Expédition vers le désert
« Les blessés, c’était grave. C’est ça même qui a augmenté le nombre de morts là-bas dans le désert… parce que des gens qui étaient vraiment sanguinolents qui sont arrivés avec des blessures à la cuisse, c’était terrible. Ils sont arrivés et ils nous ont pris et ils sont allés nous jeter dans le désert. » Après le départ en bus, les migrants sont montés dans des camions : « Quand on partait pour le désert c’était des gros camions, des gros camions comme ça pour nous jeter là-haut. Il y cinq ou six camions comme ça. ». Serge G. explique que les véhicules se sont ensuite séparés pour disperser les groupes à différents points vers la frontière. « Quand nous sommes arrivés dans le désert, c’était vers 16h par là, il y avait encore du soleil, ils nous ont déposés. Ils sont allés nous jeter là-bas dans le désert, ils font une petite manœuvre, juste pour nous embrouiller, et puis… ils avaient des armes. Parce que s’ils n’avaient pas les armes…, peut-être que nous ne les aurions pas laissés faire, peut-être que…, mais nous sommes restés comme ça là et les camions sont partis. »
Dans le désert, on n’arrive pas à se situer, mais il faut marcher. Les traces de pneus des camions servent de point de repère : « C’est ce qui nous a sauvés, il fallait maintenant suivre les traces et c’est comme ça que nous avons, qu’on a pu, se regrouper. Bon, dans notre groupe il n’y avait pas de morts, c’est quand nous nous sommes regroupés qu’on a vu que des bébés sont morts comme ça. »
« Nous sommes arrivés, il y a une première dame qui est tombée d’abord. Bon, quelques heures après, ceux qui n’arrivaient plus à se supporter [à tenir seuls], surtout les blessés…, et là il fallait vraiment avoir le moral dur, avoir un moral en béton pour pouvoir continuer. On a continué, continué. Nous sommes arrivés dans un village [long silence] vraiment…
« C’est là que nous avons eu quand même un petit truc, on a eu quand même un petit truc à manger bon, un petit truc à boire. Les gens du village, ils nous ont apporté un peu de pain. On ne pouvait plus, et là si moi qui suis en train de vous parler, si on n’avait pas trouvé ce village là, bon, la distance dans le désert, peut-être que j’allais mourir, j’allais mourir. Ce jour là j’arrivais plus, j’étais fatigué, j’étais à bout. Et nous sommes arrivés, ils nous ont donné à manger et à boire et puis on est restés, on a vu qu’on avait un endroit où on pouvait se retrouver.
« Après, je ne sais pas ce qui s’est passé encore. On voit arriver des camions, des bus qui viennent pour nous prendre encore. Nous avons commencé à courir. Mais ils [les forces de l’ordre] nous ont dit : non vous restez, nous sommes venus vous chercher… et c’est comme ça, ils ont pris les gens, quand ils m’ont pris, ils sont partis encore nous déposer au palais de la culture de Oujda. »
Oujda : le palais de la culture
« C’est là qu’ils sont allés nous déposer, c’est là que j’ai pris ma première douche. Il y avait une grande salle. C’était vraiment aménagé, très bien aménagé, ils sont venus avec des grosses couvertures, ils avaient déposé des lits de camps, il y avait même un distributeur, en tout cas c’était… il y avait de la bonne nourriture, ce que nous n’avons jamais revu au Maroc. C’est parce que la pression était trop montée, donc il fallait qu’ils arrivent un peu à couvrir ce qu’ils avaient… c’était une manière de se cacher derrière des trucs qui n’ont aucune valeur. Donc ils nous ont mis dans un endroit avec des trucs qu’on n’avait jamais vus et qu’on n’a jamais revus d’ailleurs, il y avait aussi un médecin. Et puis il y avait aussi un monsieur qui était vraiment très gentil avec nous, un Marocain, il venait avec de la petite nourriture pour nous.
« Il y avait des Maliens, des Sénégalais, des Guinéens et autres. C’est à partir de là que les premières déportations ont commencé vers le Mali et le Sénégal. Généralement là-bas c’était surtout les Maliens et les Sénégalais. Moi-même j’ai approché l’Ambassadeur du Sénégal pour lui dire : moi j’ai bien envie de partir, vraiment je n’en peux plus. Il m’a dit : votre ambassadeur viendra bientôt, il faut rester, il faut rester. » Serge G. lui explique qu’il ne veut pas voir son ambassadeur car il ne peut pas rentrer dans son pays mais qu’il lui demande de l’aide pour partir au Sénégal : « Mais il m’a dit que non vraiment il ne pouvait rien faire et c’est comme ça. »
Oujda : la préfecture de police
« Quand tous ceux-là sont partis [les Sénégalais et les Maliens], nous ne sommes restés que sept au palais de la culture. Quand les déportements étaient effectifs, presque finis, ils nous ont repris encore pour nous envoyer à la préfecture de police de Oujda. La préfecture c’était une autre descente aux enfers qui avait commencé, c’était une petite cellule. En fait après, ils ont cassé le mur du garage pour pouvoir élargir un peu parce que la cellule c’était juste un petit truc, nous étions entassés. « Les arrestations se poursuivaient, elles ne s’arrêtaient pas. Beaucoup s’étaient rendus eux-mêmes puisque vraiment les conditions de vie n’étaient plus certaines, c’était surtout les gens qui vivaient en forêt. Pour ces personnes-là vraiment c’était difficile, ils étaient obligés d’aller se rendre. Plein, beaucoup se sont rendus, les Nigérians, les Ivoiriens, plein, presque toutes les nationalités, et certains étaient vraiment pressés de rentrer chez eux. Parce que c’était trop difficile. Des gens qui vivent en forêt, et quand ils sortent de la forêt, ils sont…, ils sont coupés du monde. Des gens qui ont reçu des blessures et qui ont réussi à s’échapper, les militaires sont arrivés mais la plaie a saigné, il n’y a pas eu de pansements…, et toutes ces personnes étaient restées en forêt, elles vivaient en forêt. »
Serge G. rapporte le témoignage d’un de ses compagnons de cellule, rescapé de l’attaque massive des grillages de Melilla : « Il y avait ce Nigérian. Quand ils ont été aux grillages là, il y en a un qui est mort aux grillages, lui c’est par balle, les autres, ils ont pu revenir. Mais il y en avait un qui avait une grande blessure au niveau de la cuisse, qui a pu quand même s’échapper mais après, puisque les militaires chaque moment venaient pour arrêter les gens, il fallait qu’il parte encore pour se cacher. Il est parti et la plaie a été infectée, ça a commencé à pourrir et puis… lui il est mort. Et lui qui est resté, il voyait tout ça. Il disait : je sors du pays avec deux hommes et tout le monde meurt comme ça. Et c’est comme ça qu’il s’est rendu. Lui, il n’a fait que pleurer quand il était en cellule avec nous. C’était un vrai deuil. Les morts que nous avons enregistrés aux grillages, les morts que nous avons enregistrés … dans le Sahara. Ils s’en foutent … c’est des noirs qui meurent, donc c’est pas le problème. »
Le camp militaire de Taouima près de Nador
« Et un jour, de grands bus sont venus. Cinq ou six bus. Et là ils ont été obligés de déployer vraiment la police, la gendarmerie, toutes ces forces étaient présentes. Ils nous ont menottés, des menottes en plastique, ce n’était pas les menottes métalliques. Et c’est comme ça que nous sommes partis au camp militaire. « Ils nous ont dit qu’ils nous emmenaient à Nador. A Nador pour faire quoi ? Ils ont dit que les Européens là-bas ils avaient pris un grand terrain comme ça, vous allez rester là-bas et qu’à partir de là on allait voir ceux qui allaient partir en Europe. C’était juste pour jouer avec nous ! Ils nous disaient vous allez aller à Nador, vous allez rester dans un camp, ils nous ont pas dit que c’était un camp militaire ! Bon, c’était des balivernes.
« En fait quand nous sommes arrivés là-bas, nous avons compris que là, c’est une prison… à l’air libre. C’est une prison mais qui ne dit pas son nom. Quand nous sommes arrivés, ils ont ouvert le camp militaire, ils ont ouvert les portes, les bus sont rentrés et ils nous ont déposés. Et dès que les bus sont partis, on voit toute la clôture, ce genre de camp avec des militaires partout, des armes bon, ça c’est une prison. Ils ne pouvaient pas nous garder en cellule, alors c’est là qu’ils nous ont envoyés en attendant de faire le rapatriement. Parce que, bon, si ce n’était pas une prison, pourquoi chaque jour il y a des hommes derrière toi avec des armes ? Ce n’est pas pour nous protéger ! Nous ne sommes pas des personnes importantes, nous ne sommes pas rois. Mais nous ne sommes pas des voleurs, ni des terroristes, ni des tueurs ».
L’organisation de la vie dans le camp militaire
« Les gens ont commencé à être agités et on a essayé de les calmer. On s’est regroupés par nationalité. » Ala question de savoir qui organisait la vie dans le camp, Serge G. répond : « Les militaires eux, ils s’en foutaient. De toute façon, nous étions là, eux ils s’en foutaient, ce n’était pas leur problème. »
Il raconte que grâce aux échanges avec les colonels qui géraient le camp et qui se montraient soucieux de leur situation, le quotidien a pu petit à petit être un peu amélioré : « Nous ne manquions pas de choses, de petits savons, shampoings, même les cigarettes, à la fin ils nous achetaient même des ballons. Et c’est comme ça au fur et à mesure qu’on a constaté que la garde avait baissé, que nous étions plus libres : on se promène dans le camp. » A la fin, Serge G. dit qu’ils ont réussi à avoir accès à une salle de télévision et à une sorte de petit bar où les militaires vendaient des sucreries, système qui permettait surtout de « garder les gens calmes ».
Le point noir restait la nourriture, à tel point que cela commençait à créer de graves tensions dans le camp : « Dire que nous étions bien nourris non, c’est autre chose, on était très mal nourris. Parce que la nourriture qu’on nous apportait c’était quoi ? Aujourd’hui tu vas manger des haricots, demain tu vas manger des haricots, après-demain tu vas manger des haricots, comme ça pendant une semaine. A force, une fois un matin des gars se sont levés et ils ont eu à casser des bouteilles, ils se sont bagarrés, tout ça à cause de la nourriture. » Après la bagarre et quelques négociations, les repas s’améliorent significativement au début, puis peu à peu se détériorent à nouveau.