Le phénomène du sida est vécu d'une manière particulière dans le Fouta. Et le sociologue Mamadou Moustapha Wone en donne une illustration par ce témoignage qui est pathétique en ce qu'il s'appuie sur une histoire vraie. Une manière à lui de participer activement à la célébration de la journée internationale de lutte contre le sida qui aura lieu demain, vendredi 1er décembre :
" Qu’elle me pardonne si j’écris son histoire sans lui avoir demandé la permission ! Qu’elle me pardonne si, là où elle se trouve en ce moment, ces lignes la choquent ! Qu’elle me pardonne…
Le destin, on dit souvent de lui qu’il arrive qu’on le rencontre sur les chemins que l’on a empruntés pour l’éviter. Mais, on dit aussi souvent qu’il n’y a pas de chemin, que le chemin, on le fait en cheminant ! Et en cheminant, on le fait généralement en tâtonnant, en cherchant ses marques ; en croyant souvent les trouver avant de se rendre compte qu’on s’est trompé, qu’on ne savait pas ! Ah si je savais, ah si elle savait. Ah si jeunesse savait… Les Mandingues disent que la jeunesse est une maladie que seule la vieillesse peut soigner. Pourvu qu’on y arrive sans trop de dégâts !
Dans cette Afrique jeune, dans ce Sénégal, dans ce Fouta jeune qui est en mutation fondamentale, et qui cherche encore ses repères et ses recours, Assy n’a pas pu bénéficier ou n’a pas fait siennes, les multiples mises en garde que sa religion et sa société ont érigées face à la sexualité, une pratique socioculturelle encore pétrie de tabous, hélas ! A 14 ans à peine, en début de puberté, comme toutes les personnes de son âge, elle était intriguée par les métamorphoses de son corps. Elle était précoce, il faut le reconnaître. D’une beauté ravissante, il lui était facile de ravir la vedette à ses pairs. D’une noirceur d’ébène qui contrastait avec la blancheur de ses dents et de ses yeux pareils à ceux d’une biche, elle croyait pouvoir soutenir et tenir, à partir de son seul regard, le monde entier. Et que ce monde devait être entièrement acquis à sa cause.
Belle, elle l’était sans équivoque. On en parlait dans le village, on le murmurait, on le chuchotait. Les garçons rivalisaient d’ardeur et d’acrobaties chaque fois qu’ils l’apercevaient. Cette beauté-là ne pouvait laisser personne indifférente. A commencer par elle, qui en était vraiment consciente et qui était dans cet âge où généralement l’on se croit affranchi de toutes les tutelles. Assy, qui attirait les regards de tout un village, comme tous les individus de son âge et de sa trempe, n’avait pas vraiment une certaine expérience de la vie pour parer à certaines éventualités.
Alors, un soir, comme à l’accoutumée, sous un clair obscur de lune, avec une de ses amies, elle alla se promener, même si ces promenades pareilles à des escapades (échappades), commençaient réellement à intriguer. Alors, ce soir-là, sans qu’on ait eu le temps de constater son absence, elle allait se donner à un homme de loin son aîné. La partie fut brève, très brève même, si brève qu’on pouvait se demander si c’était vraiment une partie dont elle se souviendrait. Or elle allait marquer un tournant dans sa vie. Aussitôt l’acte accompli, elle continua sa promenade comme si de rien n’était, comme si ce n’était pas sa première fois. Aucune trace de cette empoignade furtive. Ni vu, ni connu, ni su.
Mais, c’était sans compter avec les métamorphoses de son corps. Les semaines passaient et se ressemblaient sauf pour quelques regards et jusqu’au jour où un de ces regards bien expérimentés attira l’attention de la mère de Assy sur quelques faits qui ressemblaient à s’y méprendre aux effets secondaires de cet ébat nocturne. Après questionnement, elle jura par tous les noms de Dieu qu’elle connaissait que ce n’était rien, que ce n’était que des moments de fatigue passagers dus sûrement aux travaux domestiques pénibles qu’elle accomplissait pour aider sa maman.
Ah si elle savait ! Si elle savait qu’il suffisait d’une seule fois, d’une seule petite fois pour contracter ce qu’elle a. Quelques semaines de plus, ce que ce premier regard avait décelé, devenait visible à l’œil nu. Assy était enceinte ! Ah si elle savait ! Assy enceinte dans ce Fouta et de surcroît dans ce village où sa famille était des plus respectées, où son père était le repère et le recours de tous les villageois, quelle catastrophe, quel opprobre !
Sa mère, ayant eu confirmation de ce qu’elle savait déjà, tenta tout pour cacher cette nouvelle, cette nouveauté, cet événement, cet avènement. Malheureusement, une grossesse ne se cache pas. Tôt ou tard, elle apparaîtra au grand jour. Quand elle est apparue à tout le monde, le plus difficile allait commencer pour elle et pour sa maman. Et le plus difficile, ce n’était pas les mauvaises langues, les mauvaises consciences, les méchancetés les plus inouïes, mais c’était son père. Mis au courant de cet état, il en tomba malade et très agité par une colère noire. Tuer sa fille de ses propres mains, ce n’est pas l’envie qui lui manquait, mais l’occasion. Et des occasions, il en avait cherché en vain.
Assy dut quitter son village, grâce à la bienveillance de sa mère, pour échapper au courroux de son père. Mais là aussi, c’était sans compter avec la détermination de ce dernier. Alors, ce fut une course poursuite de village en village jusqu’à Dakar où elle accoucha enfin d’un garçon. Pendant tout le temps que s’effectuait cette course poursuite, la famille de Assy faillit voler en éclats. L’auteur présumé de cette grossesse se trouverait être son cousin germain qui, non content de nier tout en bloc, entrait en gésine contre toute personne qui oserait défendre une idée pareille. Ce fut tout simplement invivable. Le linge sale devait se laver en famille, mais de quelle manière ! Le père divorça d’avec la mère et des batailles rangées, il n’en manquait pas, sans compter les comportements d’évitement qui continuent toujours de raidir les relations au sein de cette parenté.
Assy mit alors au monde son fils à Dakar, à l’abri momentanément de ces querelles intestines. Elle put y vivre pendant presque deux ans d’une manière moins mouvementée, moins tourmentée que l’année de sa grossesse. Avec le temps, tout allait se tasser comme par enchantement, et même son père revenait à de meilleurs sentiments même si on savait que l’état piteux dans lequel il était et qui allait lui être fatal, provenait directement ou indirectement de cette grossesse. Il ne s’en remit jamais !
Assy retourna alors dans le village de son père où son enfant commençait à faire ses premiers pas, mais interdiction était faite à cet innocent enfant de s’aventurer aux alentours de la maison de son présumé père. Enfant rejeté, enfant paria, enfant stigmatisé. Preuve de son rejet, on n’a pas voulu lui donner le prénom de quelqu’un de la famille, des amitiés ou des connaissances. Il fallait l’appeler Adama, puisqu’Adama était le père de tous les humains, personne ne se sentirait alors frustré d’avoir comme homonyme un bâtard. Sauf qu’on ne s’est pas demandé si Adama le vrai, le premier, n’est pas scandalisé par un traitement pareil.
Adama venait d’être sevré et on pensa que l’occasion était venue de donner en mariage sa maman qui n’inspirait plus confiance. Il fallait la marier au plus vite au risque de subir un second affront. Sans son consentement, sans tambour, sans trompette, on la maria à un homme qui pouvait être son père et qui revenait d’un de ces pays d’Afrique équatoriale. Ce monsieur, cet homme qui accepta de se marier avec elle sans se faire prier, était de temps en temps dans une parfaite méforme. Il était souvent malade. Il toussait sans arrêt avec des crachats purulents et sanguinolents. Mais personne ne se posait de questions, il fallait caser à tout prix Assy pour éviter qu’elle ne refasse le même scénario. Et on lui trouva cet individu, cet efflanqué. Ce dernier n’arrêtait pas de dépérir, de tousser, jusqu’au jour où on se rendit compte que, tout en étant enceinte, Assy commençait elle aussi à expectorer.
Durant son sixième mois de grossesse, son mari mourut et le diagnostic était sans appel même si jusqu’à présent, on continue de se voiler la face. Tout le monde savait que ce monsieur était revenu au village avec la maladie du siècle, la maladie la plus désolante, la plus stigmatisée à l’heure actuelle. Il était revenu au village pour mourir. Mourir de cette tuberculose qui n’était que l’aspect visible, le résultat de toute une dégénérescence causée par le Sida.
Le sida, Assy en entendait parler tout simplement sans s’imaginer qu’un jour, elle vivrait avec. Elle qui se disait qu’elle n’allait pas revivre épisode plus douloureux que sa première grossesse, ne s’attendait pas à cela, à cet autre épisode aussi douloureux qu’indépendant de sa volonté. Elle aussi avait contracté ce mal comme par hasard. Et là aussi même hypocrisie ! Elle fut hospitalisée à l’hôpital Fann, après avoir accouché de son second enfant qui allait lui aussi succomber quelques mois après du sida. A Fann, elle n’y resta que quelques semaines, avant que le personnel soignant ne la congédie parce que sachant que la fin, sa fin était toute proche. Elle était devenue méconnaissable. Le sida, ce cannibale féroce, l’a rongée jusqu’aux os sans rien laisser au passage, elle n’était plus rien vers la fin !
Sans jamais se plaindre, sans jamais s’en prendre à quelqu’un, sans incriminer quiconque, elle prit ses bagages pour le Fouta. Personne ne l’a jamais surprise en train de se lamenter sur son sort. Elle n’en voulait à personne. Elle disait à quiconque posait un regard pathétique sur elle que tel était son destin et que puisqu’elle n’a fait de mal à personne, ce mal qu’elle éprouve, n’est donc qu’une épreuve et non une punition divine. Que ce mal qu’elle a, n’est rien d’autre que son destin, et que de toute façon, sida ou non, il faut bien mourir un jour. Et elle mourut un jour… d’une morsure de serpent.
Assy, voilà un être qui a connu le travail des enfants, une grossesse précoce et indésirée, qui a été fille-mère, qui a connu le mariage forcé, qui a été stigmatisée, pourchassée, qui a contracté la tuberculose et le sida, et qui est morte à 18 ans. Elle aura tout connu en un laps de temps. Assy, un destin singulier. Mais que ce singulier est immense ! Repose en paix ma chère, repose en paix Assy, repose en paix majesté !
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Mamadou Moustapha WONE Sociologue
Walfadjri : http://www.walf.sn/societe/suite.php?rub=4&id_art=33716
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