Des logiques sociales similaires
L’existence de différentes filières migratoires qui se structurent à partir des sites de réfugiés met en évidence l’hétérogénéité de la population réfugiée. Les Mauritaniens du seul site de Ndioum connaissent des mobilités géographiques comme sociales très diverses suivant le cercle de parenté, d’amitié ou de camaraderie politique auquel ils appartiennent, mais aussi suivant leurs origines sociogéographiques (urbaines/rurales), leur âge (cadet/benjamin/aîné) et leurs compétences (administratives, commerciales ou techniques). Au-delà de cette diversité, on remarque néanmoins que la structuration de ces filières migratoires a répondu à des logiques sociales similaires qui s’appuient à la fois sur des dynamiques migratoires anciennes et sur un nouveau cadre de l’action lié au statut de réfugié et à l’exil forcé.
L’enchâssement dans l’histoire longue : la multilocalité
Les logiques migratoires des réfugiés se fondent d’abord et avant tout sur la volonté de reconstruire un capital économique et/ou politique. Elles répondent à un souci de survie et une recherche de sécurité. Pour atteindre leurs objectifs, les Mauritaniens ont utilisé des stratégies ou encore des tactiques dont ils avaient déjà fait l’apprentissage avant les évènements de 1989, notamment pour faire face aux aléas climatiques, politiques et économiques des années 70 et 80.
Comme autrefois, ils ont tout d’abord privilégié la multilocalité et la diversification des activités économiques en alliant une activité rurale (l’agriculture ou l’élevage) dans la vallée du fleuve Sénégal à une activité urbaine (le commerce) dans des grands centres urbains de la sous-région. Avant les événements, les familles haalpulaaren avaient déjà commencé à se disperser entre les zones rurales et urbaines afin d’associer des activités « primaires » à des activités commerciales ou salariées. Dans une étude menée sur les Peuls de la vallée du fleuve Sénégal (1994), Santoir montre par exemple que dès les années 70, la diminution chronique du cheptel – liée plus à des facteurs externes que climatiques – obligea les éleveurs peuls à pratiquer des activités commerciales dans les villes mauritaniennes pour trouver les moyens financiers de renouveler leurs troupeaux. Il note que, dès les années 80, le bétail commence à être commercialisé et que la vente au détail de produits animaliers (lait, huile animale) mais aussi de cueillette, de charbon ou encore de services magico-religieux, se répand. Il explique cela notamment par l’introduction de la culture irriguée qui contribue à réduire les espaces de pâtures dans les zones inondables et ne permet plus aux éleveurs de vivre comme autrefois de leurs seules activités agro-pastorales. Contraints de se convertir progressivement à des activités commerciales et de réduire leurs parcours de transhumance, les familles peules commencèrent ainsi à se disperser entre zones pastorales et milieu urbain, tout comme ils ont été contraints de le faire dans le contexte de l’exil.
De même, les agriculteurs torooBe avaient commencé à quitter les campagnes bien avant les événements. La migration haalpulaar des torooBe remonte en effet aux années 30 avec la colonisation française, qui contribua à susciter d’importants transferts de population via le travail forcé et l’administration coloniale de l’AOF (Bredeloup, 1995). Depuis cette époque, les haalpulaaren commencèrent à faire venir leurs parents restés dans la vallée du fleuve pour y pratiquer le commerce ou d’autres petits métiers. Avec l’introduction de la culture irriguée et le besoin croissant de liquidités pour financer les intrants, les départs se sont intensifiés. Cette filière était alors très structurée : le migrant, soutenu par la famille dans son projet, était accueilli par les ressortissants de son village déjà installés sur place. Il existait des structures d’accueil (suudu) bien établies qui permettaient aussi au village d’origine d’exercer un certain contrôle sur le migrant. Comme mentionné précédemment, si les réfugiés se sont insérés dans ces filières de migration anciennes, certains sont partis seuls et ne bénéficient pas de ce soutien communautaire.
Pour reconstituer un capital économique et social, les réfugiés ont également mis en œuvre deux autres stratégies qui présentent, comme la première, une certaine historicité : l’activation des cercles de parenté et d’amitié élargis, et le couple « patron-apprenti », deux éléments caractéristiques de l’expansion des foyers de migrants.
Pour contourner les contraintes liées à leur statut de réfugié, les Mauritaniens se sont en effet appuyés sur leurs réseaux d’appartenance familiale, ethnique mais aussi politique et amicale. C’est en effet suivant ces cercles d’appartenance que les activités professionnelles se sont dessinées et que des spécialisations par zone géographique se sont progressivement constituées. Ce phénomène est caractéristique des populations migrantes.
Santoir (1975) comme Bonte (1999) ont par exemple montré que l’expansion du commerce maure au Sénégal s’est faite à partir de l’utilisation de logiques tribales et familiales, et surtout par la possibilité pour chacun de devenir aide-boutiquier chez un parent de même tribu. C’est ainsi que les Maures se sont progressivement installés au cours du 20ème siècle dans les principales villes sénégalaises jusqu’à détenir tout le commerce de vente au détail et en gros. Pendant les événements de 1989, beaucoup se sont fait chassés du Sénégal ou été rapatriés en Mauritanie à la suite d’actes de violence menés à l’encontre de leurs commerces. Par une certaine ironie de l’histoire et un mouvement de chassé croisé, les réfugiés peuls les ont progressivement remplacés et ont utilisé les mêmes logiques lignagères et familiales dans l’expansion de leur commerce. Toutefois, très peu ont réussi à devenir grossistes comme les Maures autrefois. La plupart sont de simples commerçants au détail qui subissent de plein fouet les fluctuations du marché.
De même, Bredeloup a montré comment, en Côte d’Ivoire, les immigrés haalpulaaren et wolofs sénégalais se sont progressivement implantés suivant un système de remplacement des aînés par les cadets (au sens large) au sein du foyer de migrant et de la boutique.
En contact à la fois avec les Maures dans les grandes villes mauritaniennes et les Haalpulaaren sénégalais de la vallée du fleuve, les réfugiés mauritaniens ont donc utilisé des modèles d’organisation économique et sociale caractéristiques des sociétés sahéliennes auxquelles ils appartiennent. Les trajectoires des réfugiés s’inscrivent donc dans des tendances socio-économiques lourdes de la vallée du fleuve Sénégal. Toutefois les événements de 1989 et l’intervention humanitaire ont aussi contribué à infléchir ces dynamiques d’une nouvelle manière.