"Des « réfugiés-migrants » : Les parcours d’exil des réfugiés mauritaniens au Sénégal"
Ce texte a servi de support à une communication présentée pour le colloque international sur l’« Asile au Sud », organisé par le CEPED, l’IRD, le Centre d’Etudes Africaines et l’Université de Ougadougou, 6-8 Juin 2006. La participation à été possible grâce au Programme ASILES (dir. M. Agier).
L’image la plus répandue du camp de réfugié est celle d’un espace fermé et isolé dans lequel des milliers de personnes survivent grâce à l’assistance humanitaire. Cette image ne reflète pourtant pas la diversité des situations rencontrées sur le terrain. Quelle que soit leur forme, ouverts ou fermés, étroitement contrôlés par les autorités du pays d’accueil ou non, les sites de réfugiés ne sont en réalité jamais complètement clos. Le déplacement forcé et le regroupement dans des camps suscitent sans cesse de nouvelles formes de mobilités, qui sont activement recherchées par les individus pour reconstruire un capital économique, social et politique. Lorsque la liberté de circulation des réfugiés est restreinte par les pays d’asile, ces mobilités ne disparaissent pas pour autant. Elles deviennent simplement clandestines et donc invisibles aux yeux de l’observateur non averti. Même des camps tels que Dadaab au Kenya ou Kigoma en Tanzanie, réputés pour leur isolement, se trouvent en réalité au cœur de chaînes migratoires et de transferts financiers considérables (S.Turner, 2002 ; Horst, 2002).
Mettre en évidence l’existence de ces mobilités « recherchées » ne va pas toujours de soi, car elles se construisent sur plusieurs territorialités et catégories identitaires à la fois et empruntent souvent les voies de l’informel et de la clandestinité. A partir de l’exemple des Haalpulaaren mauritaniens réfugiés au Sénégal, cet article se propose d’illustrer comment, en adoptant une méthode de recherche empirique et une perspective historique, il est possible d’apporter un éclairage sur cette frontière floue entre migration « forcée » et migration « recherchée ». En nous situant tour à tour de l’intérieur puis de l’extérieur d’un site de réfugié, et en travaillant à l’échelle des cercles élargis de parenté, nous avons identifié au moins trois filières migratoires qui se sont constituées à partir des sites de réfugiés. Elles ont permis aux Mauritaniens de se reconstruire sans dépendre de la seule assistance humanitaire, en contournant les contraintes liées à l’ambivalence de leur statut de réfugié. Après avoir brièvement rappelé le contexte de leur arrivée au Sénégal et présenté la méthode de recherche utilisée, nous expliquerons comment ces filières se sont progressivement structurées suivant une logique de recherche de sécurité. Nous montrerons, en particulier, comment elles se sont inscrites dans des formes de mobilités plus anciennes caractéristiques des sociétés sahéliennes, tout en prenant une dimension particulière dans le contexte de l’exil et du droit d’asile.
Une mobilité « sous contrainte » : la crise de 1989
En avril 1989, un incident frontalier entraîne un déchaînement de violences communautaires à Dakar et à Nouakchott ainsi que la rupture des relations diplomatiques entre le Sénégal et la Mauritanie. Chaque pays rapatrie alors ses ressortissants respectifs par voies terrestre et aérienne, mais en Mauritanie, le gouvernement expulse également des milliers de ses propres ressortissants, d’authentiques mauritaniens qui pouvaient facilement se confondre avec des Sénégalais du fait de la couleur de leur peau et de leur appartenance aux mêmes groupes ethniques. Pour le gouvernement, l’objectif était d’écarter certains fonctionnaires, appartenant principalement au groupe ethnique haalpulaar, qui dénonçaient l’oppression subie par les Noirs en Mauritanie au sein d’un mouvement politique clandestin appelé les Forces de Libérations des Africains de Mauritanie (FLAM). Il s’agissait également de libérer des terres dans le Sud du pays en expulsant les agriculteurs et éleveurs haalpularen qui en avaient traditionnellement le contrôle, et en les redistribuant à de riches commerçants maures qui faisaient allégeance au régime. Chassés vers la rive gauche du fleuve Sénégal après avoir été dépossédés de leurs papiers d’identité, de leur cheptel et de leurs terres, les Haalpulaaren mauritaniens n’arrivèrent pas en terre inconnue. Agriculteurs comme éleveurs [1] avaient l’habitude d’aller et venir de part et d’autre du fleuve où ils avaient des terres, des membres de leur famille et des amis. Leurs grands-parents ou arrière-grands-parents étaient en effet originaires de la rive gauche du fleuve qu’ils avaient quittée au début du 20ème siècle pour s’installer sur la rive mauritanienne. La frontière instaurée par la France entre le Sénégal et la Mauritanie dans le cadre de la colonisation resta toujours artificielle aux yeux des Haalpulaaren dont les anciens empires s’étendaient de part et d’autre du fleuve Sénégal. Pendant toute la période coloniale et post-coloniale, les haalpularen mauritaniens continuèrent ainsi à cultiver des terres sur la rive opposée à celle de leur lieu de leur résidence, à se marier avec leurs parents sénégalais et à faire transhumer leur bétail suivant des axes perpendiculaires au fleuve.
Aussi, en 1989, de nombreux réfugiés furent hébergés et secourus par leurs parents ou amis sénégalais tandis que d’autres furent pris en charge par la Croix Rouge et regroupés dans plus de 250 petits sites le long de la frontière sénégalo-mauritanienne (cf carte 1). Reconnus par le gouvernement sénégalais comme « réfugiés » de prima facié, c’est-à-dire de manière collective et à priori, tous bénéficièrent d’une aide humanitaire et de la protection juridique du HCR. Toutefois, ils ne reçurent jamais de véritables papiers d’identité du gouvernement sénégalais attestant de leur statut. Celui-ci ne leur octroya que de simples « recepisses de demande au statut de réfugié » valables pour une durée de trois mois renouvelable. Si ce flou juridique ne posa pas de problèmes les premières années, nous verrons qu’il donnera par la suite l’occasion aux autorités sénégalaises de revenir sur leur décision de reconnaître les Mauritaniens comme des réfugiés.
Cet article s’appuie sur le cas des réfugiés des sites de Ndioum et d’Ari Founda Beylane. Ndioum est le village de refugiés le plus grand du département de Podor (plus de 2000 habitants en 1989), situé à 1 km de la commune sénégalaise de Ndioum. Hétérogène, ce site est constitué d’une majorité d’éleveurs peuls ou FulBe qui habitaient le Sud de la Mauritanie, et d’une minorité d’anciens fonctionnaires, enseignants, infirmiers et militaires, qui étaient en poste dans les grandes villes mauritaniennes. Dépossédés de leur cheptel, les éleveurs arrivèrent particulièrement démunis d’autant plus qu’ils n’avaient pas de parents proches dans la zone de Ndioum. Ils n’eurent pas d’autres choix que d’être pris en charge par la Croix Rouge et le HCR, et acheminés vers le camp le plus proche de leur point d’arrivée. Certains fonctionnaires avaient, par contre, des membres de leurs familles parmi les Ndioumois mais ils préférèrent rejoindre le camp afin d’être plus visibles aux yeux de la communauté internationale et dénoncer l’ampleur du préjudice subi. Ari Founda Beylane est, au contraire, un petit site de 500 réfugiés localisé dans les zones de décrûe (le waalo) du département de Podor. Ses habitants, des agriculteurs appartenant au groupe des TorooBe, sont tous originaires d’un même village, Beylane, et avaient des terres ainsi que des relations de parenté très proches dans leur zone d’accueil. Aussi se sont-ils spontanément installés à proximité des ces derniers afin d’avoir accès aux terres familiales.
Les Mauritaniens des sites de Ndioum et Ari Founda Beylane reçurent une assistance en vivres jusqu’en 1995 et un appui dans les secteurs de la santé et de l’éducation jusqu’en 1998. Notre enquête de terrain s’est déroulée entre 2001 et 2004, dans un contexte de désengagement progressif du HCR et de faible médiatisation des réfugiés mauritaniens. Apres plus de dix années d’exil, ces-derniers sont en effet devenus de moins en moins visibles d’autant plus qu’avec la fin de l’assistance humanitaire, les hommes commencèrent à quitter les sites pour chercher du travail. De plus, depuis le rétablissement de ses relations diplomatiques avec la Mauritanie en 1992, le gouvernement sénégalais fait en sorte de ne pas provoquer la son homologue mauritanien par un soutien trop évident aux réfugiés mauritaniens. Ce contexte d’étude nous a donc permis d’observer les réfugiés en dehors des institutions que les nomment et d’adopter très vite un regard distancié sur notre objet d’étude. Ayant la possibilité de séjourner au sein même des sites et d’observer quotidiennement les activités et les pratiques des réfugiés au delà de leurs discours, nous nous sommes aperçus que les « choses ne sont pas toujours ce que l’on croit qu’elles sont » et que « les acteurs ne jouent pas toujours le rôle que leur assigne leur statut » (Becker, 1986).
Très vite en effet, nous avons observé que la vie des réfugiés ne se limitait pas à la vie dans les camps, mais se déroulait également sur d’autres scènes situées à l’extérieur des sites, dans des lieux plus ou moins éloignés. Pour reconstruire les parcours d’exil des réfugiés et les restituer dans une histoire plus longue, il nous est alors apparu évident qu’il fallait replacer les réfugiés habitant les sites – généralement des femmes, vieillards et enfants - dans leur cercle d’appartenance plus large, afin de retrouver la « trace » de leurs frères, leurs fils ou leurs cousins dont ils dépendent financièrement. Nous avons alors constaté que la plupart de ces derniers étaient dispersés entre les zones pastorales du Ferlo sénégalais, les grands centres économiques d’Afrique de l’Ouest et d’Afrique Centrale, et les pays occidentaux (cf. Carte 2).
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