Responsable : Janet Roitman
L’épistémologie de l’anthropologie économique
La critique de l’anthropologie économique nous oblige à dépasser les lectures culturalistes de l’économie et de l’économique. Au lieu de discerner comment les pratiques et concepts économiques sont structurés ou influencés par les répertoires culturels (qui sont instables et hétérogènes), des recherches récentes procèdent par le principe que les objets et les concepts de l’économie doivent être pris comme des formes de savoir en soi. Sans vouloir déterminer des bases « culturelles » de l’économie, cette recherche s’intéresse aux bases épistémologiques des concepts et des pratiques économiques pour explorer l’efficacité des théories économiques et les effets qu’elles produisent dans la construction des marchés et dans la matérialité des pratiques. Ce programme de recherche a été poursuivi en collaboration avec un réseau international de chercheurs constitué autour du MALD, l’École Nationale Supérieure des Mines, la London School of Economics et New York University.
Dans ce cadre, nous avons organisé une série de conférences : « Innovating Markets » (Londres, mars 2003), « Economies at Large » (New York, novembre 2003) et « Inside-Outside Markets » (Paris, mai-juin 2004). Ces réunions nous ont permis de mieux comprendre la transformation de certaines pratiques et de certaines institutions économiques dans un contexte de « globalisation ». Au-delà des luttes des cultures diverses autour du problème des restructurations des marchés et de l’organisation du travail, nous avons pu montrer, à partir des enquêtes de terrain, comment les acteurs locaux ont créé de nouveaux espaces économiques à partir des modalités inédites d’appréhender les relations économiques et même ce qu’est « l’économique » (voir, par exemple, Roitman « The Pluralization of Regulatory Authority in Central Africa » à paraître dans les actes du colloque). D’autres publications analysent des modalités de gouverner l’économique en Afrique, en prenant les cas des réseaux d’échanges non régulés et de la négociation de la dette : Roitman, 2004, « Modes of Governing : the Garrison-Entrepot » in A. Ong and S. Collier, dirs. Global Assemblages. Technology, Governmentality, Ethics, Blackwell Press ; Roitman 2004, “Power is not Sovereign : the Transformation of Regulatory Authority in the Chad Basin” in Hibou, B., dir. The Privatizing the State, London, Hurst & Co. et New York, Columbia University Press ; Roitman 2003, “ Unsanctioned Wealth or, the Productivity of Debt in Northern Cameroon ” Public Culture (Chicago), 15, 2, pp. 211-237 ; Roitman 2003, “ La garnison-entrepôt : une manière de gouverner dans le bassin du lac Tchad ”, Critique internationale 19, pp. 93-115. Ces thèmes ont été explorés dans le cadre de l’UPRESA 8054 dans un séminaire de recherche sur l’Afrique, intitulé « Les nouvelles formes de la régulation politique : comment décrire l’émergent ? ». La question méthodologique de ce séminaire (« comment décrire l’émergent ? », a été repris dans une collaboration internationale avec l’université de Californie (Berkeley) et le New School University (New York). Dans un panel international tenu lors de la réunion de l’Association des africanistes des Etats-Unis, nous avons exploré les résultats de cette recherche, en s’adressant à la question : comment rendre compte des théorisations qui sont le résultat d’autres expériences empirique ? (Panel “Afro-Empiricities. Afro Theories », African Studies Association Meeting, Boston, 31 octobre - 1novembre, 2003). Cette dernière collaboration rassemblant anthropologues travaillant sur l’économie informelle, la violence et la bio-éthique est aujourd’hui le point de départ d’un programme de recherche sur « l’anthropologie et l’éthique ».
L’anthropologie et l’éthique
Dans un premier temps, ce deuxième thème de recherche a été axé sur la problématique de l’éthique dans l’économique, suit à une critique du concept de « l’économie morale » développée dans deux articles (Roitman 2001 et à paraître). Sans vouloir présupposer le statut moral des pratiques économique (i.e. comme « corruption »), certains chercheurs s’intéressent aux récits et jugements de leurs interlocuteurs sur le domaine de l’illégal. Par exemple, la plupart des opérateurs économiques des réseaux non régulés (et souvent transfrontaliers) estiment que leurs activités sont illégales, puisqu’elles transgressent la loi officielle, mais licites, puisqu’elles sont conformes à un certain raisonnement, à ce qui est considéré être raisonnable et donc logique. Ces enquêtes nous permettent de discerner la constitution de la « vérité » dans un certain domaine économique et politique. A partir de ces recherches, nous pouvons donc poser des questions d’ordre épistémologique, telle que « comment certaines assemblages empiriques deviennent-ils théoriser pour faire vérité » ? Cette dernière question a été le point du départ d’une collaboration trans-Atlantique (MALD, l’Université de Californie-Berkeley, New School University : panel « Afro-Empiricities. Afro Theories » présenté a l’African Studies Association Meeting, novembre 2003). La problématique de l’éthique dans le domaine de l’illégal a été développé dans le contexte d’autres collaborations internationales : Africa Seminar, University College, London (mars 2003) ; conférence sur « Development after Development », The Hagop Kervorkian Center for Middle East Studies, New York University (mai 2003) ; conférence sur « Law and Disorder in the Postcolony », Radcliffe Institute for Advanced Study, Harvard University (mai 2003). Ces collaborations ont été l’occasion de poser des questions sur le statut des éthiques séculaires, une question qui lie les préoccupations des anthropologues travaillant sur l’éthique dans le domaine de l’illégal, ainsi qu’aux chercheurs engagés dans d’autres terrains, comme dans le milieu de la bio-éthique. Dans les deux cas, la relation entre la philosophie morale et l’anthropologie est au centre des débats actuels. Ce dernier sujet sera élaboré dans un panel de l’Association américaine des anthropologues (panel « Ethics and Anthropology », American Anthropology Association Meeting, San Francisco, November 2004).
Perspectives
Dans le but de développer les deux thèmes au sein du laboratoire, nous organiserons un séminaire intitulé « Économie politique en colonie ». Tout d’abord, ce séminaire tentera de diminuer la faille qui existe entre historiens, d’un côté, et les politologues ou anthropologues, de l’autre. Il s’agit de présenter des recherches en cours sur la constitution des figures de l’économie politique prises dans un sens large. Les figures de l’économie politique comprennent, donc, les agents économiques (consommateur, sujet fiscal, fonctionnaires) ainsi que des catégories économiques (l’impôt, le prix, les commodités). Nous sommes particulièrement intéressés par la constitution historique de ces agents, figures, catégories et concepts. Par exemple, pendant la colonisation française de la partie de l’Afrique centrale qu’est aujourd’hui le nord-Cameroun, le franc français et l’impôt de capitation ont été institutionnalisés comme parties d’un seul dispositif. La politique des prix qui avaient été appliquée pour contrôler l’inflation à l’époque servait à constituer un discours particulier sur ce qu’était la consommation et le consommateur, cherchant donc à établir la vérité de la consommation et du consommateur malgré les pratiques des Africains sur place. La colonie étant autofinancée, l’administration coloniale cherchait à rendre les africains consommateurs de la monnaie française pour leur donner la possibilité de se constituer en sujet fiscal. Néanmoins, dans le discours d’économie politique de l’époque, le lien entre consommation et fiscalité n’est pas articulé d’une manière explicite. Comment ces débats sur la protection du consommateur, qui ont abouti à la formulation d’une politique anti-inflationniste, ont-ils aussi jeté les bases d’une politique fiscale pour créer une base de contribuables ? Ce séminaire devrait explorer de tels cas pour nous aider à comprendre les transformations des savoirs économiques et les effets sur les pratiques économiques et sur l’organisation de l’économie.
Source : Mutations Africaines dans la Longue Durée
http://mald.univ-paris1.fr/axes/axe1_4.htm