Parole ordinaire / parole sacrée
La parole dans les sociétés orales est sacrée. Cela nous renvoie à la notion biblique de " verbe ", fondement de toutes les civilisations : " Au commencement était le verbe ". C’est un mode de communication très sérieux et important dans la vie tribale quotidienne. On distingue deux types de parole : la parole ordinaire et la parole sacrée. Parole ordinaire ne veut pas dire parole simple. Au contraire, elle est très élaborée : images verbales, métaphores, citations de proverbes, aphorismes, images sonores ... François N’SOUDAN dans son essai sur le peuple eYe du Sud-Togo fait lui aussi cette même observation : " Dans la société eYe, la parole ne se trouve pas réduite à l’état de moyen, c’est un système de codes oraux très complexes. ". Il existe dans la vie de tous les jours un art de la conversation et les bons " parleurs " ont une réputation qui va au-delà des frontières de son village. La parole rituelle et sacrée est un mode formalisé de la parole courante. Elle se caractérise par une prosodie spéciale, une forme archaïque ou une langue secrète (la langue des initiés). Cette parole joue un grand rôle dans la sphère politique, religieuse et mystique. La parole est la " trame du monde " et un usage déconsidéré peut entraîner des troubles graves. Le caractère sacré de la parole se retrouve dans des pratiques qui peuvent paraître anodines mais qui sont en réalité remplies de sens. Fumer une pipe, mastiquer des noix de cola ou se servir de cure-dent associés à la macération de la substance végétale dans la bouche auraient chez les eYe des effets sur la parole. La manipulation de la parole est très délicate. Pour qu’elle conserve son " pouvoir magique ", il faut respecter certaines règles et interdits.
Règles et interdits
Les interdits verbaux peuvent concerner le lieu et le moment : on ne doit pas proférer certaines paroles le jour ou à telle période de l’année. Ils peuvent également être relatifs au vocabulaire, au sexe de celui qui parle, à son âge... D’un point de vue plus linguistique, ils peuvent concerner le débit de parole, la prononciation. Par exemple, il est interdit (comme dans la plupart des sociétés) de désigner directement la fonction excrétive, d’évoquer un animal dangereux (surtout le serpent) ou d’évoquer un événement pénible comme la mort de peur qu’il ne se réalise. L’interdit peut être de prononcer le nom des personnes comme l’explique Pierre ALEXANDRE Car prononcer le nom de quelqu’un, " c’est s’assurer une emprise magique sur lui ". Dans les sociétés orales, on apprend à bien parler, mais avant tout on apprend quand parler et quand se taire. Car comme le dit un proverbe swahili : " Parler est bon, se taire est bon " . C’est particulièrement au moment où sa sexualité se développe que l’enfant apprend ce qu’il peut dire et surtout à qui. Catherine KERBRAT-ORECCHIONI dans le tome III des Interactions verbales réserve un chapitre à " la place de la parole dans le fonctionnement de la société ". Elle distingue les " peuples volubiles " dont nous faisons partie et " où le silence est perçu comme menaçant [...] où l’ensemble de la vie sociale est médiatisée par le langage, et où le pouvoir repose en grande partie sur le don de la parole " et les " peuples faiblement communicatifs " où le silence est valorisé car possédant des " vertus interlocutives supérieures ". C’est le cas des Lapons ou des Finlandais. Les sociétés orales africaines seraient donc au carrefour de ces deux peuples puisque " le crédit qu’elle concède au silence et au secret résulte en partie de la nécessité de se prémunir contre cet aspect négatif du verbe " . On retrouve cette idée dans un article de Geneviève Calame Griaule : " le conteur traditionnel ; style et répertoire " in La revue du livre pour enfants n°181/182. " Traditionnellement, l’échange est interdit entre parents et enfants de sexe opposé à partir du moment où ceux-ci deviennent nubiles : il en est de même pour les frères et sœurs et aussi pour le gendre et les beaux-parents. Les Dogons [...] disent que ce serait une sorte d’inceste symbolique ". Ces interdits et ces règles soulignent bien l’importance et le poids de la parole qui est à manier avec beaucoup de précautions.
Parole et action
La Parole n’est pas à prendre " à la légère ", elle n’est pas seulement mot, son, elle est aussi et avant tout action. John Austin dans How to do things with words en 1962, expose sa théorie sur les énoncés performatifs. D’après lui, certaines expressions font office à elles seules d’actes. Les expressions " je te baptise " ou " je vous marie " sont des actes. Le seul fait de les prononcer réalise l’action. Dire " je vous marie " rend les deux fiancés mari et femme devant Dieu. Ces énoncés performatifs sont assez rares. En revanche, Austin insiste sur la force illocutoire de la parole selon laquelle en prononçant un énoncé, on lui attribue une force ou une valeur. Nous pensons que la Parole dans les sociétés orales si elle n’agit pas tout à fait comme des énoncés performatifs a une très grande valeur illocutoire. A ce sujet, N’SOUDAN dit du peuple eYe que : " La parole n’est pas un mode passif de communication mais un mode d’action par excellence. Parler, c’est d’abord agir. La parole se livre comme une arme redoutable et on l’utilise ; il en est ainsi des débats tant publics que privés. " La force et le pouvoir sont très présents avec cette image d’arme et de combat. Chez les eYe, ce combat ou joute verbale est appelé Halo et réunit deux communautés en conflit qui se livrent une guerre verbale. Le but de ces combats est de ridiculiser l’adversaire par la parole. Ces joutes réduisent les tensions et évitent le recours aux vraies armes. La parole a ici une valeur de catharsis. Tuer par les mots n’est pas vraiment tuer, ce n’est que perpétrer une mort symbolique. Par ailleurs, tout en réduisant les tensions, la parole soude le peuple.
Parole et unité culturelle
La langue est empreinte du passé et de l’histoire d’un peuple. On peut déterminer grâce aux emprunts les populations qui sont entrées en contact avec un peuple donné. Ce passé commun crée la conscience dans le présent d’appartenir à un même groupe social avec une pensée et une manière d’agir communes. La langue est une des conditions d’appartenance à un groupe. Est étranger au groupe celui qui ne parle pas la langue ou qui la parle mal. En France, l’unification de l’Etat s’est faite tout d’abord par la langue avec la doctrine jacobine : " une langue, une nation ". Chez les eYe, c’est l’élément fondamental d’unité : tous les peuples eYe s’expriment en eYegbe avec quelques variantes dialectales. La parole a valeur d’intégration sociale. Elle est publique et orale, ce qui exclut toute notion d’anonymat. Celui qui parle s’implique dans ce qu’il dit et implique aussi le groupe auquel il appartient. La parole est collective, elle est l’expression de la réalité sociale.
Parole et savoir
La parole dans les sociétés orales a également une valeur éducative. L’éducation quotidienne passe par les contes et les proverbes, leçons de choses à fin moralisatrice. C’est aussi la parole de l’initiation qui fait de l’enfant un homme. La parole véhicule les valeurs traditionnelles de la société. Elle communique les connaissances techniques et ethniques. Elle est aussi le véhicule des valeurs religieuses. Elle facilite l’intégration des novices dans une nouvelle société religieuse et leur donne une culture spécialisée. Elle les fait membres d’un groupe. Mais si elle est pédagogique, la parole est aussi une marque de connaissance et de sagesse. C’est pourquoi les chefs et les notables doivent exceller dans l’art de parler. Par leur élocution originale et articulée, ils représentent la norme de la société. Chez les eYe, comme dans de nombreuses sociétés, bien parler c’est faire preuve de culture.
Parole et gestes
La parole dans le sens métonymique de communication et pas uniquement de production orale n’existe pas que dans les mots mais également dans la musique, la danse, l’expression du corps, dans les gestes. " Mais tout est parole chez nous. Si quelqu’un lève la main c’est une parole, et il en va de même pour la musique, le chant et la danse qui ne rythme pas seulement le conte mais toute la vie ! " Gabriel KINSA, La croix La kinésique, production des gestes, est liée à la production de la parole. Et tout comme la parole, elle connaît des interdits. Certains gestes sont rejetés comme montrer du doigt par exemple. Dans certaines circonstances, le geste se substitue à la parole. Dans le sud Cameroun, les chiffres ne doivent pas être prononcés. Ils sont remplacés par une onomatopée et le geste représentant le chiffre. Dans la plupart des cas, le geste aide à formuler la pensée. Les gestes se font de la main droite, ceux de la main gauche étant considérés comme impolis. Dans certaines sociétés, le geste étant un auxiliaire à la communication, celui qui parle sans aucun geste est considéré comme très intelligent. Au contraire, quelqu’un qui parle avec beaucoup de gestes est " léger ". Peut également être considérée comme un geste la posture du corps, " vraie parole ". Pour Zahan, " la parole que l’on parle assis, c’est la parole de la vérité ; la parole que l’on parle en se promenant, c’est une supposition, la parole que l’on parle couché, c’est une confidence. " De même dans certaines sociétés, on se dispute debout mais on se réconcilie assis.
La parole et la tradition
La parole est résolument traditionnelle puisqu’elle prend ses racines dans l’histoire profonde de la société. Mais elle est aussi tournée vers le futur puisqu’elle tend à transmettre ce patrimoine culturel. La parole est dualiste, elle existe dans une double perspective : l’échange immédiat et la tradition, conserver et évoluer. Elle affiche donc les même objectifs que l’écrit dans nos sociétés, conserver et transmettre. Mais le code écrit est-il vraiment absent de ces sociétés orales ?
source : Contes Africains