Responsables : Jean-Pierre Chrétien et Pierre Boilley
Participants : F.-X. Fauvelle, A Lainé
Présentation
Le thème des identités constitue depuis plusieurs années l’un des principaux domaines de réflexion de réflexion du laboratoire, mettant l’accent sur les “ dynamiques ” que constituent les phénomènes d’adaptation, d’innovation ou de réinvention des liens de solidarité régionale, sociale, religieuse, économique et politique. L’apport de la critique historique est au coeur de la compréhension de ces « dynamiques ».
Un séminaire à vocation pluridisciplinaire (histoire, anthropologie, science politique…) a été consacré à cette réflexion durant quatre ans. Les trois grandes thématiques abordées ont été : la construction des « communautés imaginées » (ethnie et nation, autochtonie et « allogénie », citoyenneté et rapport à l’Etat, diasporas, cristallisations des crises…) ; le rapport entre les consciences identitaires et les environnements géographiques et sociaux modernes (recompositions urbaines, promotion des environnements en patrimoines, travail migrant et statut de l’étranger, nouvelles situations sociales et émergence de nouvelles consciences corporatives, rapport aux nouvelles endémies, jeunesse et musique…) ; enfin les référents scientifiques et leurs implications idéologiques (anthropologie physique et génétique, linguistique, archéologie, rôle de l’ethnographie classique…). Plus généralement nous avons travaillé aussi sur les relations entre histoire et mémoire en Afrique, sur le poids des regards coloniaux et postcoloniaux et sur le nativisme afrocentriste. Par ailleurs deux ateliers de réflexion associant (en juin 2002 et mai 2003) les historiens de Paris 1 et de Paris 7 (sous la direction de Pierre Boilley et Odile Goerg) ont porté sur des questionnements plus méthodologiques. Il s’agissait de mettre en commun nos réflexions respectives sur les terminologies que nous employons dans notre pratique de chercheurs à propos de l’identité et de l’altérité. Ces journées, sous la forme de débats ouverts autour d’axes choisis, étaient destinées à faire le point sur l’état de nos analyses concernant l’utilisation de termes particulièrement problématiques et marqués par leur histoire propre. Comment changer de système de référence, nommer d’autres ordres : définir, forger de nouveaux termes ? Comment comprendre (et savoir utiliser) « nation », « ethnie », « tribu », « peuple », « communauté », « groupe social », mais aussi « Etat », « sentiment national », « ethnicisme », « tribalisme » ? La réflexion a aussi porté sur les liens et les différences entre termes africains, français, anglo-saxons, leurs acceptions respectives et les traductions qu’on peut en faire. Ce questionnement reste actuel. Notre ouvrage collectif de 1989 (sous la direction de J.-P. Chrétien et G. Prunier), Les ethnies ont une histoire, épuisé depuis plusieurs années, a été réédité en 2003 avec une nouvelle introduction.
Ce champ mérite de nouvelles investigations en partant de la notion d’altérité, cruciale dans le cas de l’histoire de l’Afrique. Compte tenu de la multiplicité et de l’ancienneté des contacts, tant sur le continent lui-même qu’avec des intervenants extérieurs, l’affirmation identitaire représente en fait une sorte de refus, masqué sous un discours d’exclusion naturelle. Sur le plan intellectuel « l’africanisme » s’est trouvé souvent piégé par ces dérives du discours de la « reconnaissance de la diversité », à savoir le retour aux affirmations sur le caractère étanche et exclusif d’identités différentes (porteuses de marqueurs positifs ou négatifs) au détriment de la reconnaissance du pluralisme, des variations et des contradictions dans les processus sociaux.
Ce discours est envahissant, en Afrique et ailleurs, au point de fournir les termes du débat sur tout aspect de la vie sociale. Tout se passe comme si on avait vécu durant des décennies ou des siècles dans une sorte d’amnésie, de gel, de négligence de « réalités profondes » oubliées. Les clivages les plus radicaux sont présentés ou suggérés comme une sorte de vérité méconnue, involontairement ou de façon calculée pour favoriser un camp « naturel ». Les déconstructions seront perçues comme sacrilèges et les adhésions aux identités comme incontournables. On assiste aussi à un retour des certitudes de l’anthropologie physique prétendument fondée, cette fois, sur la génétique qui au contraire complexifie l’analyse (voir la thèse d’Agnés Lainé, Génétique des populations et histoire du peuplement de l’Afrique. Essai d’historiographie et d’épistémologie, soutenue à Paris 1 en novembre 1998).
Le discours répétitif sur la différence « sensible » à tous les sens du mot (visible et émotif), où se complaisent souvent les médias, tend à disqualifier l’effort d’interprétation des situations de « différence ». Si l’altérité est vécue, elle est aussi mise en scène sur le mode de l’étrangeté. S’agit-il d’une sorte de nécessité humaine des clivages, des jeux d’opposition substantialisée, comme le développe Friedrich Barth ?
Cette question appelle en fait un décryptage persévérant des processus historiques, tant au sein des sociétés concernées que dans les regards et les fantasmes réciproques. Ce fut notamment le propos de nos recherches sur l’ethnicité, sur les processus d’ethnogénèse liés à l’idéologie et à la pratique des régimes coloniaux, sur les phénomènes de réinterprétations, de regroupements, de divisions, de relectures raciales et de manipulations administratives des milieux « coutumiers », sur les mobilisations sociales et politiques contemporaines, en symbiose avec le fonctionnement de l’État postcolonial ou en réaction contre lui, sur les quiproquos culturels entre les héritages de « la tradition » et les sollicitations politiques du temps présent.
La recherche se heurte de ce point de vue à trois défis :
- un défi politique, celui du primat des certitudes identitaires sur tout autre débat social, aggravé par le jeu de miroirs entre Afrique et Europe, pétri de préjugés et de griefs.
- un défi épistémologique sur la capacité de la méthode historique à transcender les frontières spatiales, temporelles et culturelles et à rompre l’étanchéité supposée de ces clivages
- un défi méthodologique : la possibilité d’une critique des mémoires et des représentations, alors que celles-ci s’affichent, dans une ambiance postmoderne, comme constructrices de l’histoire elle-même, c’est-à-dire d’un discours narratif que ne serait que jeu de perceptions (voir le projet de Nora revisité dans Histoire d’Afrique. les enjeux de mémoire, édité en 1999 sous la direction de J.-L.. Triaud et J.-P. Chrétien).
Pour aller au-delà d’une vision manichéenne qui opposerait communautarismes et citoyenneté, régressions et progrès, traditions africaines et manipulations contemporaines, il est apparu nécessaire de réfléchir sur l’altérité d’une manière plus globale, incluant les adhésions et les solidarités « choisies » ou expérimentées au fil des époques, et pas seulement « héréditaires ». Cet aspect, omniprésent dans l’historiographie de l’Europe (les consciences de classe, les mutations de mentalités collectives, les inventions institutionnelles), représente un déficit dans le champ des recherches historiques sur l’Afrique. La photographie culturaliste de la fin du XIXe siècle reste prégnante. D’où la nécessité de mettre l’accent, dans la longue durée, sur les vécus collectifs dynamiques, les expériences non lignagères ou « ethniques » (même si ces dernières sont aussi porteuses de mobilités, de changements et de reconstructions) : solidarités construites sur la base de croyances, d’activités, d’allégeances, de voisinages, de déplacements communs, etc. en quelque sorte la « modernité » du passé africain.
Sur l’Afrique, les terrains à revisiter seraient par exemple : syndicats, corporations et tontines, partis, lobbies et amicales, écoles, paroisses, pratiques sportives, ludiques ou artistiques, voisinages et régions, clubs et groupes de pensée, et autrefois réseaux d’échange, pèlerinages, terroirs et espaces de parcours... Sans oublier qu’identités « traditionnelles » ou « modernes » sont historiquement emboîtées, articulées, emmêlées et que les expériences internes et les jeux d’influences extérieures le sont également.
Sur un plan méthodologique, nous voudrions donc aller au-delà de l’opposition récurrente entre les « traditions » (véhiculées par l’ethnographie) et les « manipulations » venues d’en haut ou de l’extérieur et sur lesquelles il est le moins difficile de se documenter. Le problème est celui des processus « d’identitarisation » au sein même des sociétés africaines concernées :
- s’il s’agit des héritages, quels héritages , de quelle nature, par quelles voies de transmission ? quelles sources utiliser (langue, littérature orale, rituels…) ?
- s’il s’agit des influences idéologiques étrangères : par quels canaux de diffusion (écoles, associations, pratiques quotidiennes…), depuis quelle époque, par quels acteurs et auprès de quels « intermédiaires culturels » ? Quelles traces de cette diffusion : linguistiques (emprunts…), sociologiques…
- s’il s’agit des recompositions et jeux liés aux combats sociaux et politiques contemporains, là encore quels acteurs, quels enjeux précis, quelles expressions attestant ces mobilisations (médias, discours, tracts…).
Nous comptons susciter des mémoires et thèses inspirées par ces orientations et à même de les faire progresser par des travaux de terrain, et d’autre part organiser trois fois par an un atelier, dans le prolongement des rencontres sur l’altérité, permettant la confrontation des recherches en cours.
Source : Mutations Africaines dans la Longue Durée
http://mald.univ-paris1.fr/axes/axe1_2.htm