Rien qu’à Tombouctou, plus de 15.000 documents ont déjà été exhumés sous l’égide de l’UNESCO [1]. Tant d’autres dorment encore dans des malles ou au fond des greniers....
En Afrique francophone (et anglophone), l’histoire du « manuscrit [2] ancien » se confond avec l’islamisation des rivages méridionaux du Sahara. Elle a suscité l’émergence d’une élite locale arabophone, l’usage de l’arabe comme langue de communication et de culture, et de son alphabet pour transcrire des langues soudanaises. Car si la majorité des manuscrits sont en langue arabe, chaque copiste s’exprimait en fonction de ses origines : tamashek, bambara, dioula, soninké, sonhray, wolof, peul, haoussa. selon une base calligraphique commune, inspirée du maghribi, sorte d’écriture arabe cursive. Les plus anciens datent du XIIIème siècle, les plus récents du XIXème siècle. Ces manuscrits témoignent de l’existence de brillantes civilisations pré coloniales, et constituent un enjeu pour toute l’Afrique..
L’Histoire de l’Afrique occidentale, que les colonisateurs ont trop longtemps ancrée dans l’oralité, est aussi une histoire écrite.
Que transmettent- ils ?
Le manuscrit africain est souvent un original, ou la copie, conforme ou commentée, d’une œuvre d’un auteur du « Dar el Islam », autre que l’Afrique subsaharienne. On trouve aussi des ouvrages originaires de la région soudanaise [3]
Les ouvrages provenant du vaste monde musulman sont très souvent des copies ou des exégèses du Coran, des recueils des traditions du Prophète (Hadith ou Sunna), et de droit musulman. Ainsi, au fil des siècles, tout un précieux corpus philosophique, juridique et religieux s’est constitué. Les sciences profanes sont aussi représentées : théories de médecine, géographie, astrologie, métrique poétique, mathématiques, musique.
Les manuscrits écrits sur place consignent les évènements locaux : chroniques, biographies de notables, relations de voyage vers Jérusalem, Médine ou la Mecque, mais aussi actes juridiques témoignant de l’intense activité commerciale de l’époque : vente et affranchissement des esclaves, les cours du sel, des épices, de l’or et des plumes d’autruches.... Deux monuments parmi eux : « l’ Histoire du Soudan », le Tarikh el-Sudan, [4] et le Tarikh el-Fetash, l’Histoire « du chercheur ». [5]
Les supports de ces écrits sont variés : écorce d’arbre, omoplates de chameaux, et bien sûr, de la peau de mouton, parchemins souvent illustrés d’enluminures en or. Le papier, en provenance d’Orient, puis d’Italie, était rare et cher. Les étudiants - copistes profitaient du moindre espace libre sur la page pour y consigner, en sus du texte principal, des évènements familiaux, mariages, funérailles, aléas climatiques, abondance des pluies et des récoltes. Les manuscrits restituent ainsi le quotidien de l’époque, « l’étoffe " même de l’Histoire.
Quatre pays de l’Afrique subsaharienne.
Niger, Sénégal, Mali et Mauritanie sont les quatre pays qui détiennent la quasi totalité des manuscrits de l’ancienne Afrique occidentale française. C’est au Mali que les trouvailles sont les plus fécondes.
Sa géographie en fait un carrefour entre le nord et le sud, l’est et l’ouest . Et il y a « le » fleuve. « La boucle du Niger est à l’Afrique de l’Ouest ce que la vallée du Nil est à l’Egypte : un trésor écologique et un aimant de civilisation ». [6]
Son histoire est celle de grands empires, celui du Mali, [7]auquel succède l’empire Songhaï au XIVème siècle, royaumes du Macina, de Torodo.. dont la civilisation rayonnait à l’instar de leur activité commerciale effervescente. Tombouctou, Gao et Djenné constituaient le triangle d’or de la vie intellectuelle et animaient une culture islamo-soudanienne dont la mémoire reste vivace.
Tombouctou la « mystérieuse », « l’inaccessible »
Fondée au XIème siècle par des Touaregs, la cité, deux siècles plus tard est devenue un pôle commercial incontournable entre le Maghreb et l’Afrique soudanienne. Le sel de Taoudenni, l’or de Buré, les esclaves du Ghana y transitent. Marchands arabes et perses, voyageurs, philosophes musulmans, juifs chassés par la Reconquête chrétienne en Espagne, s’y croisent, échangent produits et idées. Au XVème siècle, Tombouctou comptait 100.000 habitants (30.000 aujourd’hui).
Mosquée Sankoré à Tombouctou
C’est l’ancienne medersa, elle a les mêmes dimensions que la Kaaba
25. 000 étudiants fréquentaient l’université (medersa) de Sankoré. La ville a connu les plus grands empereurs, et rois, Kankou Moussa du Mali, Soni Ali Ber , ainsi que le musulman converti au christianisme Léon l’Africain [8].
Pendant près de trois siècles, les caravanes qui parcouraient les rives sud du Sahara, entre Agadès (Niger) et Tichit, (Mauritanie), emportaient et répandaient, au gré de leurs itinéraires, l’éclat de cette civilisation très universaliste. Et s’enrichissaient les bibliothèques.... Léon l’Africain, à son retour de périple des futurs Mali et Mauritanie écrivait en 1550 : « A Tombouctou, le commerce du livre est de loin le plus lucratif que celui de n’importe quelle marchandise.... » [9]
Faire revivre la mémoire oubliée
Combien en reste-t-il ? L’UNESCO estime les trésors de la seule région de Tombouctou à soixante mille unités. Le Centre de documentation et de recherches Ahmed -Baba [10] (Cedrab) crée en 1970 par l’UNESCO, ramène le chiffre à quarante mille. Ce fonds constitue les ¾ de l’ensemble malien.
La plupart de ces mystérieux manuscrits appartiennent à des personnes privées. Ils se sont transmis de génération en génération, et constituent donc un patrimoine familial. Les descendants des premiers collecteurs de manuscrits, Muhammad Al-Wangari (1523-1595), Mahmoud Kati ( ?- 1593), perpétuent la tradition ancestrale. Ainsi l’historien malien Ismaël Diadé Haïdara [11], appartient-il au clan Kati. En 1999, sa famille a décidé d’exhumer ces documents.
Les bibliothèques Al-Wangari, Mahmoud Kati et le Mémorial Mamma Haïdara font honneur à leurs lointains fondateurs, et sont les principales dépositaires des précieux manuscrits.
Sauvegarder et valoriser
Ce que le climat désertique et la constance des hommes ont rendu possible, la transmission de cet héritage, est aujourd’hui en péril. Les termites, qui raffolent des vieux papiers, les moisissures, le vent et la poussière, les manipulations maladroites, les conditions de stockage, sont les ennemis déclarés de ce trésor. Pire encore : le pillage. De rarissimes ouvrages transitent par la Suisse, où on les maquille. Après quoi ils sont proposés à des collectionneurs qui se les arrachent.
Beaucoup de ces manuscrits font partie des collections des grands musées occidentaux. Expatrier l’ensemble serait désormais contraire à l’éthique actuelle. On a vu que l’UNESCO depuis 1970, favorise le recensement des œuvres et leur étude in situ. Les grandes collections maliennes sont désormais protégées par des partenariats financés par des fonds publics et privés.
Le Sénégal a résolu en partie la question : plus de la moitié des manuscrits estimés (dix mille ?) sont conservés à l’Institut Fondamental d’Afrique noire-Cheik Anta Diop. Mais des centaines de moyennes et petites collections sont en grand danger.
Jusqu’à l’arrivée des Européens, « la pensée africaine cultivait l’amour d’un Islam ouvert sur l’universel qui se distinguait très nettement de celui qui était observé dans le monde arabo-musulman ». Ainsi s’exprime Cheik Dan Fodio (1754-1817) dans ses Mémoires [12]. Au moment où le "choc des civilisations" dresse des barrières un peu partout dans le monde, ces manuscrits sont une fenêtre ouverte sur un passé exemplaire.
Il suffirait de presque rien pour préserver cette somme précieuse de documents témoins de l’originalité culturelle de l’Afrique pré-coloniale. 4,5 millions d’euros : pour se renflouer, Disneyland Paris demande à ses actionnaires soixante fois plus.
Pour aller plus loin :
Les conférences sur les manuscrits africains anciens de SE Mohammed Saïd Ould Hamody, consultant, ancien ambassadeur de la République Islamique de Mauritanie. Celle de Mr Abd el Kader Haidera, conservateur de la Bibiothèque Mama Haidera. Ces communications s’étendent à l’ensemble des pays de l’ancien « Soudan », et sont remarquables pour leur érudition et leur précision. Elle se sont tenues dans le cadre de l’EBAD, l’Ecole des Bibliothécaires Archivistes et Documentalistes de l’Université Cheik Anta Diop, à Dakar. (Page d’entrée : cliquer sur Manifestations, puis Colloque, Pendant, et suit alors la liste des communications, dont celles sur les manucrits anciens.)
Un site anglophone sur la famille Kati, Saharan Studies Association The Katy Library
L’historique de la bibliothèque Al-Wangari
Le site de l’UNESCO consacré aux manuscrits de Tombouctou.
Deux sites maliens consacrés à Tombouctou La Mystérieuse
L’éditorialiste a été séduite et inspirée par l’article de Jean Michel Dijan, journaliste : Un patrimoine inestimable en danger, Les manuscrits trouvés à Tombouctou, août 2004, le Monde diplomatique
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[1] Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture
[2] manuscrit : ouvrage écrit à la main
[3] Au Moyen age, le "Soudan" ou "Soudan occidental" s’étendait de l’actuel Soudan au fleuve Niger.
[4] de Mahmoud Kati (XVème siècle) qui retrace la succession des chefs de Tombouctou.
[5] d’Abderahmane Es-Saad (XVIIème siècle.
[6] John Hunswick, membre actuel du Department of history, Northwestern University, (Illinois) a longtemps exercé au Centre of Arabic Documentation, à l’université d’Ibadan, Nigeria.
[7] L’Empire du Mali à son apogée, au XIVème siècle, s’étendait jusqu’aux côtes du Sénégal actuel.
[8] De son vrai nom Hassan Ibn Mohammed El Wazzan Ez Zayatte
[9] Description de l’Afrique, 1550
[10] Ahmed-Baba était un érudit, né en 1556, qui enseigna le droit et résista à l’envahisseur marocain
[11] Publications : 1997, L’Espagne musulmane et l’Afrique subsaharienne, 1999 : Les Juifs à Tombouctou.
[12] Seyni Moumouni, La vie et l’œuvre de Ousmane Dan Fodio, thèse de doctorat Université Michel de Montaigne, Bordeaux, 8 janvier 2003
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Source: AEDEV
http://www.aedev.org/spip.php?article941