Responsables : Etienne Le Roy et Geneviève Chrétien-Vernicos
Présentation
Créé en 1964, le Laboratoire d’anthropologie juridique de Paris (intégré à l’UMR MALD) a, pendant une trentaine d’années, jusqu’au milieu des années 90, privilégié l’analyse politique à l’éthique dans le recours à l’épistémologie et à ses applications tant en recherche fondamentale qu’appliquée. Cette priorité peut apparaître paradoxale pour une démarche en anthropologie qui s’est, dès l’origine, préoccupée de façon centrale de l’altérité et qui, à la fin des années 60 s’était engagée dans le débat sur l’ethnocide au côté de Robert Jaulin et de l’UER Anthropologie, Ethnologie, Science des religions de Paris 7. Cette priorité est en fait justifiée par un débat qui traverse toute cette période et qui concerne la nature, l’orientation et la portée du droit que les Etats africains nouvellement indépendants considèrent comme le levier essentiel de leur devenir et qui est qualifié « Droit du développement ». Le débat se construit alors, et souvent encore maintenant, sur une base dichotomique et selon deux niveaux d’analyse. Tout d’abord les nouveaux Etats doivent-ils se doter d’institutions nouvelles dites modernes, ou doivent/peuvent-ils inventer ou garder des solutions proprement endogènes sans être nécessairement traditionnelles ? A cette première alternative à laquelle on répond (trop) souvent oui à la première des deux possibilités s’ajoute une seconde alternative : les nouvelles institutions doivent-elles recopier le premier monde capitaliste et libéral ou le deuxième monde socialiste ? La position du LAJP a été constamment de critiquer et de récuser une démarche mimétique qui alignerait le devenir de l’Afrique sur l’Occident ou le modèle soviétique. Elle a donc tout aussi constamment expérimenté les formules, les modes d’approches, les lignes d’analyse qui permettraient d’ouvrir des interstices entre ce qui paraissait déjà un « bétonnage » qui allait, avec la disparition du deuxième monde à partir de 1989 et la généralisation de l’approche capitaliste des problèmes de développement, s’imposer, au moins apparemment. Car, dans les faits, si des choix « politiques » sont devenus sans objet pour ce qui concerne les stratégies, il n’en va pas de même du côté des choix de moyens, donc de « tactiques ». Une morale des moyens, de l’action, de l’adéquation entre les valeurs partagées et les solutions préconisées, bref une éthique, s’avère alors non seulement évidente mais indispensable.
Notre préoccupation de solidarité avec les Africains s’est seulement transposée du domaine du politique, temporairement non mobilisable, à celui de l’éthique. Et c’est durant ces quatre dernières années qu’il est devenu un thème majeur de nos travaux.
En effet , très rapidement, au milieu des années 90, et dans un cadre de coopération avec le GEMDEV, le CODESRIA la recherche avaient relancés la recherche. Ils concernaient d’abord le rapport à l’Etat puis l’expertise et la consultation internationale. Mais ils ont illustré ensuite la nécessité de passer d’une approche descriptive à une épistémologie centrée sur des notions traitées comme des concepts recteurs puis de s’appesantir sur certains besoins des acteurs en privilégiant une éthique de la socialisation.
Une épistémologie des concepts-recteurs
Chacun de nos domaines de recherche est construit sur la base de ou à partir de quelques notions qui paraissent si familières qu’on oublie le plus souvent de les interroger pour se concentrer sur les catégories plus exotiques.
Ce sont les travaux réalisés sur les politiques foncières qui ont permis une relecture des notions de bien, de propriété et de domaine autorisant à relancer la recherche au début des années 90 puis à proposer la théorie de maîtrises foncières comme cadre synthétique et opérationnel. Par la suite d’autres notions, Etat, état de Droit, Droits de l’homme, gouvernance, décentralisation, Justice, Institutions etc. sont passées à la moulinette de l’épistémologie, renouvelant nos catégories d’analyse, donc l’éthique.
Une éthique de socialisation
Des travaux d’origine différente par leurs méthodes, leurs thèmes, la personnalité des chercheurs se sont rencontrés autour d’un problème pratique de socialisation juridique ou, plus exactement, de son absence.
Comment assurer ce lien entre le droit et les acteurs, surtout jeunes, lorsque la distance entre eux rend difficiles une socialisation des jeunes marginalisés et une mobilisation du droit réputé hostile voire étranger ? La prévention du SIDA au Mali, la protection des ressources génétiques à Madagascar, la protection judiciaire de la jeunesse au Sénégal sont trois des domaines dans lesquels il a fallu expérimenter une nouvelle lecture du droit qui ne peut plus être la lecture positiviste des juristes mais un droit de la pratique que nous sommes en train de théoriser et qui, en Afrique, est lié substantiellement à l’invention d’une néo-modernité se situant dans l’entre-deux de la tradition et de la modernité.
Deux innovations ont été nécessaires pour y parvenir et dont on fera brièvement mention.
Tout d’abord il faut repenser la conception que l’on a en Occident du Droit qui est entièrement appréhendé à partir de la loi monopole de l’Etat. Or, les processus de socialisation ci-dessus évoqués n’ont rien de commun avec l’univers de la loi. Ils sont fondés sur des systèmes de dispositions durables (SDD) ou habitus et la seule possibilité de les relier aux normes générales et impersonnelles (NGI) de la loi est d’user d’un cadre intermédiaire, celui des modèles de conduites et de comportements (MCC), par ailleurs matériau de base de la coutume…
Ainsi, l’expérience du « droit » ne se résume pas à la loi et si nous voulons, en anthropologues, rendre compte de la diversité de ces expériences et des problèmes éthiques originaux qui y sont posés, nous devons élargir les cadres notionnels. Nous postulons ainsi que notre conception du droit s’inscrit dans une expérience de la juridicité basée sur trois fondements ci-dessus identifiés, les NGI, MCC et SDD. Toutes les sociétés semblent connaître ces trois fondements tout en différant sur les modalités d’organisation de leurs rapports.
Seule une tradition, la nôtre, a prétendu exclure la coutume (MCC) et les habitus (SDD) pour ne retenir que le fondement de la loi. Là où les autres sociétés sont tripodes nous sommes unijambiste et nous nous étonnons que nos sociétés soient en train de « claudiquer » .
Mais il faut également, pour relever le défi d’une éthique pragmatique susceptible d’aborder la complexité, opérer une révolution de type copernicienne concernant le droit ou plus exactement, la conception qu’ont les Occidentaux du droit qu’ils tiennent pour universelle mais qui n’est qu’un folk system parmi d’autres. (Le Roy, 1999, 2004).
Alors que la théorie de ce droit prétend qu’il est extérieur, supérieur, omnipotent et omniscient (à l’image du Dieu judéo-chrétien !) nous devons, comme Louis Dumont le suggérait pour l’économie dans la préface de l’ouvrage, la grande transformation de Karl Polanyi, réintroduire le droit dans la société et considérer le rapport juridique comme un rapport social de type particulier et qui est déterminé non par la technique du droit mais par l’exigence de la reproduction du lien social.
De nouvelles et fécondes perspectives, croisant l’anthropologie dogmatique de Pierre Legendre par exemple, s’ouvrent dès lors devant nous.
Références
- Alliot Michel, 2003, Le droit et le service public au miroir de l’anthropologie. (textes choisis et édités par C. Kuyu), Paris, Karthala.
- Kuyu Camille, Cahiers d’anthropologie du Droit, 2003. Les pluralismes juridiques, Paris, Karthala.
- Le Roy Etienne, 1999, Le jeu des lois, une anthropologie dynamique du droit, Paris LGDJ. 2004, Les Africains et l’Institution de la Justice, Paris, Dalloz.
Perspectives de recherches
Un nouveau progamme de recherche initié depuis 2003 avec le CIRAD et l’IRD prolonge les démarches ci-dessus décrites.
Une première perspective concerne les rapports entre le droit et le marché. La problématique en a été posée dans un numéro de la Revue Tiers Monde sur les marchés de droits. Une série de séminaires va, à Montpellier fin 2004 et 2005, approfondir la problématique. Une question essentielle est au cœur de ces travaux : doit-on ou non généraliser la propriété privée de la terre dans les sociétés africaines ? La tendance naturelle est de dire oui car on suppose que la propriété est un gage de progrès. La réalité est infiniment plus complexe et il n’y a plus que la Banque mondiale (avec les moyens certes exceptionnels) à prôner une généralisation « à tout va » de la propriété foncière. Or pour cela il faudrait une généralisation du marché, ce qui n’est pas encore le cas. La coopération française ont compris, à la suite de l’intense travail que nous faisons dans le cadre de comités ad hoc à Berne et à Paris, la nécessité d’adapter leurs politiques pour éviter de renouveler le drame ivoirien.
Une seconde perspective reste un travail sur les représentations d’acteurs dans les domaines des droits de propriété intellectuelle, de la gouvernance et de la décentralisation, avec de nouveaux projets éditoriaux.
Pour ce faire, les groupes de recherche qui se rencontrent régulièrement (en principe mensuellement) vont poursuivre leurs activités. Sont programmés pour les prochaines années les activités théoriques et ethnologiques en matière de justice (voir infra axe 3 : Les politiques judiciaires et les pratiques de médiation). Un deuxième groupe sur les bioéthiques travaille directement en phase avec l’UNESCO et certains de ses travaux seront associé à la gestion des patrimoines naturels dans la région des grands lacs. Il est animé par Camille Kuyu, professeur à l’université de Kinshasa.
Enfin, un troisième groupe, sous l’impulsion d’Alain Rochegude approfondira les travaux de recherches appliquées en relation avec le Ministères des Affaires Etrangères et le GEMDEV.
Toutes ces actions sont la poursuite de travaux en cours et se dérouleront durant toute la période quadriennale.
Source : Mutations Africaines dans la Longue Durée
http://mald.univ-paris1.fr/axes/axe1_3.htm