Dans le contexte de l’aggravation de la crise économique mondiale en Afrique et du durcissement de la politique migratoire européenne, Serge Daniel, correspondant de Radio France International (RFI) en poste à Bamako au Mali, a mené une enquête de terrain passionnante de 2004 à 2008 sur les migrations des Africains en route vers l’Europe. Il a voyagé, vécu et échangé longuement avec les candidats à l’immigration "outre-mer" . Il a ainsi pu recueillir leurs espoirs, motivations, désillusions et réussites.
Qui sont ces Africains qui tentent de rejoindre l’Europe ? D’où viennent-ils ? Quelles sont leurs trajectoires ? Comment déjouent-ils les contrôles imposés par les administrations – locales, nationales et de plus en plus transnationales – dans les pays de départ, de transit et d’arrivée ? Telles sont les questions parmi d’autres auxquelles le journaliste d’origine béninoise apporte des réponses instructives.
La route de l’Europe : une diversification des trajectoires
On apprend ainsi, sans trop de surprises, que les migrants sont originaires d’Afrique de l’Ouest (Sénégal, Mauritanie, Mali, Niger, Burkina Faso, Côte d’Ivoire, Ghana, Togo, Bénin, Ghana, Nigeria), d’Afrique centrale (Cameroun, Gabon, Centrafrique) et même d’Afrique australe (République démocratique du Congo). Ces jeunes hommes et femmes, dépourvus de visas mais résolus à travailler en Espagne, en Italie, etc., essaient de rejoindre le "pays des Blancs" en traversant le Sahara, l’Océan Atlantique ou la Méditerranée.
Les enclaves espagnoles de Ceuta et de Melilla (vestiges de la colonisation situés en territoire marocain) et l’île italienne de Lampedusa, proche de la côte libyenne, constituent les principales portes d’entrée en Europe. Les migrants ouest-africains qui se déplacent par voie de terre remontent soit vers l’Algérie et le Maroc par le Mali, soit vers la Libye par le Niger. Quant à ceux venus d’Afrique centrale, ils transitent d’abord par le Nigéria, le Bénin, le Ghana avant de poursuivre leur route vers dans le Sahel puis au Maghreb.
Avant 2005, année où les forces de sécurité marocaines et espagnoles ouvrirent le feu sur des migrants qui tentaient de pénétrer à Ceuta et Melilla, la plupart suivaient ce trajet. Mais avec le renforcement des contrôles dans les ports du Maghreb et en haute mer, les candidats à l’immigration, montant dans des cayucos (des pirogues de fortune), tentent de plus en plus leur chance plus au sud, à Nouadhibou (ancien Port-Étienne) en Mauritanie, à Saint-Louis au Sénégal, une zone qui échappe pour le moment encore au contrôle de l’Union Européenne (l’Espagne en tête) et du Maroc .
Les conditions du voyage : la "débrouille" administrative
On le sait, le parcours des migrants est chose malaisée : les "aventuriers", comme ils se dénomment eux-mêmes, doivent payer les services de passeurs, de logeurs, de transporteurs, voire de policiers . Les conditions de vie et d’hygiène dans les zones de transit sont déplorables. La question des documents nécessaires aux voyages internationaux (cartes d’identité, passeports, visas, etc.) constitue également un obstacle sérieux au succès de l’entreprise.
Les migrants font preuve à cet égard de beaucoup d’imagination et de "débrouille" et tentent habilement de tirer profit des accords de la Communauté Économique Des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) sur la circulation des personnes ou encore des accords bilatéraux en vertu desquels, par exemple, un Camerounais peut entrer au Mali sans visa et un Malien en Algérie et au Maroc : "Une fois passé au Mali, nous dit Serge Daniel, le clandestin cherche à se procurer un passeport malien qui permet d’entrer en Algérie et au Maroc, sans visa" .
Au besoin, les migrants changent de nationalité, moyennant l’achat de faux documents aux agents de l’état civil . Bien entendu, il existe également des cellules de réseaux migratoires qui fabriquent des documents de voyage. Serge Daniel en a visité à Bamako et à Gao au Mali, à Lagos au Nigeria. Cette dernière mégapole occupe d’ailleurs une place centrale dans le parcours de beaucoup de jeunes gens. Lagos constitue une porte d’entrée dans la CEDEAO pour les migrants venus d’Afrique centrale, fournit une forte logistique pour la fraude documentaire, et dispose de relais efficients à Kidal ou Agadès au Niger .
Des départs sur fond de chômage, de crise de l’État et de perte de confiance dans l’avenir
Dans les zones de transit et les villes, les migrants se regroupent par nationalité et reconstituent parfois de véritables États avec ses lois, codes et sanctions comme dans le "ghetto" de Tinzaouatène dans le désert algérien : "Les ‘aventuriers’ se sont organisés par nationalité, témoigne encore l’auteur, pour établir ce qu’ils appellent eux-mêmes des ‘ghettos’ (une allusion à ceux de Gao). […] Chaque ghetto est constitué comme un mini-État, avec sa présidence… et son cimetière" . Ces lieux sont aussi ceux d’une sociabilité retrouvée où le journaliste a pu creuser les raisons des départs : chômage, perte de confiance dans l’avenir dans le pays d’origine, pression familiale et sociale , tels sont les mots qui reviennent le plus souvent dans la bouche des migrants qu’a côtoyés Serge Daniel.
En cause principalement : les effets conjugués de la crise de l’État et de la chute du cours des matières premières (café, cacao, coton, arachides…). Depuis les années 80, les pays africains sont de plus en plus endettés. Pour résorber cet endettement, ils ont réduit de manière drastique les débouchés professionnels dans le secteur public, en grande partie sous la pression des programmes d’ajustement structurel pilotés par le Fonds monétaire international (FMI). Cela s’est traduit par une réduction des emplois pour les jeunes, en particulier les plus diplômés. Cette jeunesse éduquée, formée et qualifiée, peine aujourd’hui à s’insérer dans les marchés locaux du travail et constitue, avec les jeunes ruraux en quête de travail en ville, la cohorte des migrants en route vers l’Europe.
Une mise en perspective historique nécessaire
Novateur dans son approche, le récit de Serge Daniel l’est sans aucun doute : son témoignage de l’intérieur offre une plongée dans l’humanité et la complexité de la migration, trop souvent oubliées. Le récit pêche cependant par le fait que les migrations ne sont pas historicisées. Il aurait sans doute gagné à intégrer la profondeur historique et l’intensité des échanges migratoires à l’intérieur du continent, et du Sahel en particulier.
Les migrations sont évoquées en effet dans la plupart des mythes et récits de constitution des peuples et des États. Elles ont donné naissance à des échanges socioculturels et économiques très importants comme en témoigne par exemple la dispersion des Dioula – marchands d’origine manding – de la vallée du Niger aux pays du golfe de Guinée (du Sénégal au Nigeria) depuis le XIIe siècle . On sait également qu’à la faveur du travail forcé, les pouvoirs coloniaux ont organisé des transferts de population des pays de l’intérieur des terres (Soudan, Haute-Volta, Niger) vers la façade maritime (Sénégal, Guinée, Côte d’Ivoire, Ghana) pour exploiter les ressources locales (arachides, cacao, café), d’où les va-et-vient des travailleurs vers la côte et, par extension, vers l’Europe .
Comme l’a montré l’historien François Manchuelle à propos des migrations des Soninké du Sénégal, les mobilités de personnes à l’extérieur de l’Afrique constituent un prolongement des flux migratoires internes et s’inscrivent dans une histoire migratoire régionale ancienne . Les migrations africaines vers l’Europe, récentes, constituent une très faible part des mobilités de personnes à l’intérieur du continent, et méritent plus que jamais d’être resituées dans leurs contextes
* À lire également sur nonfiction.fr :
- Momar-Coumba Diop, Le Sénagal des migrations. Mobilités, identités et sociétés (Karthala), par Oumar Kane.
Des regards fort instructifs sur les migrations au Sénégal dans un ouvrage collectif qui brise plus d’une idée reçue.
- Luis Bathala et Jorgen Carling, Transnational Archipelago. Perspectives on Cape Verdean Migration and Diaspora (Amsterdam University Press), par Oumar Kane.
Une contribution stimulante sur les spécificités du Cap-Vert dans la mondialisation via une analyse transversale de sa diaspora.
Source : nonfiction.fr