Un nouveau cadre de l’action : le statut de réfugié
Inscrites dans des logiques de multilocalité et de recherche de sécurité, les trajectoires migratoires des réfugiés prennent place dans un nouveau cadre de l’action lié à l’exil forcé et à l’introduction du droit international. Pour les réfugiés, ce cadre est porteur de nouvelles contraintes mais aussi de nouvelles opportunités.
De nouvelles contraintes
L’introduction du droit d’asile, et l’attribution du « statut de réfugié » aux haalpulaaren mauritaniens ont eu, dans un premier temps, pour conséquence de rigidifier leur appartenance nationale à la Mauritanie et de restreindre leurs libertés de mouvement et de travail.
Rappelons que droit des réfugiés est construit sur une vision nationale et souveraine du monde (Malkki, 1995) et à ce titre, il ne peut pas concevoir un individu en dehors de son appartenance à un Etat-Nation, censé le protéger et lui garantir ses droits fondamentaux (…). Ayant fui par crainte de persécution, le réfugié se définit donc avant tout comme un être ayant perdu la protection de son Etat et devant au plus vite retrouver cette protection ou celle d’un autre Etat qui accepterait d’en faire son citoyen. En attendant que cette possibilité soit concrétisée, le droit prévoit que les réfugiés puissent bénéficier provisoirement de la protection d’un autre Etat à travers la procédure d’asile ainsi que d’une protection internationale. La Convention de 1951 sur le statut de réfugié garantit aux réfugiés le respect de leurs droits humains fondamentaux pendant cette période provisoire : droit à des papiers d’identité, liberté de mouvement – y compris à l’étranger à travers l’obtention de « titres de voyage » ; liberté de choisir son lieu de résidence ; liberté de travailler dans le pays d’asile ; liberté d’avoir accès aux services publics, etc… Or en pratique, ces droits sont rarement appliqués par les gouvernements des pays d’asile, essentiellement pour des raisons politiques ou géostratégiques. En Afrique en particulier, l’application du droit d’asile est en effet politisée dans le sens où l’attribution du statut de réfugiés à des populations venues d’un pays voisin et la sauvegarde de leurs droits sont souvent perçues comme une offense diplomatique par le pays d’origine. Si le pays hôte ne souhaite pas envenimer ses relations avec son pays voisin, comme c’est le cas du Sénégal vis-à-vis de la Mauritanie, tout est donc fait pour rendre les réfugiés le moins visibles possibles. Ainsi, la plupart des réfugiés mauritaniens n’ont jamais reçu de papiers d’identité (des cartes de réfugiés) les autorisant officiellement à séjourner, travailler et circuler librement au Sénégal ou leur permettant d’obtenir des « titres de voyage » pour se rendre à l’étranger [4].
Cette situation, liée à la non-application et la politisation du droit d’asile, explique pourquoi les réfugiés mauritaniens sont contraints d’avoir recours à des pratiques frauduleuses pour obtenir des papiers d’identité sénégalais et/ou mauritaniens selon leur lieu de destination. Cela constitue pour eux la seule manière d’avoir accès au marché de l’emploi que ce soit au Sénégal ou ailleurs, mais aussi aux services publics (école, centres de santé, où des papiers d’identité sont systématiquement exigé) sans subir des tracasseries administratives, tel que le racket. Les plus défavorisés, n’ayant pas de parents « bien placés » dans l’administration pour obtenir des papiers ni assez d’argent pour en acheter, travaillent et voyagent de manière complètement clandestine, s’exposant ainsi à des risques sur leur sécurité très importants. Aussi, leurs logiques migratoires qui correspondent, du point de vue de l’histoire locale, à une recherche de sécurité et d’opportunités économiques en fonction de leurs réseaux d’appartenance, sont considérées, au regard de la législation contemporaine, comme illégales et clandestines. Elles sont aujourd’hui aussi qualifiées de « mouvements secondaires » dans le jargon institutionnel du HCR.
A la non-application du droit s’ajoute un second facteur qui vient complexifier davantage encore leur cadre d’action : l’interprétation abusive et politisée des clauses de cessation du statut de réfugié par le HCR et les Etats.
D’après la Convention de 1951, le statut de réfugié cesse dès lors que la crainte d’être persécuté dans son pays d’origine n’existe plus ou que le réfugié a retrouvé la possibilité de se réclamer de la protection de son Etat, ou à défaut d’un Etat tierce (Article 1C). En pratique, les clauses de cessation sont souvent utilisées à des fins politiciennes (Brotman, 2001). Ainsi, lorsque le HCR souhaite se désengager – généralement sous pression des Etats – le retour d’un réfugié dans son pays d’origine, et/ou l’acquisition d’un nouveau passeport national, est souvent interprété comme la preuve qu’il n’existe plus de crainte d’être persécuté. Le contexte socio-économique et la non-application du droit des réfugiés, qui obligent souvent ces-derniers à travailler clandestinement dans leur propre pays, ne sont donc pas pris en compte dans l’interprétation du droit. De même, lorsqu’un réfugié obtient une carte d’identité de son pays d’accueil pour y exercer une profession, il est considéré comme de facto « intégré » et sous la protection nationale d’un nouvel Etat. Là encore, le droit est appliqué de manière politicienne : est occulté le fait qu’il n’y a généralement pas eu de naturalisation par voie légale, mais uniquement achat ou obtention de cartes d’identité par voie frauduleuse dans l’unique but de pouvoir travailler et circuler librement.
Dans ces deux cas de figure - retour dans le pays d’origine ou intégration dans le pays hôte – il arrive donc très souvent que les Etats ou le HCR considèrent que le réfugié a atteint l’une des trois solutions durables, justifiant ainsi le retrait et la cessation du statut de réfugié. Celui-ci devient dès lors perçu comme un « faux réfugié » laissant ses femmes et ses enfants dans les sites uniquement pour abuser du système de l’aide. L’interprétation est donc abusive dans le sens où l’on occulte le contexte structurel lié à l’exil forcé et à la non application du droit des réfugiés par les pays hôtes. En effet, si les réfugiés rentrent régulièrement dans leur pays d’origine ou obtiennent des papiers d’identité de leur pays d’accueil, cela ne veut pas dire qu’ils ne craignent plus d’être persécuté dans leur pays d’origine, et encore moins qu’ils ont retrouvé la protection juridique d’un Etat, mais seulement qu’ils sont obligés de prendre plus de risques et d’avoir recours à des faux papiers pour assurer leur existence et reconstruire un capital économique et social.
En pratique, cette interprétation abusive du droit contraint les réfugiés mauritaniens à sans cesse jouer sur des logiques d’invisibilité, ou au contraire, d’hypervisibilité de leur statut de réfugié. Pour travailler, ils sont contraints de s’éloigner de leur zone d’accueil (Ndioum) pour aller là où personne ne les connaît en tant que « réfugié » et là où ils peuvent ouvrir des registres de commerce et avoir accès à la propriété sous une autre identité (sénégalais/mauritanienne, etc) Autrement dit, il n’ont pas d’autres choix que de recourir à des stratégies de dissimulation et de clandestinité pour être autosuffisants. Inversement, dans les sites de réfugiés, il leur faut au contraire mettre en scène leur « vulnérabilité » et leur impossibilité de s’intégrer dans leur milieu d’accueil afin de correspondre à l’image d’une « victime déracinée », qui a progressivement supplantée celle du réfugié politique dans le discours du HCR (Pupavac, 2006). Or pour les Mauritaniens, la volonté de défendre leur statut de réfugié est bien, de leur point de vue, un positionnement politique et non pas l’expression d’un statut économique (Fresia, 2006).
Seuls les anciens fonctionnaires n’ont pas eu besoin d’avoir recours à une autre identité ni à des logiques d’invisibilité. Eux ont, au contraire, joué uniquement sur l’« hyper-visibilité » de leur statut de réfugié afin d’obtenir et de légitimer leur rôle d’intermédiaires entre le HCR et les exilés, et être rémunérés dans le cadre de l’exercice de leur fonction au sein des sites. Les primes de motivation qu’ils recevaient à ce titre, en plus des vivres et des projets générateurs de revenus qu’ils captaient le plus souvent pour leur propre bénéfice, leur ont permis de vivre sans avoir besoin de mener d’autres activités.
De nouvelles opportunités
Si ces logiques d’invisibilité et ce jeu sur les identités sont liés à un cadre structurel contraignant (l’absence de reconnaissance de droits et la recherche de sécurité), elles ont néanmoins, et aussi, constitué pour certains une source de nouvelles opportunités et un moyen de reconstruire un capital économique à l’abri des regards indiscrets. L’éloignement et le passage d’une catégorie identitaire à l’autre constituent aussi une façon d’échapper aux pressions sociales exercées par les membres de sa propre famille, et/ou de multiplier les sources d’enrichissement en différents lieux et sous différents visages. C’est également un moyen de se protéger contre les critiques des autres exilés, notamment les leaders, pour qui il est important que les niveaux de vie au sein des camps restent en apparence « homogènes » et que les réfugiés ne montrent aucun signe d’intégration dans le milieu local afin de défendre leur statut. Ainsi, dans les sites, personne ne doit savoir qui est riche ou qui est pauvre, et chacun se cache du regard de l’autre. Pour certains, la dissimulation apparaît donc aussi comme une stratégie pouvant permettre de maintenir « officiellement » une frontière entre les camps et le milieu autochtone, tout en s’intégrant « officieusement » dans le milieu local. Dans ce jeu sur les frontières et les identités, ce sont d’ailleurs souvent les plus riches et les plus intégrés dans les réseaux économiques locaux ou internationaux qui revendiquent avec le plus de virulence leur statut de réfugié ou de pauvre victime – comme c’est le cas, par exemple, de certains fonctionnaires « flamistes » mais aussi des commerçants devenus aujourd’hui grossistes. Le contexte humanitaire favorise ainsi des décalages croissants entre discours et pratiques.
Le déplacement forcé et l’intervention humanitaire ont également permis aux réfugiés de multiplier leurs cercles d’appartenance d’une manière telle que leur situation se singularise par rapport aux migrants économiques. Installés dans une zone frontalière proche de leur pays d’origine et sur le territoire de leurs ancêtres, ils avaient en effet la possibilité de s’insérer ou de compter à la fois sur leurs réseaux d’appartenance côté mauritanien et côté sénégalais. En Mauritanie, la plupart des réfugiés avaient encore des amis, des parents, des promotionnaires ou d’autres connaissances qui pouvaient les soutenir financièrement, les aider à obtenir des papiers d’identité ou constituer des fournisseurs pour le commerce transfrontalier. Au Sénégal, des réseaux existaient déjà mais l’exil forcé a contribué à les réactiver et les élargir. Cela s’est fait le plus souvent par la création de liens économiques avec la branche maternelle de la descendance, qui n’implique pas de relations de concurrence entre ses membres –contrairement à la branche paternelle - ou encore par des alliances matrimoniales entre réfugiés et Sénégalais.
En plus de ces réseaux économiques et de parenté, à cheval entre les deux rives du fleuve, l’introduction du droit des réfugiés a également entraîné la création d’un troisième réseau d’appartenance et d’identification, celui des « réfugiés » stricto census. Grâce à leur statut, les exilés, et en particulier leurs leaders, ont aussi eu un accès direct aux organisations internationales, non gouvernementales et aux gouvernements des pays occidentaux, ce qui n’est pas non plus le cas des migrants « volontaires ». Outre l’assistance en vivres, ils ont pu bénéficier pendant presque dix ans d’un accès gratuit à des services tels que l’eau, l’éducation et la santé. Pour les anciens fonctionnaires en particulier, cette situation était une aubaine car leurs compétences leur ont permis de devenir des intermédiaires presque évidents entre réfugiés et administrations. Cette position d’interface leur a donné l’opportunité de mettre en œuvre des stratégies d’intermédiation et de courtage et de nouer progressivement des liens étroits avec le HCR et son ONG partenaire qui leur ont été fortement utiles pour négocier leur réinstallation aux USA.
A la fois Mauritaniens, Haalpulaaren et réfugiés, les exilés ont ainsi démultiplié leur appartenance à des réseaux d’entraide et de solidarité, qui se situent à des échelles différentes : nationale, locale et internationale. Cela est particulièrement visible à travers leur affiliation associative et politique, qui est le plus souvent double ou triple : membres d’associations de réfugiés, ils appartiennent aussi à des associations et des formations politiques mauritaniennes, tout en adhérant par ailleurs à des groupements et des partis sénégalais – généralement ceux de leurs parents ou bienfaiteurs dont ils sont devenus les clients. L’appartenance à ces multiples réseaux sociaux a joué un rôle clé dans leurs trajectoires d’exil, en particulier pour avoir accès aux diasporas haalpulaaren implantées dans les grandes villes du bassin sénégalo-mauritanien ainsi que dans les pays de la sous-région, mais aussi pour faciliter leurs démarches auprès des administrations nationales et internationales, notamment pour la réinstallation. Elle est aussi révélateur d’un phénomène de cumul de repères identitaires qui n’est pas neutre sur la construction du rapport à soi et aux autres. Loin d’être dépossédés de « soi », les parcours d’exil des réfugiés mauritaniens se caractérisent ici plutôt par une démultiplication de soi, qui peut aussi bien être source d’enrichissement que de malaise identitaire et de difficultés à se « re-trouver ». On peut ainsi se demander que signifie pour un Mauritanien que d’être catégorisé par le droit comme « réfugié » sur le territoire de ses grands-parents, « clandestins » dans son propre pays (lorsqu’il retourne chez lui sans papier) et « migrant sénégalais » dans un pays tierce ?