La politique française en Afrique, depuis longtemps mise en cause pour ses relents néocoloniaux et son conservatisme, est de plus en plus ouvertement rejetée par les nouvelles générations africaines. Au moment où Jacques Chirac quitte l’Elysée et où s’affrontent les candidats à sa succession, il est apparu important d’ouvrir le débat sur le devenir des relations franco-africaines qui, du côté français –et européen – semblent se réduire au seul enjeu migratoire.
Ce dossier de Politique africaine propose une analyse critique de l’(in) action de la France en Afrique sous Chirac et pose les jalons d’une possible refondation. Malgré des réformes importantes, la politique d’indécision menée n’a pas su s’adapter aux évolutions du continent. La France n’a-t-elle encore des intérêts économiques et stratégiques sur le continent ? Que reste-t-il de sa coopération pour le développement ? Après une phase de désengagement militaire, comment interpréter les regains d’ingérence en Côte d’Ivoire, au Tchad, en Centrafrique ? Qui décide en la matière ? Les réseaux de la ‘Françafrique’ sont-ils en voie de disparition ou de privatisation ? A travers des études de cas, ce dossier montre que sous le couvert d’une normalisation tendancielle des relations franco-africaines, celles-ci peinent encore à sortir du pacte colonial.
En 1998, la ‘réforme de la Coopération’ a ouvert une phase de recomposition dans ce secteur d’action publique. Cette décision politique ambiguë – supprimant le ministère mais conservant un ministre de la Coopération, est l’aboutissement d’un processus ancien autant qu’elle se déclenche à la faveur d’une configuration politique spécifique, la cohabitation de 1997, dans un contexte de délégitimation forte de la politique africaine de la France. Le meccano institutionnel ainsi crée maintenant une sorte d’équilibre entre différents acteurs majeurs (Affaires étrangères et finances notamment), sera progressivement remis en cause, dans la pratique, au profit de l’agence française de développement. Le mandat chiraquien marque ainsi la fin d’une époque, politiquement et institutionnellement, en matière de coopération au développement (cf. Julien Meimon).
Les relations économiques entre la France et l’Afrique tendent à se relâcher en relation avec la marginalisation économique de l’Afrique et la concurrence des nouvelles puissances asiatiques et avec la réorientation de la France vers l’espace européen et mondial. En même temps, la France reste au cœur de l’Afrique par sa présence militaire, culturelle, géopolitique mais également par ses intérêts économiques et le rôle des réseaux. On observe également un certain découpage entre les intérêts économiques et les enjeux géopolitiques dans la tradition de l’époque coloniale où dominait un capitalisme rentier bénéficiant des protections alors que le capitalisme dynamique s’investissait ailleurs (cf. Philippe Hugon).
Le franc cfa est l’une des instances de perpétuation du lien (post) colonial entre la France et ses anciennes colonies d’Afrique. La Bceao, qui gère le franc cfa en Afrique de l’Ouest, conduit une politique monétaire peu efficace. Au regard de l’absence de liaisons existant entre l’objectif de lutte contre l’inflation fixée par l’Uemoa et les instruments dont elle dispose, ses taux d’intérêts directeurs. Elle détient également les réserves de change excessives auprès du Trésor français : bien qu’elle soit la banque centrale de pays en développement qui comptent parmi les plus pauvres du monde, elle n’a pas pour objectif la croissance économique : enfin elle ne semble pas mener de réflexion sur l’opportunité du maintien d’un ancrage rigide du franc cfa à l’Euro dans un contexte de faible productivité à l’export des économies de l’Uemoa et d’un Euro ‘fort’. La structure et le fonctionnement de l’Uemoa sont fortement extravertis et cette extraversion explique les faiblesses de la politique monétaire de la Bceao (Kako Nubukpo).
La crise qui sévit en Côte d’Ivoire depuis septembre 2002 a structuré par les réseaux du gaullisme et alimentée par les rapports personnels entre l’Elysée et les dirigeants africains, la politique africaine de la France est vouée à se réformer. Désormais la France délègue ses compétences diplomatiques et militaires à des puissances régionales, à défaut de l'assumer elle-même autrement que sous un mandat international. Pourtant la tradition des affinités personnelles demeure : sous le primat de l’amitié, Jacques Chirac a favorisé le retour à la tête du Congo Brazzaville de Denis Sassou Nguesso et couvre aujourd’hui les méfaits de son régime autoritaire (cf Patrice Yengo).
L’Afrique rend fou. Elle procure encore des honneurs et les égards tarifés qui se font rares sous nos frimas, au risque d’affoler la boussole politique et morale de quelques-unes des ‘tribus’ de l’élite française. Sur ce registre, les conseillers en communication, les journalistes ou patrons de presse et les juristes rompus aux secrets, du bricolage constitutionnel méritent une attention particulière. Alors que l’épilogue de l’ère Chirac annonce la fin d’un cycle, ces conservateurs du musée de la Françafrique perpétuent, en tentant de l’adapter à l’air du temps, un lien archaïque de dépendance, dont la plupart des despotes de l’ancien ‘précarré’, élu ou pas, redoutent la dilution. Mantra du lexique Sarkozyste, la ‘rupture’ tient sur l’échiquier africain du vœu pieu. La Françafrique fait de la résistance. (cf Vincent Hugeux).
L’article d’Antoine Kernen aborde la question des liens économiques entre la Chine et l’Afrique. Il tente de prendre le contrepied d’une littérature dominée par les internationalistes, qui posent une approche très classique des relations internationales, centrée exclusivement sur les relations ‘stratégiques’. On propose ici d’élargir la perception ‘des stratégies chinoises en Afrique’ en s’intéressant au développement de multiples réseaux commerciaux nourris par la croissance économique chinoise.
L’article de Gregory Mann : Colonialism Now Contemporary Anticolonialism and the ‘Facture coloniale’ traite des discours politiques contemporains sur la colonisation en Afrique et sur l’historiographie qui les informe. Deux métaphores étroitement liées jouent un rôle central dans l’analyse : la dette souvent décrite comme une ‘dette de sang’ et la ‘fracture’ qu’on oppose ici au diagnostic d’une ‘fracture’ sociale coloniale. En partant d’une question d’une simplicité trompeuse, la controverse autour de la dette de sang et des pensions payées aux anciens combattants africains de l’armée coloniale française, on étudiera le rôle donné à l’histoire coloniale dans les discours politiques contemporains en Côte d’Ivoire et en France, avant de revenir sur la pratique de l’écriture de l’histoire, à partir du cas du Mali contemporain. Les évocations du passé colonial,- ou variant de la réconciliation à la recolonisation, et de la ‘fracture’ à la ‘facture’-, ont acquis une efficacité nouvelle dans le présent post-colonial parce qu’elles résonnent avec des angoisses vives autour du politique, de la communauté de la souveraineté...
Les lectures autour d’un livre portent sur Colonialism in question – Theory, Knowlege, History de Fréderick Cooper (Berkeley and Los Angeles, University of California Press, 2005, 327 pages)... Cet ouvrage est, à plusieurs égards, un objet essentiel, mais étrange, pour un historien français de l’Afrique ou de la colonisation. Etrange, parce qu’il s’agit d’un ouvrage théorique et conceptuel qui attaque avec véhémence les théories et les concepts ; singulier, parce qu’il s’agit d’un texte de haute tenue dont certaines pages ne dépareraient pas un manuel de première année ; surprenant, parce que sous-tendu par une évidente et forte problématique, sans que ses articulations présentent la fluidité attendue dans ce type de réflexion…
La question reste brûlante : comment étudier les sociétés coloniales alors que les outils analytiques utilisés viennent de l’histoire même qu’on essaie d’examiner. ‘Identity’ est devenu un terme totalement inefficace, comme ‘globalization’ et ‘modernity’, par sa ‘polysémie conflictuelle’, Le point de Pierre Boilley. Avec la ‘découverte’ d’une ‘fracture coloniale’ de la société française, on revisite la colonisation à partir de schèmes de la guerre. On évoque aussi pour décrire la société française contemporaine une ‘postcolonie’. Les quartiers des banlieues à forte proportion d’immigrés sont qualifiés de ‘réserves’ leurs habitants d’’indignes’.
Colonialism in Question cherche non seulement à dresser un état des lieux critique des nouvelles historiographies du ‘fait colonial’, mais aussi à formuler une proposition de recherche qui prenne appui sur leurs acquis tout en dépassant leurs apories. Ainsi, lorsqu’il ferraille avec les tenants post-colonialistes d’une histoire purement textuaire du ‘fait colonial’, F Cooper se fait pourfendeur de l’anachronisme érigé en théorème, et en appelle à s’extraire des discours totalisant sur la ‘colonialité’... Il pose en termes stimulants la question des modalités de la sujétion impériale. La force de la proposition analytique de F. Cooper se trouvait décuplée si ce dernier lui adjoignait plus systématiquement le concours d’une ‘histoire connectée’.
Fréderick Cooper répond à ses critiques. Chaque espace universitaire à ses propres modes et ses points aveugles soulevés par ce qu’on désigne généralement sous le nom d’études coloniales ou post-coloniales et d’examiner ensemble plus large de concepts importants dans l’étude du monde colonial – le colonialisme et la colonisation, l’Etat-nation, l’empire, l’identité, la globalisation, la modernité. Mamadou Diouf, un Africain francophone, a dirigé un ouvrage : L’historiogaphie indienne en débat : colonialisme, nationalisme et sociétés post-coloniales (Karthala 1999). Ce livre s’inscrit dans un effort plus vaste inspiré par l’idée qu’il ne faut pas mépriser ou diaboliser ni non plus imiter ce courant, mais qu’il faut faire face aux défis plus larges posés par l’étude des situations coloniales et de l’histoire dans son ensemble.
Ce numéro de Politique africaine par la pertinence et la richesse des réflexions qui y sont consignées, mérite d’être lu par les chercheurs africains en sciences sociales.
Amady Aly DIENG
Source : Walf Fadjri