Des migrations « recherchées » : l’exemple de trois filières migratoires
Trois types de filières migratoires se sont constituées à partir du site de Ndioum : des filières locales de migration économique, qui ne dépassent pas le bassin sénégalo-mauritanien, des filières de migration économique sous-régionale, qui s’étendent jusqu’en Afrique centrale, et des filières de migration politique qui ont pour destination l’Europe et les USA. Chacune d’entre elle s’inscrit dans une certaine continuité avec des formes de mobilités plus anciennes, tout en prenant une nouvelle dimension dans le contexte du déplacement forcé.
Les filières migratoires du bassin sénégalo-mauritanien
En 1989, les éleveurs peuls arrivèrent à Ndioum démunis et leur expulsion eut pour conséquence désastreuse leur sédentarisation forcée. Leur priorité était d’obtenir des liquidités pour reconstituer au plus vite un petit cheptel, symbole de leur statut social comme économique. Dès les premières années, alors qu’ils recevaient encore des vivres, les plus âgés se contentaient de revendre une partie de dons, tandis que les plus jeunes décidèrent de pratiquer le commerce de contrebande entre la Mauritanie et le Sénégal. Cette activité leur permettait de faire du bénéfice rapidement grâce au taux de change sans engager un capital initial important. Toutefois, elle était très dangereuse : non seulement les militaires et les douaniers surveillaient à l’époque étroitement la frontière, mais surtout, les Mauritaniens n’étaient pas censés pouvoir rentrer dans leur pays d’origine au regard de leur statut de réfugiés. Au regard du droit international, tout retour volontaire d’un réfugié dans son pays d’origine peut en effet être interprété comme un acte démontrant qu’il ne craint plus d’y être persécuté et peut ainsi entraîner la cessation de son statut (nous y reviendrons).
Dans un premier temps, seuls quelques jeunes osaient ainsi faire ces va-et-vient nocturnes. Il s’agissait généralement des cadets de la famille qui, en Mauritanie, avaient été envoyés par leur famille travailler ou étudier dans des grands centres urbains où ils avaient fait un certain apprentissage de l’art de la débrouillardise et du contournement (Ould Ahmed Salem, 2001 ). Puis, cette activité se généralisa rapidement si bien qu’une véritable filière de produits de contrebande se mit progressivement en place dans la vallée du fleuve Sénégal. Du commerce de simples biens de consommation tels que le sucre, le thé ou le cuir, d’autres jeunes se spécialisèrent dans les produits vétérinaires, et d’autres encore dans les pièces mécaniques et les produits de haute technologie (Fresia, 2004 ).
Lorsque les bénéfices obtenus étaient importants, les jeunes « fraudeurs » décidèrent d’investir leur argent dans l’ouverture de boutiques de produits manufacturés dans les grandes villes sénégalaises ou mauritaniennes, où personne ne les connaissait sous leur identité de « réfugiés ». Ces villes étaient choisies là où ils avaient des connaissances ou des parents prêts à les aider dans leurs démarches administratives. En effet, les réfugiés ne pouvaient obtenir un registre de commerce ni une cantine au marché sur simple présentation de leur « récépissé de demande au statut de réfugié ». Seul document officiel qu’ils possédaient, ce récépissé ne fut, en pratique, jamais reconnu par les administrations sénégalaises. Subissant tracasseries administratives et policières pour circuler et travailler librement, les réfugiés n’avaient donc pas d’autres choix que d’obtenir des cartes d’identité sénégalaise par voie frauduleuse, grâce à l’appui de parents bien placés, afin d’ouvrir leurs échoppes et subvenir à leurs besoins.
Ainsi certains s’implantèrent à Saint-Louis, à Thiès ou encore dans la zone de Lingère. Tandis que d’autres dont les parents ou soutiens se trouvaient toujours en Mauritanie, choisirent de s’installer dans des villes mauritaniennes – ce qui supposait dans ce cas d’obtenir de nouveaux papiers mauritaniens. D’un côté, ils se faisaient passer pour Sénégalais, et de l’autre pour des Mauritaniens non réfugiés. Dans les sites, où ils laissaient leur famille, ils affichaient toutefois leur identité de réfugiés vis-à-vis des Ndioumois, des autorités locales et des organisations humanitaires.
Après quelques mois ou années d’activité, les jeunes commerçants embauchaient généralement un « aide-boutiquier », le plus souvent un neveu ou un cousin, choisi parmi les membres de la famille élargie qui avait facilité leurs démarches pour obtenir des papiers ou une cantine au marché. Ce soutien leur permettait de payer leur dette envers leurs bienfaiteurs tout en se libérant de certaines contraintes. Ils confiaient par ailleurs le commerce de contrebande à leur plus jeune frère. Les marchandises achetées en Mauritanie étaient en partie revendues au sein de la boutique et en partie dans les marchés hebdomadaires.
Les revenus générés par le commerce de contrebande et la gestion de boutiques de produits manufacturés permirent également aux jeunes boutiquiers d’acheter du bétail et de reconstituer progressivement un cheptel conséquent. Le bétail est généralement confié aux aines qui font office de bergers dans les zones pastorales situées dans le Ferlo sénégalais, au Sud des sites de réfugiés. Contrairement aux plus jeunes, ceux-ci vivaient autrefois dans les zones pastorales et n’avaient jamais acquis d’autres compétences que l’élevage ou l’agriculture. Au Sénégal, ils ont donc naturellement repris leurs activités agricoles sans jamais prendre le « risque » de se reconvertir au commerce ni de s’aventurer vers les grandes villes sénégalaises comme leurs frères cadets.
Les boutiques de réfugiés mauritaniens se sont ainsi progressivement multipliées dans les grandes agglomérations du bassin sénégalo-mauritanien. On remarque même que chaque cercle de parenté ou « lignage » s’est implanté dans une localité bien particulière : les GamanaaBe à Thies, les WodaaBe à Saint-louis, les UururBe à Linguere etc (cf.carte 2). Cela s’explique par le simple fait que les foyers de « réfugiés-migrants » se sont élargis par le biais du couple patron-apprenti. En effet, après quelques années d’économies, les aides-boutiquiers, qui sont aussi les neveux, cousins et/ou jeunes frères investissent à leur tour dans l’ouverture d’une boutique. Si leur activité est rentable, ils appellent à leur tour un autre parent pour venir les seconder dans leur travail… Par effet de « cascade », les boutiques appartenant à un même cercle de parenté et de connaissances (le lignage) se multiplient ainsi dans une même localité. Cette expansion rapide du commerce des réfugiés peuls fut donc possible grâce à la capacité des jeunes peuls à conserver leurs liens avec leurs parents et amis restés en Mauritanie tout en réactivant leurs relations avec leurs parents ou amis sénégalais avec qui ils avaient, avant les événements, des contacts plus ou moins sporadiques.
Ainsi, certains jeunes peuls réussirent-ils à reconstruire un capital économique en toute discrétion, tout en laissant leur famille dans le site de Ndioum pour marquer leur appartenance sociale et identitaire au groupe des « réfugiés ». Toutefois, ces parcours de réussite ne concernent pas tous les groupes peuls de Ndioum ni de tous les jeunes ou « cadets » qui avaient fait en Mauritanie l’apprentissage d’un certain art de la débrouillardise. D’autres n’avaient pas de relations de parenté ou d’amitié aussi étendues au Sénégal ni des parents sénégalais ayant suffisamment de moyens ou de pouvoir pour les soutenir dans leurs démarches. Eux n’avaient pas d’autres choix que de chercher du travail en Mauritanie où ils avaient encore des « relations ». Aussi sont-ils devenus de simples migrants saisonniers spécialisés dans des professions telles qu’électriciens, plombiers et/ou chauffeurs. Ils se rendent quelques mois à Nouakchott pour des contrats ponctuels puis rentrent dans le site de Ndioum où ils font du petit commerce de caprins ou des contrats de métayage sur les champs des Sénégalais. A l’inverse des jeunes boutiquiers, leur situation est précaire et ne leur a pas permis de reconstituer un cheptel conséquent. De plus, elle est dangereuse car en travaillant clandestinement en Mauritanie, non seulement prennent-ils le risque de perdre leur statut de réfugié, mais aussi de se faire arrêter par les autorités mauritaniennes qui assimilent tout réfugié à un opposant politique potentiel.
Les filières de migration économique sous-régionale
Il existe un deuxième type de filières migratoires qui s’étend au-delà du bassin sénégalo-mauritanien jusqu’en Afrique de l’Ouest et en Afrique Centrale, et qui concerne deux groupes à l’opposé de la hiérarchie sociale. Les premiers sont les fils de notables, qui habitent le site d’Ari Founda Beylane. Propriétaires fonciers aussi bien sur la rive mauritanienne que sénégalaise, ces notables (torooBe) sont en constante recherche de liquidités pour financer les intrants et la main d’œuvre nécessaires à l’expoitation de leurs périmètres irrigués et préserver leur patrimoine foncier de part et d’autre du fleuve. Ils demandent ainsi à leurs fils aînés de partir vers des pays d’Afrique francophone aux taux de croissance élevé (Côté d’Ivoire autrefois, Cameroun, Gabon) pour y pratiquer le commerce et renvoyer les liquidités obtenues à la famille. Le projet migratoire s’articule donc à des activités rurales, tout comme pour les Peuls qui cherchent des liquidités pour le renouvellement de leur cheptel. Ce type de migration était pratiquée bien avant les événements de 1989 mais elle concernait surtout les Haalpulaaren Sénégalais et non les Mauritaniens. Or au Sénégal, ces-derniers avaient besoin d’urgence de reconstituer leur capital. En réactivant les liens avec leurs parents sénégalais du village de Ngane à travers des mécanismes d’hospitalité et d’entraide, beaucoup ont ainsi migré vers des pays de la sous-région grâce, ou sous l’influence de parents sénégalais déjà partis ou installés dans la sous-région.
Le second groupe de réfugiés qui s’inscrit dans cette filière migratoire est formé par des personnes défavorisées telles que les anciens esclaves (maccuBe) et/ou les plus jeunes, généralement les benjamins de la famille. Ces départs ne sont pas décidés par la famille mais individuellement et sont motivés par la volonté de s’émanciper et/ou de partir à l’aventure. La destination finale est souvent inconnue et le migrant traverse plusieurs pays où ils pratiquent divers « petits boulots » tels que le commerce ambulant ou l’exploitation des mines de diamants, avant d’arriver à destination. Le parcours se dessine au gré des rencontres et des rumeurs qui circulent sur les endroits où l’on peut faire fortune facilement. Dans ce cas, l’argent n’est pas renvoyé à la famille et ne sert pas à financer une activité rurale, agricole ou pastorale. Tout au long de son parcours, le migrant s’expose à de nombreux risques (rafles policières, réseaux de passeurs, etc.). Arrivé à sa destination, il arrive qu’il se retrouve livré à lui-même. les structures communautaires d’accueil des migrants haalpulaar (suudu), implantées depuis des décennies dans les pays de destination, tendent en effet de plus en plus à se démanteler (Bredeloup, 1995) et il arrive désormais que le migrant ne trouve pas d’hôte pour l’accueillir, le loger et le protéger. Son insertion dans le pays devient dès lors très difficile et il n’est pas rare que certains disparaissent et ne reviennent plus dans les sites de réfugiés.
Dans le cadre de cette filière de migration, il existe donc des trajectoires très inégales suivant le statut social avant le départ (célibataire ou père de famille), le type de projet migratoire (soutenu par la famille ou non) et l’existence d’une structure d’accueil dans le pays de destination.
Les filières de migration occidentale via le statut de réfugiés
Il existe une troisième filière de migration qui relie les sites de réfugiés aux pays occidentaux (USA et pays européens). Elle se distingue des précédentes en ce qu’elle a une dimension avant tout politique, et se construit officiellement via le statut de réfugié et la procédure dite de « réinstallation ».
Cette procédure est l’une des trois « solutions durables » prévues par le droit international pour permettre aux réfugiés de retrouver son pays d’origine ou à défaut, un pays qui lui assurera sa protection juridique. Lorsque le rapatriement n’est pas envisageable, et que l’intégration dans le premier d’asile ne peut s’effectuer pour des raisons économiques ou sécuritaires (menaces sur sa sécurité physique), la réinstallation vers un deuxième pays d’asile, généralement un pays occidental, devient alors la seule option restante du point de vue du droit [2].
A Ndioum, comme à Ari Founda Beylane et ailleurs dans la vallée, les anciens fonctionnaires de l’administration mauritanienne dirigeaient le site et y implantèrent une représentation politique des FLAM. Exilés au Sénégal, leurs leaders gagnèrent en pouvoir et en visibilité en recrutant dans leurs rangs la plupart des éleveurs peuls et des agriculteurs avec qui ils cohabitaient dans les sites. Très vite, ils devinrent également les porte-parole des réfugiés et occupèrent une place privilégiée d’intermédiaires entre les réfugiés et les organisations (ONG, médias, HCR, etc) intéressés par leur situation. De par leur position d’interface, mais aussi grâce à leurs compétences, ils réussirent à prendre le contrôle de la gestion de l’assistance humanitaire, à savoir des vivres, des écoles et des dispensaires construits dans les sites par le HCR. A ce titre, enseignants et infirmiers reçurent mensuellement des « primes de motivation » du HCR qui leur permirent de vivre de la seule assistance humanitaire et de rester dans les camps.
Très actifs politiquement, ces fonctionnaires avaient aussi crée des cellules politiques dans chaque site de la vallée du fleuve et étaient, dans un premier temps, soutenus par le gouvernement sénégalais, qui avait lui-même rompu ses relations diplomatiques avec la Mauritanie. Toutefois, à partir de 1992, lorsque les relations entre les deux pays furent rétablies, le Sénégal se désolidarisa progressivement de la cause des réfugiés. Subissant la pression de son homologue mauritanien qui menaçait de procéder à de nouvelles expulsions de Sénégalais, le gouvernement devînt de moins en moins tolérant vis-à-vis des activités politiques que les réfugiés menaient sur son territoire. A partir de 1997, les leaders des FLAM furent ainsi étroitement surveillés par la brigade spéciale sénégalaise, et sommés de dissoudre leurs associations avant de recevoir des menaces d’expulsion. De plus, au même moment, les primes de motivation qu’ils recevaient au titre de leur fonction d’enseignants, d’infirmiers ou de dirigeants des sites furent suspendues tandis que leur incorporation dans l’administration sénégalaise était impossible du fait de leur nationalité.
Menacés par le gouvernement sénégalais d’une part, et sans ressources économiques de l’autre, les fonctionnaires se retrouvèrent donc dans une situation pouvant légitimer une demande de réinstallation dans un pays tiers. Aussi, ils entreprirent des démarches dans ce sens en mobilisant les relations qu’ils avaient établies au fil du temps avec le HCR et son ONG partenaire.
En novembre 2001, 42 familles « flamistes », soit plus de 240 personnes, furent finalement réinstallées aux Etats-Unis. Ces personnes étaient presque toutes des militants actifs des FLAM et des « camarades politiques » des leaders, qui étaient aussi dans certains cas leurs « promotionaires » [3].
Aux USA, les familles réinstallées reçurent une assistance à l’intégration pendant six mois sous forme d’aide au logement et à l’apprentissage de l’anglais. La plupart des fonctionnaires ont ensuite été contraints d’accepter des métiers subalternes, tels que le gardiennage, la restaurations ou le travail à la chaîne, ce qui est relativement dévalorisant. Toutefois, ils ont su rapidement utiliser les libertés d’expression et les moyens de communication que l’Amérique leur offrait en constituant des associations à caractère social sous couvert desquelles ils continuent jusqu’à présent à mener des activités politiques. Basés à New York et Washington, ils organisent désormais régulièrement des marches, contactent les médias et font du lobbying auprès du Parlement pour sensibiliser l’opinion américaine sur la situation des « Noirs » en Mauritanie. Ils tentent également de maintenir un certain contrôle sur les sites de réfugiés dont l’existence même légitime leur combat politique, en renvoyant régulièrement de l’argent à leurs « clientèles politiques » locales et en participant au financement de certains projets de développement des villages de réfugiés.
Cette filière de migration vers les pays occidentaux s’est donc constituée via la procédure de réinstallation et l’adhésion à un parti politique d’opposition au gouvernement mauritanien. Dans ce cas de figure, ce ne sont pas les relations de parenté qui ont permis de migrer, mais le degré de militantisme et d’activisme politique au sein des FLAM, la position d’intermédiaires et des relations de camaraderie politique. Mais cette filière de migration se différencie des autres avant tout parce qu’elle est légale. Elle s’opère grâce au statut de réfugié et non pas par la voie clandestine ni l’obtention frauduleuse de papiers d’identité sénégalais ou mauritaniens. De plus, c’est une filière qui s’est structurée autour de considérations politiques et non pas uniquement à partir de motivations économiques, comme dans les cas précédents.
Les inégalités sont donc grandes entre ceux qui migrent légalement vers les pays occidentaux, et ceux qui empruntent la voie de l’illégalité parce qu’ils n’ont pas d’autres choix pour survivre économiquement et parce qu’ils ne disposent pas d’autres pièces d’identité que de « simple récépissés de demande du statut de réfugié ». Aujourd’hui, tous les réfugiés de la vallée du fleuve Sénégal ont introduit des demandes de réinstallation, espérant suivre la voie empruntée par les « flamistes ». Découragés d’attendre une réponse, certains commencent à penser migrer clandestinement vers l’Europe mais ils sont encore rares à tenter cette aventure là.