pris en fautes par rapports aux valeurs qu’ils sont sensés incarner aient dû se sauver. D’autres ont été gravement punis ou même bannis ». Fier d’être noble ? Oui et non. Car si Monsieur Ba confesse qu’il ne se sent pas plus noble qu’un autre, en s’appuyant sur le fait qu’il a travaillé comme tout le monde à la chaîne dans les usines Renault, il aimerait toutefois que sa fille se marie avec un noble. Un discours paradoxal qui exprime à lui seul le dilemme entre tradition et modernité.
Par Mourad Ouasti, www.afrik.com