C’était au milieu des années 1950. Ma grand-mère maternelle Seyna-Oumou Tandia, décédée le lundi 2 juillet 1978 (paix à son âme), avait un veau qu’elle avait bien nourri dans sa concession quand l’animal avait prématurément perdu sa mère avant d’être sevré. Ma grand-mère, qui avait un amour débordant pour les humains, mais aussi pour les animaux, en particulier les bovidés, s’était bien occupée de ce veau, au même titre qu’elle s’occupait de sa progéniture, entre autres. Elle avait réussi à bien nourrir le petit animal orphelin et, donc, le sauver d’une mort certaine, quand on sait que les chances de vie d’un veau qui n’a pas eu droit au lait de sa mère sont réduites. Quand le veau avait atteint l’âge de rejoindre le troupeau dans la brousse, ma grand-mère l’avait confié au Peul familial qui avait la charge de garder le troupeau de mon grand-père maternel, Kaou Mbadokho Diagana, décédé en 1946 (paix à son âme).
Mais grande fut la déception de ma grand-mère quand le berger qui s’occupait de la garde du troupeau familial depuis le temps de mon grand-père cité plus haut, vient la voir deux mois après pour lui dire que son veau auquel elle tenait comme à la prunelle de ses yeux était décédé. Ma mère, qui avait également appris toute jeune à partager sa propre mère avec le fameux veau, s’en était beaucoup attristée à son tour, tant le petit animal avait marqué tout le monde. Mais ma grand-mère, en tant que croyante sincère et femme douce, s’adressa au berger avec un sang-froid naturel, en ces termes : «Mi acci e jungo Allah. Neddo na waawi wasde ha waasa wonki mum», c’est-à-dire : « Je laisse cette affaire entre les Mains d’Allah, car on peut tout perdre, même soi-même ». Sa réponse laissait tout de même entendre en filigrane qu’elle n’était pas convaincue de la mort de son veau, surtout que tous les Peuls qui avaient vu le veau dans la famille avant son départ pour la brousse, disait à sa maitresse qu’il avait des bons signes et qu’il est appelé un jour à produire des miracles. Ils ajoutaient que d’autres Peuls connaisseurs risqueraient de remarquer les mêmes signes en lui.
Six ans après, les doutes de ma grand-mère se sont confirmés quand un groupe de Peuls est venu vendre à Kaédi un troupeau de taureaux en fin de vie aux bouchers. En effet, par un matin calme, mon arrière-rand-oncle Brahima Bassa Diagana (paix à son âme) partit au lieu de vente de vaches (daral) et aperçut dans le troupeau nouvellement arrivé un taureau qui avait exactement la même robe que le veau que ma grand-mère avait engraissé durant deux ans. Lui qui était également un fin connaisseur des vaches se dit ceci : " Il m’étonnerait que ce taureau ne soit pas le veau que Seyna-Oumou avait tout fait pour arracher à la mort". Ainsi, par acquit de conscience, il retourna voir ma grand-père et lui dit : « Seyna-Oumou, un taureau robuste vient d’arriver au daral. Bien que les marques de fer qu’on avait mises au flanc de ton petit veau ne soient plus perceptibles ou y aient été changées, j'ai l'intime conviction qu’il s’agit bel et bien de ton animal dont on t’avait annoncé la mort depuis six ans. Es-tu disposée à me suivre pour aller vérifier cette affaire ?». Ma grand-mère lui dit que pour aller voir ce taureau je ne peux aller toute seule sans ma fille (ma mère) qui a aussi connu en même temps que moi le veau dont il est peut être question aujourd’hui. Ainsi, ma grand-mère, ma mère (qui avait environ une dizaine d’années) et mon arrière-grand-oncle Brahima Bassa Diagana se sont rendus au daral. A peine arrivés, le taureau qui était resté tranquille jusqu’ici, en voyant ma grand-mère et ma mère, s’est mis dans son état second et n’arrêtait pas de pousser des cris inhabituels. Il courait dans tous les sens et gambadait de toutes ses forces dans l’enclos, et tout le monde ne comprenait pas son agitation. Et comme, il ne voyait pas la sortie, l’animal enfourcha la partie basse de l’enclos pour sortir, mais il n’y parvenait pas, parce que l’enclos était haut, mais aussi solidement entrelacé de plusieurs bois. Tous ceux qui étaient présents ont dit qu’il vaut mieux laisser cet animal sortir, au risque de se blesser. Aussitôt on avait ouvert la porte de l’enclos, aussitôt l’animal sortit et avança tranquillement vers ma grand-mère et ma mère. Le veau, qui était devenu un taureau colosse, s’est mis à sentir ma grand-mère et ma mère et à les caresser avec sa langue en signe de reconnaissance et d’affection, sous le regard admiratif de l’assistance. Les gens qui étaient présents avaient eu peur pour ma grand-mère et ma mère et leur ont dit de faire attention qu’il ne les blessa pas, et à ma grand-mère de répondre doucereusement : « Ce taureau ne me fera jamais le moindre mal ». Les Peuls, qui étaient venus le vendre, se sont regardés et se sont rendus à l’évidence selon laquelle quelque chose de miraculeux vient de se produire, que le petit veau de deux ans dont ils avaient déclaré faussement la mort, devenu aujourd’hui un taureau de huit ans, vient de reconnaître de façon inédite ses deux maîtresses. Ainsi, ma grand-mère et ma mère qui n’avaient pas besoin de parler, décidèrent de retourner à la maison, et le taureau colosse, sous le regard admiratif de tout le monde, le suivit jusqu’à l’endroit où il avait été élevé six ans plutôt, c’est-à-dire dans la cours de la maison de mon grand-père maternel. Les Peuls, humiliés, étaient obligés de renoncer sans autre forme de procès au taureau qui avait jugé de lui-même à qui il appartenait.
Je raconte cette histoire, qui est passée à Kaédi et dont certains témoins sont encore en vie, non pas pour m’attaquer à ceux qui voulaient escroquer ma défunte grand-mère, mais pour montrer que même les animaux savent être reconnaissants quand on leur rend des bons et loyaux services. Le proverbe soninké : « Ho ña lemine a da na xooro, ho ña xirise a da na kara », c’est-à-dire : « Fais quelque chose [de bien ou de mal] pour un enfant, il grandira avec ; fais quelque chose [de bien ou de mal] pour un adulte, il l'emportera dans la tombe », trouve également son sens dans la reconnaissance de ce veau à l’égard de sa maîtresse, qui avait tout fait pour le soustraire à la mort. Le veau peut être ici assimilé à un enfant à qui on a rendu des bons et loyaux services. Ce veau, parce qu'il avait été bien nourri, bien traité, n’a jamais oublié sa maîtresse. Cette reconnaissance, il l’a prouvée au vu et au su de tout le monde et au grand dam de ceux qui l’avaient soustrait à la propriété de sa maîtresse durant six ans. Je n’ai pas connu ma grand-mère, mais cette histoire et tant d’autres que l’on m’a racontées à son sujet prouvent qu’elle ne réservait pas son affection et sa douceur maternelles qu’à ses propres enfants, mais également à ceux des autres, qu’ils soient humains ou animaux. Qu’Allah ait son âme et l’accueille au Paradis.
Cheikhna Mohamed WAGUE, Soninkara.com