Il était venu en Europe chercher la préface de son histoire. La voie était tracée : le Racing de Dakar, et après ça les vestiaires d’un club européen. Voici le récit d’une vie sanglante et noire. On lui donne 18 ans. Il en a 20 ; six frères, une sœur. Il est l’aîné d’une famille de commerçants de la médina de Dakar. La pénible aventure de Mamadou Sakho, qui rêve toujours de devenir footballeur professionnel, tient d’un tableau surréaliste. Peut-être à cause de la Belgique, pays de Magritte, où il pose pieds en fin d’année 2007 à l’invitation du Sporting de Lokeren, club du milieu de tableau de la Ligue professionnelle belge, qui a repéré cet ailier gauche d’un 1,78 mètre : «Pourtant, c’est un attaquant de 1,90 mètre que les recruteurs étaient venus chercher», se souvient encore, dubitatif, le jeune Sénégalais. A Lokeren, où il s’est rendu par ses propres moyens depuis Bruxelles, il partage un appartement du centre-ville avec un Nigérian et un Burkinabé. Quinze jours après son arrivée, il est toujours chaussé de sandalettes et arbore «le même tee-shirt». Heureusement, il peut compter sur une famille bretonne rencontrée trois ans auparavant à Dakar. «Je cherchais un guide. Et Mamadou fut celui-là», se souvient Jean Toupin, résident brestois.
La famille Toupin donne alors «sa parole» aux parents de Mamadou de «veiller» sur le jeune footballeur. Quelques jours après avoir débarqué en Belgique, Mamadou joint Toupin : «Jean, il faut que tu viennes, ça ne va pas.» Le frigo est vide, et Mamadou n’a pas de vêtement pour affronter l’hiver belge. Le jeune homme n’a pas encore touché «la prime à la signature de 10 000 euros», qui interviendra le 28 janvier 2008. Son premier contrat stipule qu’il touchera «un fixe de 2 500 euros mensuels», une indemnité de 250 euros pour un appartement meublé, («à charge pour le joueur de payer gaz et électricité») et deux billets d’avion «aller-retour». En avril 2008, Mamadou se blesse à la cuisse «en récupérant un ballon en extension». Il continue de s’entraîner en serrant les dents car c’est une place en équipe première qu’il vise. Mais, n’y tenant plus, il finit par alerter le staff médical du club de Lokeren, qui diagnostique «une suspicion de pubalgie».
Diagnostic. Sakho est opéré des adducteurs dans une clinique d’Anvers le 22 avril. Son contrat de travail stipule que «le club accorde au joueur de pouvoir disposer gratuitement d’une assistance médicale […] et de spécialistes extérieurs». Le mot «spécialistes», on va le voir, a son importance. Car comment expliquer ce diagnostic, en date d’octobre, réalisé cette fois à Brest par un chirurgien orthopédique réputé : «Patient opéré, mais du côté gauche, alors qu’il souffre du côté droit» ? Willy Verhoost, directeur sportif de Lokeren, un homme tout en remous, refuse l’idée d’«erreur» et fulmine : «C’est une blague ! Mamadou a été opéré par le plus grand spécialiste belge, qui est d’ailleurs un ami proche ! Selon moi, cette pubalgie était chronique voyez-vous. Pour moi, Sakho a été très bien soigné.»
Il a quand même fallu s’y prendre à plusieurs fois car Sakho est ensuite passé sur le billard du professeur Jaeger, le 6 février, pour une seconde opération. Qui fut, elle, couronnée de succès. Le grand chirurgien alsacien, a fait savoir par son secrétariat que «le professeur Jaeger ne souhaitait pas communiquer sur cette affaire». Que s’est-il passé à Anvers le 22 avril 2008 ? «J’ai été opéré sans bilan médical. Je suis sorti le lendemain. Puis, ensuite, je suis resté huit jours seul à attendre des soins. Personne n’est venu me voir… Quand j’ai pu marcher un tout petit peu, je suis allé voir le kiné pour lui demander pourquoi le club m’avait laissé sans nouvelles. Il m’a dit alors qu’il était débordé par les autres blessés. Mais ils m’ont laissé tout seul… Tout seul…» Ce que conteste Willy Verhoost, qui assure que Mamadou Sakho est venu «tous les jours au club». Et même dès «le lendemain» de l’intervention. «Comment j’aurais pu y aller alors que je ne pouvais même pas aller aux toilettes tout seul ?» rétorque le joueur, à qui il arrive parfois «de pleurer». «Mais puisque je vous dis que ce professeur est le meilleur du pays !» tonne Willy Verhoost. Bref, si on suit le raisonnement du directeur sportif de Lokeren la clinique de son «ami Declercq» serait un petit paradis. Mais où l’on confondrait gauche et droite.
Le jeune homme continue de s’entraîner malgré tout, vaille que vaille, alors que son contrat, qui se termine le 30 juin, n’est évidemment pas reconduit, tandis que son permis de séjour expire aux mêmes dates. Lokeren, dans le même temps, tente alors de céder Mamadou à un club monténégrin sorti du chapeau : «Sûrement pour se débarrasser de moi alors que je n’étais pas guéri», souffle Mamadou. Willy Verhoost n’est pas pour autant dénué de fibre paternelle : «Ah ! Mamadou, c’est comme un fils pour moi ! C’est un bon joueur, oui très bon même ! Mais il est manipulé par ce monsieur Toupin. Je pense qu’il y a derrière tout ça une histoire de permis de séjour en France…» Mais alors : pourquoi avoir voulu céder ce joueur qu’il aimait tant et dont il loue toujours le «potentiel» ? Et pourquoi, enfin, ne pas l’avoir appelé pour lui demander de ses nouvelles ? «Je n’avais pas son numéro, se défend l’homme de Lokeren. Mais c’est la vie de ces joueurs-là, et en France on fait aussi comme ça !» Sakho est donc retourné en Bretagne dans sa famille adoptive. Il vit en ce moment dans la crainte «de la police aux frontières», qui a déjà frappé à la porte des Toupin la semaine dernière. Sakho passe ses journées sur un vélo d’appartement, «pour m’entretenir et accélérer ma rééducation». Il a reçu la semaine passée la visite d’un joueur du Stade brestois qui l’a pris en amitié et qui lui «remonte le moral», comme dit le jeune Sénégalais.
Souffrances. La famille Toupin a dépensé des sommes très importantes pour subvenir aux besoins de Mamadou et assurer la défense de ses droits tant en Belgique qu’en France. Les Toupin ne regrettent pas cet engagement. «J’ai donné ma parole à ses parents de l’aider et je continuerai, promet Jean Toupin. Et puis, j’aide aussi un peu sa maman.» Cette histoire est féroce car elle raconte le sport comme une immense fabrique de souffrances et d’échecs. Mais parfois, quand tout rate dans la vie, on se dit qu’on peut compter sur une famille d’adoption.